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La Turquie est-elle un modèle pour le Maroc ?

Erdogan et sa femme, célébrant la victoire aux élections, sur le balcon du siège du parti AKP.

Politique. Les Islamistes du PJD ne sont pas les seuls à rêver du modèle turc. Pourtant, il faut éviter les projections faciles, les similitudes existent, mais il y a de grandes différences, en particulier le poids de l’histoire, le développement économique et la maturité de la construction démocratique. par J.B

Il faut remonter au milieu des années 90 pour trouver la trace de l’évocation du modèle turc, concernant le devenir du Maroc. La maladie de feu Hassan II avait incité chancelleries et journalistes étrangers à faire dans la prospective. C’est alors que certains ont cru pouvoir parler de modèle turc.

De quoi s’agissait-il alors ? D’une Turquie où le jeu démocratique politique, en apparence très ouvert, était sous le contrôle de l’armée qui avait déposé quelques années auparavant un gouvernement islamiste élu, pour « atteinte à la laïcité ». Avec une facilité qui paraît d’une légèreté déconcertante aujourd’hui, le parallèle a été fait. La monarchie remplaçant l’armée, on irait vers un jeu politique réellement ouvert avec l’existence d’une institution non exécutive, mais au rôle tutélaire. L’histoire n’étant pas un laboratoire, on sait ce qui l’en advint. 

Aujourd’hui, surtout depuis les élections de 2012, il y a à nouveau un fantasme sur le modèle turc. La similitude des sigles des deux partis islamistes n’y est pas pour rien, mais c’est à voir.

La Turquie d’aujourd’hui n’est pas celle des années 90. Elle a changé en profondeur et en bien. 

Une démocratie mature

Le risque de voir l’armée faire irruption sur la scène politique est très marginal. Les Islamistes ont compris que les victoires électorales ne leur permettaient pas de toucher aux consensus fondateurs, que la laïcité n’était pas négociable pour de larges secteurs des populations et que l’approfondissement des libertés était le meilleur rempart contre tout rôle envahissant de l’armée.

Les dernières manifestations autour de la place Taksim ont prouvé que les Institutions turques étaient plus solides  que ce que  laissaient entendre les commentateurs occidentaux. Les manifestants contre le projet immobilier défendaient un espace de vie contre la tentation du tout-béton. Que des éléments touchant aux libertés individuelles tels que la consommation d’alcool sur la voie publique soient évoqués, c’est un fait.  De là à dire que la laïcité était en danger, c’est encore un fantasme. A Ankara, le PJD évite les combats idéologiques depuis longtemps.

Ce qui se joue actuellement, c’est la présidentialisation du régime. Jusqu’ici, le Chef de l’Etat n’a pas de rôle exécutif réel. Erdogan veut changer la constitution pour transférer l’essentiel des pouvoirs exécutifs à la présidence. C’est le sens de sa candidature et de l’éviction, très cavalière de son ami Gul.

Mais malgré ses talents d’orateur, ce choix ne fait pas l’unanimité. L’intérêt de ce changement de cap ne saute pas aux yeux. Beaucoup de commentateurs y voient surtout un zeste de mégalomanie de Recep Erdogan, qui aura des difficultés à réunir la majorité nécessaire. Ce projet reste de par son existence, la preuve du retrait de l’armée du jeu institutionnel. Elle est absente de ce débat, alors qu’elle est «la garante des institutions».

La démocratie turque est apaisée. Il n’y a aucune contestation sérieuse des scrutins. Une véritable majorité s’exprime depuis plus de 10 ans en faveur des Islamistes qui détiennent tous les leviers et dirigent près des 2/3 des collectivités locales.

Même les accusations de corruption, largement manipulées selon la justice, n’ont pas entamé ce crédit. Les anciens libéraux, les héritiers de Tançu Ciller et Turgut Ozal sont laminés. La gauche s’accroche à des combats idéologiques qui n’ont pas de bases objectives et donc de clivage réel au sein de la société. Tous les courants opposants ont choisi de soutenir un « Islamiste light » contre Erdogan et ont fait à peine le tiers des voix. C’est dire que l’usure du pouvoir tarde à venir. En fait, les résultats économiques y sont pour beaucoup. 

Abdelilah Benkirane, Chef du gouvernement et Tayeb Erdogan, le nouveau président turc.

