Interview

Abdelmalek Alaoui: «Lorsqu’il s’agit de grands projets, le Maroc regarde d’abord ses intérêts stratégiques»

Dans cette interview, l’Economiste, CEO de Guepard Group, société de conseil en stratégie, auteur également de plusieurs ouvrages, analyse la concurrence entre les entreprises françaises et espagnoles sur le marché marocain et met en perspective la politique de diversification des partenaires initiée par le Maroc. 

Challenge : Au plan économique, l’Espagne et la France se retrouvent comme de sérieux concurrents dans les projets structurants du Maroc. Comment voyez-vous ces deux positionnements ?

Abdelmalek Alaoui  : Il faut d’abord préciser que la concurrence, notamment commerciale entre l’Espagne et la France, est aussi une concurrence un petit peu en trompe l’œil. En effet, lorsque l’Espagne est devenue le premier partenaire commercial du Maroc, il y avait également beaucoup d’entreprises françaises installées dans ce pays qui exportent vers le Maroc. C’est le cas des produits de grande consommation comme L’Oréal, et comme leur usine est en Espagne, ils exportent à partir de ce pays vers le Maroc. Tel est le cas également pour l’automobile puisqu’il y a des constructeurs français. Je tiens à rappeler qu’il n’y a pas de constructeurs espagnols. Du coup, il ne faut pas avoir de vision manichéenne sur cette position pour faire parler les chiffres. L’autre élément important, est que les conditions de financement qu’octroie l’Espagne dans ces marchés à l’export sont plus favorables que celles qu’octroyait la France pour des raisons tout simplement de maturité de marché. 

Là où les dispositions de financement qu’offrait la France, il y a une quinzaine d’années, lorsqu’elle était très agressive sur ces marchés, étaient optimales, eh bien l’Espagne, elle, s’est positionnée notamment sur les grands projets de rail où elle a des usines etc. C’est une concurrence intereuropéenne qu’il faut lire à l’aune des meilleurs intérêts du Maroc qui choisit le partenaire qui est le plus intéressant pour les projets qu’il met en place. 

Challenge : L’Espagne est le premier partenaire commercial du Maroc depuis 12 ans, mais la France reste le premier investisseur en termes d’IDE et s’accapare depuis plusieurs années  beaucoup de grands projets. Est-ce que l’Espagne pourrait-elle détrôner la France dans les nouveaux projets dans les domaines du Ferroviaire, dessalement, armement, Energie renouvelable…?

A.A : Encore une fois, il ne faut pas avoir une lecture des chiffres qui est une lecture de premier degré. Comme  je l’ai dit tantôt, la France elle-même a beaucoup de ces entreprises qui sont installées en Espagne mais qui viennent commercer avec le Maroc. Quant aux investissements directs étrangers, il y a évidemment des questions de masse qui sont tout à fait logiques. Lorsque les deux plus gros investissements directs étrangers de ces 15 dernières années sont deux constructeurs automobiles français, tous les écosystèmes et les sous-traitants sont des entreprises françaises qui viennent les suivre. C’est pour vous dire qu’on ne peut pas avoir de schéma si vous voulez être simpliste. Il faut aussi se rendre compte qu’il y a des externalités positives qui ont été générées par Stellantis et avant elle, par Renault et que derrière ce sont des centaines et des centaines de sous-traitants qui viennent suivre ces constructeurs. Ce n’est pas comme si on avait des centaines d’investissements français ou espagnols diversifiés qui viennent au Maroc. 

Par exemple, sur la question des projets de désalinisation et des projets d’énergie renouvelable, pour l’instant, il n’y a pas une forêt ; la plupart sont encore en jachère. Le projet de station de dessalement d’Agadir a été donné à un groupe espagnol, mais le projet date de 14 ans. 

Challenge : Pratiquement, toutes les entreprises du CAC 40 sont présentes au Maroc avec des filiales contrairement aux groupes espagnols actifs au Maroc, qui sont en majorité des PME. Est-ce que cela va jouer ?

