Interview

Abdellatif Miraoui : « La compétitivité de l’entreprise ne peut pas être garantie sans une recherche scientifique de pointe »

Depuis qu’il est à la tête du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de l’Innovation, il y a 5 mois, Abdellatif Miraoui a clairement affiché son ambition de faire sortir l’Université marocaine de son marasme structurel. Le Docteur en Sciences de l’Ingénierie et Professeur universitaire, Ancien Président de l’Université Cadi Ayyad de Marrakech jusqu’en 2019, membre de la Commission spéciale sur le Nouveau modèle de développement, ex-Directeur de l’Institut national des sciences appliquées (INSA) de Rennes (France), entre autres, connaît bien les travers de l’enseignement supérieur marocain et veut y remédier.

Depuis, Abdellatif Miraoui a initié une réforme globale de l’université marocaine. Pour ce faire, il a lancé un processus de consultation et de concertation avec les parties prenantes pour élaborer une feuille de route pour son département à l’horizon 2030. Dans cette grande interview, le Ministre revient sur les tenants et les aboutissants de son plan. L’occasion d’aborder quelques sujets d’actualité : la fuite des cerveaux, l’abandon du système Bachelor, les étudiants rentrés d’Ukraine, le mode de recrutement des présidents d’université…. 

Challenge : Vous venez de lancer un large processus de consultation en vue de co-construire un «Plan d’accélération de la transformation de l’écosystème de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et de l’innovation», avec la participation de l’ensemble des parties prenantes. Quels sont les premiers enseignements que vous tirez de ces travaux ?  

Abdellatif Miraoui : D’abord, je tiens à souligner que la co-construction du Pacte ESRI-2030 traduit une démarche innovante, une nouvelle façon de conduire le changement, en faisant adhérer à l’amont les différents acteurs et partenaires de l’écosystème. Mobiliser l’intelligence collective, via l’écoute et la consultation, est le chemin le plus court et le plus sûr pour édifier sur une base solide et pérenne le nouveau modèle de l’Université marocaine de demain auquel nous aspirons. Il s’agit d’une ambition qui, faut-il le rappeler, tire sa substance des orientations du Nouveau modèle de développement et s’inscrit en parfaite cohérence avec les priorités du programme gouvernemental 2021-2026. 

Les réunions préparatoires organisées par les universités à l’échelle des différentes régions du Royaume, en perspectives des Assises régionales, et les échanges déjà initiés par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) avec les autres départements ministériels, les présidents des régions et les fédérations sectorielles ont permis de relever de fortes attentes quant au rôle structurant que doit jouer l’université marocaine pour accélérer la trajectoire de développement de notre pays et contribuer, in fine, à son attractivité et rayonnement à l’échelle continentale, voire internationale.  

A en juger par la richesse et la qualité des échanges tenus à ce jour, je dois vous avouer que la conscience collective de l’ensemble des acteurs quant à l’impératif de mettre l’université au cœur de notre projet de société, est un signal très positif. Cela conforte autant la crédibilité de la démarche, que la pertinence des choix à retenir pour métamorphoser l’Ecosystème d’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de l’Innovation (ESRI). 

Challenge : Ce travail de concertation qui se poursuit actuellement avec les Assises régionales, devra aboutir à une feuille de route. Quand est-ce que cette dernière sera-t-elle prête ?

Effectivement, la première Assise régionale vient d’être tenue le 12 mars à Beni Mellal-Khénifra. Il y en aura d’autres tout au long du mois de mars et au début du mois de mai prochain.  Nous travaillerons d’arrache-pied pour exploiter l’ensemble des recommandations qui émaneront de ces Assises régionales et de les consigner dans un document de référence stratégique dont le contenu fera l’objet de discussion lors des Assises nationales. Ces dernières, se tiendront vers la fin du mois de mai prochain et à l’issue desquelles il sera procédé au lancement officiel du Pacte ESRI-2030.  

Challenge : Sur quoi devrait déboucher cette feuille de route ? Et comment cette réforme sera-t-elle financée et que va-t-elle apporter concrètement à l’Ecosystème de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de l’Innovation ?

La feuille de route portera sur quatre choix transformateurs à déployer pour impulser la qualité d’ensemble de l’écosystème de l’ESRI. Cela renvoie à la réforme pédagogique globale et intégrée, en plaçant le numérique au cœur du dispositif et en faisant du relèvement de la qualité du cadre de vie au sein de l’université une priorité absolue.  Il s’agit, également, de l’édification d’un système de recherche scientifique aux standards internationaux, centré sur les thématiques prioritaires de notre pays et porté par une nouvelle génération de doctorants, bénéficiant de programmes de mobilité en co-tutelle avec les universités internationales de renom. 

