Dossier

Après vingt années d’existence au Maroc : Le capital investissement cherche toujours sa voie

Deux décennies se sont écoulées, à quelques mois près, depuis les premiers actes d’investissement dans des PME, opérés par le précurseur du capital investissement (private equity, dans le jargon anglo-saxon) au Maroc, en l’occurrence le fonds Moussahama. Le point actuel. par L. M.

Vingt ans, tel est donc l’âge de ce mode de financement dans le paysage financier et économique marocain. Et à défaut d’être, pour ce métier (car il s’agit bien d’un métier à part entière au croisement de la finance et de l’entreprenariat) l’âge de tous les possibles où «l’avenir efface le passé quand l’espoir luit», en paraphrasant Georges Brassens, c’est plutôt celui des bilans et des rétrospectives où le passé mitigé augure d’un futur indécis quand l’enthousiasme s’alanguit ! En effet, le bilan est loin d’être reluisant pour les 42 fonds d’investissement opérant aujourd’hui au Maroc (et en dehors de ceux dédiés au tourisme et à l’immobilier) et les 21 gestionnaires de fonds recensés par l’Association Marocaine des Investisseurs en Capital (AMIC). Depuis la genèse de l’aventure et malgré la prolifération des véhicules d’investissement et de leurs gestionnaires, seulement 155 entreprises ont bénéficié de la part de ces derniers, d’un concours en fonds propres ou en quasi-fonds propres pour un volume global d’investissement de près de 5 milliards de DH (dont près de deux milliards investis par des fonds d’infrastructure donc ne bénéficiant pas, à priori, à des PME).

Trois raisons de regarder le verre à moitié plein

Les plus sceptiques auraient raison de faire la moue en rappelant qu’avec un taux de pénétration du capital investissement de 0,08% en 2014 (taux correspondant au ratio Montants Investis en Année N /PIB Année N) et en stagnation de surcroît, le Maroc est encore loin des pays où le capital investissement a été un véritable catalyseur de développement inclusif tel Israël (qui affiche en la matière un ratio supérieur à 1%).
Mais il est toujours possible de regarder le verre à moitié plein pour au moins trois raisons. D’abord, car avec des TCAM (Taux de croissance annuel moyen) de 15% et 4% respectivement pour les ventes et les effectifs observés chez 155 entités post-ouverture de leur capital à des fonds d’investissement, les effets induits sur le tissu économique en général ne sont pas négligeables. Ensuite, il faut reconnaître que le capital investissement a porté sur les fonts baptismaux certains champions nationaux, notamment à grands coups de consolidation (ou build-up dans le jargon financier). Cela fut le cas de Disway et de CMCP, respectivement leader de la distribution informatique et leader d’emballage papier, dont la mise sur orbite a été favorisée dans les deux cas par l’accompagnement de deux fonds gérés par Maroc Invest (MPEF I et Afric Invest I) et, pour Disway (à travers son ancêtre Distrisoft), par l’arrivée dans son tour de table de Capital Morocco que gère Capital Invest. Enfin, force est de reconnaitre que certaines opérations de pur capital investissement et parfois aux montants significatifs échappent aux statistiques de l’AMIC. Il s’agit, d’une part, des prises de participations dans le capital de grosses PME, voire parfois de grands groupes, qu’effectuent en direct certaines institutions multilatérales de développement telles la SFI (filiale de la Banque Mondiale), la BERD (Banque Européenne de Reconstruction et de Développement) et Proparco (filiale de l’Agence Française de Développement) qui viennent, ainsi, faire concurrence aux fonds d’investissement intervenant sur le Maroc et dont elles sont souvent, elles-mêmes, actionnaires ! Pour ne citer que les plus visibles, on en rappellera l’injection par la SFI de près de 700 MDH en 2013 dans trois sociétés, à savoir : Alliances Développement, HEM et Zalagh Holding. D’autre part, certains fonds d’investissement transrégionaux, qui ne disposent sur place ni d’un bureau de représentation ni d’équipes locales, font sporadiquement quelques coups de pioches plus ou moins d’envergure tel celui réalisé, en 2014, par le fonds panafricain ADP II (dont le gestionnaire DPI est basé à Londres) qui a investi 70 MDH dans le capital de l’Université Privée de Marrakech.
Qu’à cela ne tienne, quel que soit le prisme d’analyse adopté, il faut admettre que 15 actes d’investissement à peine par an (en moyenne sur les cinq dernières années), cela fait quand même une piètre moisson pour 21 gestionnaires professionnels ayant pignon sur rue ! Aussi, est-il légitime de se poser des questions sur fond d’avis partagés et constats mitigés. Y a-t-il réellement de la place sur le marché marocain pour autant de sociétés de gestion qui emploient aujourd’hui plus de 120 spécialistes de l’investissement? A-t-on surestimé l’éligibilité des PME marocaines aux critères assez contraignants (il faut le reconnaitre) d’un partenariat capitalistique avec un fonds d’investissement ? Sur les 42 véhicules recensés, combien sont-ils réellement actifs ? Et l’argent levé annuellement auprès d’investisseurs de plus en plus exigeants est-il suffisamment converti en investissements productifs ?