Le mix allemand-chinois

La Turquie a, pendant longtemps, présenté des caractéristiques économiques similaires à tous les pays en voie de développement. Sa population rurale, plus de 60 % des habitants dans les années 60 était miséreuse. Une agriculture d’exportation vers l’Europe existait bien, mais l’essentiel de la paysannerie était dans un système peu productif.

Aujourd’hui, si le poids des ruraux dans la population a baissé, le niveau de vie des campagnes est très élevé, l’ensemble de l’agriculture ayant été modernisé, à l’exception de contrées Kurdes éloignées, en proie à des tensions politiques permanentes.

Le tourisme est d’un dynamisme incontestable. Dans la région d’Antalya il y a 2000 hôtels 5 étoiles, l’offre en lits dépasse la capacité de l’ensemble du territoire marocain.

Il est de coutume de dire que « les produits turcs sont à peine moins bons que les produits allemands et à peine plus chers que les produits chinois ». C’est une boutade, mais elle a un peu de pertinence. L’industrie turque est de plus en plus compétitive. La grande réussite c’est la coexistence de très grandes entreprises avec un maillage impressionnant de PME.

Le marché intérieur est protégé malgré l’existence d’une multitude d’accords de libre-échange. Les Turcs ont définitivement « acté » le fait que l’U.E leur refuse l’entrée, ils ont changé leur fusil d’épaule, sont beaucoup plus présents en Afrique et en Asie, en particulier dans les pays du Golfe.

La classe moyenne est un moteur de l’économie. La cohésion sociale est maintenue grâce à la qualité des services publics : Education, santé et transport sont à des standards très élevés. Il n’y a pas de dispositif social particulier. Les prix sont libres, l’énergie est très chère (le mazout est à 20 dh le litre à la pompe), pourtant, la pauvreté recule de manière ininterrompue.

Le PJD Turc a réussi à avoir l’adhésion des entrepreneurs. Longtemps, le patronat préférait se mettre sous l’aile protectrice de l’armée, c’est maintenant l’un des soutiens les plus sûrs des islamistes. Ceux-ci ont répondu à toutes ses revendications. La simplification administrative, une fiscalité très douce et un droit du travail peu contraignant. Le risque avec ce dernier point, c’est qu’en cas de retournement de conjoncture, les salariés seront les premiers à trinquer.

Ce dynamisme économique est renforcé par une culture qui valorise le travail. Il n’y a pas de rêve de fonctionnarisation chez la jeunesse turque, parce que les opportunités existent ailleurs. 

Il n’y a pas de modèle

Il y a donc des divergences profondes dans les structures politiques et les réalités économiques. Mais le plus important, c’est que chaque projet national est déterminé par la géographie et l’histoire.

La Turquie moderne se veut l’héritière à la fois des Ottomans et d’Ataturk. Elle a pour elle d’être une force régionale incontestée. Le Maroc est lui aussi «une nation pétrie d’histoire». La comparaison s’arrête là, parce que nous n’avons pas les mêmes structures sociétales, qu’ils ont eu un siècle pour moderniser leur administration, qu’Ataturk a réglé le problème de la langue il y a très longtemps, de manière musclée par ailleurs, que l’analphabétisme est pratiquement éradiqué et que l’influence de l’environnement est très limitée par l’effet de taille, mais aussi par décision politique.

Il y a des choses à puiser dans la démarche turque. De là à parler de modèle, c’est un autre cul de sac conceptuel. La démocratie marocaine doit se construire dans le cadre de l’équilibre institutionnel qui est le nôtre. C’est-à-dire avec une monarchie dont le rôle reste exécutif, même si la souveraineté populaire est de mise. Il nous faut des tonnes d’ingéniosité pour amener cette construction à maturité, en attirant les talents au jeu politique et surtout en renforçant l’adhésion aux institutions représentatives. Nous avons un challenge immédiat, celui des élites locales ; sinon la décentralisation se transforme au mieux en une illusion, au pire en catastrophe.

Nous avons surtout à trouver les voies vers une cohésion sociale au-delà de la charité. Cela passe par des services publics de qualité et par une lutte effective pour sortir 6 millions de marocains de la précarité.

Enfin, l’industrialisation est un enjeu majeur qui en implique beaucoup d’autres, en particulier la formation. Attachons-nous à relever ces défis pour réussir le projet national, sans prétention de devenir un modèle pour quiconque. Chaque nation a sa voie vers le progrès et c’est puéril de croire pouvoir dupliquer des expériences vécues à des milliers de kilomètres. 

 
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