A cela s’ajoute, bien évidemment, l’impulsion de la qualité de la gouvernance du système, moyennant un cadre contractuel propice à l’autonomie mais qui renforce la régulation de l’écosystème et incite à la responsabilisation des acteurs. L’ancrage de l’université à son territoire, tout en restant connecté à son environnement national et international, s’érige également au rang des priorités. Il va sans dire, qu’un partenariat de nouvelle génération impliquant l’université et l’écosystème régional offre les conditions propices au développement de nos territoires. 

Pour ce qui est des financements requis pour accompagner cet élan réformateur, le chiffrage financier des différents projets du PACTE ESRI est en cours de préparation. Il portera, entre autres, sur les moyens requis pour la transformation digitale, les besoins additionnels en termes d’encadrement pédagogique et administratif, ainsi que les différents aspects afférant à la vie étudiante.  Outre les ressources budgétaires à prévoir, moyennant un cahier des charges bien définis assortis d’objectifs mesurables, il est envisagé de mobiliser les ressources auprès des partenaires nationaux sans perdre de vue aussi les opportunités de financement offertes dans le cadre de la coopération bilatérale et multilatérale.    

Challenge : Le grand défi actuel du Maroc, surtout après les 2 dernières années de crise sanitaire, est relatif à la recherche scientifique, dans les domaines stratégiques et prioritaires que sont notamment la santé, l’industrie pharmaceutique, l’agriculture, l’agro-alimentaire et les ressources hydriques (…). Comment votre Ministère envisage-t-il, dans l’immédiat, de relever ce défi ?

S’il y a un enseignement à déduire de cette pandémie du Coronavirus, c’est bien l’émergence du thème de la souveraineté. Sa Majesté Le Roi, Que Dieu l’Assiste, l’a clairement mis en relief dans son discours prononcé à l’occasion de l’ouverture du Parlement en octobre dernier. De plus, il ne peut y avoir de souveraineté sanitaire, énergétique, alimentaire … sans un système de recherche scientifique et d’innovation performant.

C’est la raison pour laquelle le MESRI considère incontournable d’aligner les thématiques de recherche sur les priorités nationales, en œuvrant activement, à brève échéance, pour le recentrage des activités de recherche autour des thématiques de souveraineté susmentionnées, par le biais d’une mutualisation des efforts et de consolidation des moyens des universités et du secteur privé. Dans la même perspective, le MESRI se penche actuellement sur la mise en place d’Instituts de Recherche Thématiques (IRT) couvrant les domaines prioritaires. L’objectif est de fédérer les efforts de recherche dans ces domaines, en vue d’en maximiser l’impact sur le développement économique et social de notre pays. 

Ces IRT constitueront le socle de la compétitivité de notre tissu productif et de son attractivité, en favorisant une plus grande maitrise de la chaine de valeur des filières concernées, que ce soit l’industrie des vaccins et des médicaments ou l’agriculture, les filières de l’automobile et de l’aéronautique de demain, sans oublier les percées que l’on peut réaliser dans le domaine des énergies renouvelables. 

Challenge : L’une des principales faiblesses relevées, notamment à travers le rapport sur le Nouveau modèle de développement, concerne la faible articulation/coordination/complémentarité entre les universités et écoles supérieures, d’une part, et les acteurs économiques, d’autre part. Comment votre Ministère envisage-t-il de vaincre cette faiblesse ?

En fait, la faiblesse des synergies à l’intérieur de l’écosystème de l’ESRI mais aussi celles impliquant les partenaires socioéconomiques, figurent parmi les insuffisances du modèle actuel que nous cherchons à infléchir, à travers le PECT ESRI. Le nouveau modèle de l’université marocaine qui se profile, offre un cadre mobilisateur des énergies et des initiatives, prenant appui sur une ambition commune et partagée. D’ailleurs, la co-construction de ce modèle en est la parfaite illustration.

L’objectif ultime est de mobiliser les complémentarités évidentes entre parties prenantes, y compris au sein de l’écosystème ESRI. C’est la raison pour laquelle le nouveau modèle de l’université marocaine prône l’édification de pôles universitaires intégrés consacrant l’excellence académique et scientifique. Chose qui ne peut être acquise que moyennant une optimisation de l’offre d’enseignement et son adaptation continuelle. Cela renvoie, aussi, à l’articulation des cursus de formation et à la mise en place de passerelles fluides pour offrir les meilleures conditions de réussite à nos jeunes.   