Plus des deux tiers des 42 fonds sont totalement inactifs

En laissant de côté la problématique (qui mérite peut-être à elle seule un dossier à part) des inhibitions d’ordre microéconomique qui enrayent parfois l’acte d’investir des fonds d’investissement, il est opportun de rappeler le chiffre 42 (nombre de fonds existant) qui n’est, à tout prendre, qu’une queue de comète d’une période euphorique (2006-2010) qui a vu une abondance de liquidités affluer vers le marché du capital investissement et, par ricochet, une prolifération de véhicules. En effet, au moment où nous écrivons ces lignes, plus des deux tiers des 42 fonds en question sont totalement inactifs, c’est-à-dire en phase de liquidation ou de désinvestissement avec des gestionnaires qui ne font que piloter les cessions des participations déjà réalisées lors de la période d’investissement.
Cette face cachée des statistiques touche aujourd’hui de plein fouet non seulement des acteurs de taille moyenne, comme Atlamed et Almamed (sociétés de gestion dirigées respectivement par Bassim El Hokimi, l’ex-président de l’ONA, et Khalid El Oudghiri, l’ex-président d’Attijariwafa bank, mais également des poids lourds comme Attijariwafa bank, la BCP (Banque Centrale Populaire) ou la CDG (Caisse de Dépôt et de Gestion) dont les pôles de private equity se trouvent aujourd’hui presque hors marché, du moins pour ce qui est des fonds classiques (hors infrastructures et immobilier & tourisme) !

Les gestionnaires indépendants s’accaparent 70% des fonds

Ainsi, Attijari Invest ne compte plus aujourd’hui qu’un seul fonds actif, en l’occurrence 3P Fund, qu’elle cogère avec Atlamed, quand CDG Capital Private Equity n’en dispose d’aucun, outre Infra Maroc (qui a attendu trois ans après sa création pour opérer un premier investissement en 2014). Quant à Upline Investment, leader sur le papier en termes d’actif sous gestion (avec plus de 6 milliards de DH annoncés), les seuls fonds toujours actifs que ce bras armé de la BCP gère encore, sont Upline Real Estate Fund et Upline Infrastructure Fund (véhicules thématiques non dédiés à la PME) ou OCP Innovation Agriculture (structure mono-actionnaire et dédié exclusivement aux PME de la filière Agriculture-Agroalimentaire et opérant dans la zone d’intervention de l’OCP).
Cette situation inédite porte à son paroxysme un tournant opéré à partir de 2010 et qui est incarné dans la migration graduelle des concours importants apportés par les bailleurs de fonds internationaux vers les gestionnaires indépendants qui s’accaparent, désormais à fin 2014, près de 70% des fonds levés par l’ensemble de la profession contre à peine 47% avant 2010. Cela s’explique par le resserrement drastique des exigences extra-financières formulées par les actionnaires étrangers, notamment en termes de RSE (responsabilité sociale de l’entreprise) et de bonne gouvernance. Un resserrement qui se fait au détriment des gestionnaires dits captifs (c’est-à-dire adossés à des groupes financiers qu’ils soient privés ou publics) dont l’affiliation capitalistique, source naturelle de conflits d’intérêts, devient rédhibitoire aux yeux des investisseurs étrangers (principalement des institutions publiques bilatérales ou multilatérales de développement). Le cas de Capital Invest, qui n’a pu lever en 2012 son dernier fonds (CNAV II, au capital de 1 milliard de DH) qu’à la condition de finaliser d’abord sa sortie du giron de FinanceCom (groupe Benjelloun) par l’entremise d’une reprise de la majorité de son capital par le management, illustre parfaitement ce nouveau paradigme imposé par la SFI (Société Financière Internationale, filiale de la Banque Mondiale), de la BEI (Banque Européenne d’Investissement) et compagnie…