En outre, l’université est investie d’une mission fondamentale qui est celle de répondre aux besoins actuels et futurs de notre pays en ressources humaines hautement qualifiées. La compétitivité de l’entreprise ne peut pas être garantie sans une recherche scientifique de pointe, valorisée au sein de notre système productif pour relever les défis d’une concurrence acharnée tant sur le marché domestique que sur les marchés internationaux. Le projet de mise en place d’une recherche doctorale au sein de l’Entreprise (CIFRE Maroc) conforte un tel choix.

Challenge : L’autre défi à relever, a trait à la fuite des cerveaux marocains. Chaque année, le Maroc perd des centaines, voire des milliers de jeunes ingénieurs, médecins (…). Quelles mesures ont été prises par le gouvernement actuel pour stopper cette hémorragie ? 

Comme vous le savez pertinemment, nous assistons aujourd’hui à une course effrénée à l’échelle internationale pour l’attraction des talents et des compétences (Brain drain, ndlr), surtout de la part des pays développés et particulièrement ceux confrontés au vieillissement de leur population. Le Maroc n’est pas en reste de cette dynamique. Notre pays est prisé par les firmes étrangères de par la qualité de son capital humain, majoritairement jeune et culturellement ouvert. Le Marocain a cette particularité de s’adapter plus facilement à des environnements culturels variés, comparativement à d’autres. 

Certes, la captation des ressources humaines soulève des défis de taille au vu de l’importance de nos besoins, notamment en termes de médecins et d’ingénieurs, pour accompagner les chantiers de développement de notre pays. Néanmoins, ce phénomène de captation des compétences mérite d’être appréhendé dans sa globalité.  Il interpelle la capacité de notre système de l’ESRI à former en effectifs et en qualité suffisants pour répondre à nos besoins, mais aussi pour tenir compte des choix de certains de nos compatriotes qui opteront pour l’enrichissement de leur carrière professionnelle à l’extérieur du Maroc.

A vrai dire, ce phénomène n’est pas totalement compressible mais on peut en atténuer l’ampleur, moyennant une mise à niveau accélérée de notre système de recherche et des perspectives d’embauche plus incitatives, surtout dans des domaines porteurs et à forte valeur ajoutée. Mais, en tout cas, on ne doit pas s’inquiéter. Les Marocains restent profondément attachés à leur pays et demeurent pleinement disposés à mettre à contribution leur savoir, expertise et leur réseau au service de leur pays. C’est ce qui fait la spécificité d’être Marocain. Les exemples abondent à ce sujet. Je fais, en toute humilité, partie de ces Marocains du Monde qui restent connectés à leur pays.     

Challenge : Quelles sont les raisons qui ont poussé votre ministère à mettre fin au système du Bachelor qui a commencé à être expérimenté cette année dans certaines facultés ? Quid des étudiants qui avaient déjà été inscrits ?

Je crois que les raisons profondes derrière cette décision et que j’ai eu l’occasion de partager avec les médias et l’opinion publique, sont aujourd’hui bien connues. Le système du Bachelor a été introduit sans approbation du décret correspondant et en l’absence de Cahiers des Normes Pédagogiques Nationales (CNPN), ce qui in fine compromet la reconnaissance de ce diplôme et posera des difficultés en termes de classement de grade dans la fonction publique. Les ambiguïtés de ce système telles que révélées dans l’avis du Conseil Supérieur de l’Education, de la Recherche Scientifique et de la Formation, qui sont partagées d’ailleurs, par l’ensemble des présidents des universités, ont rendu nécessaire de mettre fin à ce système. 

Je ne voudrais pas m’étaler sur les zones d’ombre qui marquent le projet du Bachelor.  Une chose est certaine, le MESRI s’attèlera, dans le cadre de la réforme envisagée, sur la mise en œuvre pleine et entière du système LMD, qui demeure un choix cohérent, où des marges d’amélioration sont possibles pour rehausser le rendement interne et externe de notre système de l’enseignement supérieur (compétences linguistiques, powerskills, approches pédagogiques rénovées…). Ce système correspond aussi à notre positionnement géographique et à la centralité de nos choix de partenariats à l’échelle euro-méditerranéenne et africaine.     

Challenge : Concernant les étudiants marocains rentrés d’Ukraine, les établissements peuvent-ils intégrer et recevoir le grand nombre d’étudiants ? Quelles sont les dispositions et les conditions du ministère, notamment en ce qui concerne l’équivalence des modules et des parcours ? 

Le gouvernement, sous Haute Instructions Royales, a réagi avec proactivité sur ce sujet, ayant à l’esprit comme préoccupation centrale de préserver les intérêts de nos jeunes qui poursuivent leurs études en Ukraine et qui ont été contraints de revenir au pays sur fond de détérioration des relations russo-ukrainiennes. Le MESRI a mis en place une plateforme numérique, en vue de recenser ces étudiants et de dresser un état des lieux exhaustif sur leurs niveaux d’études et leurs filières de spécialisation. A ce sujet, un peu plus de 5000 étudiants ont été recensés, dont 80% relèvent des filières médecine, pharmacie et médecine dentaire.  

Actuellement, le MESRI est en train d’examiner des solutions idoines pour gérer cette situation exceptionnelle. Des discussions formelles sont à pied d’œuvre avec les opérateurs des formations concernés relevant du public et du privé, pour définir de commun accord les modalités et les critères à retenir pour l’intégration des étudiants ayant manifesté leur volonté de poursuivre leur cursus au Maroc. Ces critères comportent, à titre d’illustration, des compléments de formation à prévoir pour aligner les cursus aux CNPN, ainsi qu’aux programmes de mise à niveau en langue française pour lever les contraintes linguistiques. D’autres solutions sont également à l’examen et concernent la possibilité pour nos étudiants de poursuivre leurs études dans certains pays d’Europe de l’Est, dont le système de formation supérieur est similaire à celui de l’Ukraine.

Challenge : Aujourd’hui, qu’en est-il du dialogue avec les syndicats concernant les lois cadres des enseignants-chercheurs, sachant que les nouvelles dispositions devaient être annoncées fin février ?

Les discussions autour des statuts des enseignants chercheurs avec les syndicats se situent à un stade très avancé et se sont déroulées dans un climat serein et responsable qui dénote de la compréhension des deux parties des enjeux et des défis qui interpellent l’écosystème de l’ESRI. Ces statuts qui verront le jour très prochainement, accordent une place centrale à l’excellence scientifique comme critère d’avancement au grade. Nous avons tenu à ce que ces statuts soient une force d’impulsion à la recherche scientifique et à la qualité de l’encadrement pédagogique, deux points nodaux qui conditionneraient l’atteinte des objectifs du PACTE ESRI.

Challenge : Le ministre peut-il garantir que les présidents des universités seraient choisis en fonction de leurs compétences et non de leurs appartenances politiques ? 

Ma réponse est absolument affirmative. Le critère de la méritocratie constitue et constituera le déterminant exclusif pour le choix des présidents de nos universités. C’est un critère non négociable ne serait-ce qu’au vu de l’ampleur de la transformation que nous souhaitons imprimer à nos universités et qui requiert des capacités avérées en termes de leadership et de conduite du changement. 

Challenge : Quels enseignements tirez-vous de ces affaires qui ont secoué certains établissements universitaires, connues sous le nom  «Sexe contre bonnes notes» ?

Permettez-moi, d’abord, de préciser qu’il s’agit de faits isolés qui ne devraient en aucun cas remettre en cause l’intégrité et le dévouement de l’écrasante majorité de nos enseignants, qui œuvrent sans relâche et avec sérénité pour l’accomplissement de leur mission noble. La position du MESRI est claire à ce sujet : tolérance zéro, pas uniquement contre le harcèlement sexuel, mais contre toute pratique malsaine qui porte atteinte au fonctionnement normal de nos universités qui sont un haut lieu de savoir, où prospèrent les valeurs de la transparence, de l’équité, de l’égalité des chances, du civisme et bien d’autres.

Nous avons mis en place une Commission d’experts qui a livré ses recommandations, dont une bonne partie a été déjà déployée sur le terrain (lignes vertes, cellules d’écoutes et de veille, dispositifs d’accompagnement des victimes…). Nous avons aussi élaboré un guide sur le harcèlement sexuel et les formes de violence y afférentes, qui verra le jour incessamment. Nous œuvrons aussi pour la préparation d’une charte d’éthique et de déontologie, à l’adresse de toutes les parties prenantes (étudiants, enseignants, personnel administratif).

 
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