Le capital investissement est dans une phase transitoire

Du reste, il n’est point surprenant de voir que la dizaine de fonds d’investissement, réellement actifs sur le marché marocain (en excluant les fonds d’infra et d’immobilier & tourisme), sont presque tous gérés par des gestionnaires indépendants dont les plus en vue sont, d’une part, les trois acteurs transnationaux, Abraaj (groupe d’origine dubaïote présent dans plus de 33 pays émergents), Tuninvest (groupe d’origine tunisienne opérant sur le continent africain à travers 6 bureaux locaux ou régionaux dont Maroc Invest) et Riva & Garcia (groupe d’origine catalane qui intervient depuis 2008 sur l’Afrique du nord avec des bureaux à Casablanca, Alger et Tunis), ainsi que l’acteur local Capital Invest (ex-filiale de FinanceCom). Ce quatuor s’accapare, depuis trois ans, une part considérable dans les investissements de private equity au Maroc, comme en témoigne cet inventaire partiel ci-après :

 >> Abraaj :  investissement dans le holding Saham Finances, le chocolatier Kool Food et le laboratoire pharmaceutique Steripharma.

 >> Maroc Invest :  investissement dans l’opérateur de transport et logistique SJL, le distributeur informatique Disway, le laboratoire pharmaceutique Polymedic et le fabricant de jus industriel Valencia.

 >> Riva & Garcia :  investissement dans le carrossier CECI, le transporteur SJL (en co-investissement avec Maroc Invest) et l’opérateur de transfert d’argent Cash Plus.
>> Capital Invest :  investissement dans la société de second œuvre Separator et le spécialiste d’équipement agricole CMGP.

>> Another Life Fund :  développement et investissement dans la création et le «full digital».

Au demeurant, dans cette phase transitoire où se situe le capital investissement au Maroc (quelque part entre la phase de post-adolescence et l’âge adulte), certains paradigmes du passé sont en train de laisser place à de nouvelles donnes, notamment celles imposées par les bailleurs de fonds sans lesquels ce métier n’existerait point.

Aussi, entre des contraintes allant crescendo pour lever de l’argent aussi bien auprès des bailleurs de fonds internationaux (pour les raisons évoquées plus haut), que nationaux (déçus par des rendements effectifs peu reluisants des fonds de première génération) et un monde où l’entreprise – souvent familiale – pas forcément des plus réceptifs aux sirènes de l’institutionnalisation des tours de table, les gestionnaires de fonds sont appelés à redoubler d’efforts et d’imagination pour installer solidement le capital investissement dans le paysage du financement de l’économie nationale et se hisser au rang de levier significatif de modernisation du tissu de la PME au Maroc.

 (*) Source : « le capital investissement au Maroc. Activité, croissance et performance – Année 2014 », Rapport publié par l’AMIC.

LES PRINCIPAUX ACTEURS DU CAPITAL INVESTISSEMENT AU MAROC

LES PRINCIPAUX ACTEURS DU CAPITAL INVESTISSEMENT AU MAROC

Lire l’intégralité du dossier , dans Challenge Magazine 521 Du 17 au 23 juillet 2015

 
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