A.A : D’abord, je pense qu’il faut rappeler le poids de l’histoire : la France est l’ancienne puissance coloniale de la majorité du territoire marocain.  Elle a des entreprises qui ont été installées pendant très longtemps au Maroc, que ça soit dans le secteur bancaire où la France avait plusieurs banques, maintenant elle n’en a plus qu’une ou deux, mais aussi dans les secteurs de l’investissement essentiels et stratégiques pour les deux pays et dans tout ce qui était commerce direct avec l’Hexagone, allant du bois aux matières premières. Donc, le poids de l’histoire n’est pas à négliger. 

Quant à l’Espagne, elle était beaucoup plus en retard que la France sur le plan industriel. Elle ne va connaître son véritable boom économique qu’à partir de 1986 depuis son adhésion à la Communauté économique européenne (CEE), l’ancienne organisation supranationale créée en 1957 pour mener une intégration économique entre l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas. C’est ainsi qu’elle a bénéficié de l’extraordinaire manne financière européenne pour avoir un développement extrêmement rapide. C’est pour dire qu’on ne peut pas comparer une économie qui est la 6e économie mondiale avec l’économie espagnole qui est beaucoup plus en retrait. Maintenant vous avez raison, il y a une dynamique qui est sous-jacente et qui découle du renforcement du partenariat géopolitique entre l’Europe et l’Espagne, mais ce n’est pas en 18 mois que l’on peut avoir des tendances lourdes et, du coup, les analyser sur au moins une décennie. 

Challenge : Quelle place pour le lobbying ?

A.A : Je pense qu’il ne faut pas prêter des pouvoirs magiques au lobbying. Le Maroc actuellement, lorsqu’il s’agit de grands projets, regarde d’abord ses intérêts stratégiques en matière de prix, en matière de positionnement. Aujourd’hui, il y a beaucoup de transparence sur les marchés publics.  Il n’existe pas de gain de grands marchés qui se font sur le terrain du lobbying. Un exemple particulièrement emblématique sera la bataille du rail. Le TGV français, on le sait, est plus cher que le TGV chinois par exemple, et dans l’extension de la ligne, il y aura une bataille qui va se faire sur le prix et sur les qualités de financement. Et l’on ne peut résoudre une différence de prix de l’ordre de 25 à 30 % par du lobbying. Cela fait partie des théories du complot. 

Challenge : La politique de diversification des partenaires initiée par le Maroc ces dernières années, n’est-elle pas une menace pour les partenaires comme l’Espagne ou encore la France ? Quid de la Chine qui pointe son nez ?

A.A : Comme je vous l’ai dit, on peut regarder le problème sur tous les angles. Aujourd’hui, le Maroc est un pays souverain qui regarde d’abord la qualité du prix et la qualité du partenariat. La Chine n’a jamais eu le Maroc dans son giron pendant les 40 ou 50 années durant lesquelles, elle a mené une politique africaine très agressive. D’ailleurs l’exemple emblématique, est qu’il n’y a pas de stade de l’Amitié marocco-chinoise, comme on peut le retrouver partout en Afrique subsaharienne. 

Maintenant, le Maroc a des partenariats qui avancent. Certains sont plus compliqués. Concernant les Chinois, par exemple, les Marocains ne sont pas habitués à traiter avec eux et vice-versa. La Chine a annoncé des projets d’investissement qui n’ont pas encore vu le jour. D’autres sont venus s’y substituer mais globalement aujourd’hui, je regarde, pour ma part, les choses de manière différente. Je vois que le Maroc est plutôt en train de créer ses propres champions nationaux dans les infrastructures sur certains très grands projets. 20 ans en arrière, on aurait appelé Bouygues. Nous sommes maintenant en 2023, on a des entreprises marocaines qui sont des championnes dans la construction des infrastructures et qui sont en capacité de pouvoir conduire des ouvrages d’art. Et le challenge sera à mon sens sur la construction des stades pour la Coupe du Monde 2030. 

Bio express 
Abdelmalek Alaoui est Economiste, CEO de Guepard Group, société de conseil en stratégie, et éditorialiste du journal économique français  « La Tribune ». Diplômé de Sciences Po Paris, Titulaire d’un MBA de HEC Paris et d’un troisième cycle de l’école de Guerre Economique, M. Alaoui est un spécialiste reconnu du développement économique en Afrique. Il a conseillé à ce titre, quelques-unes des plus importantes capitalisations boursières d’Afrique, ainsi que de nombreux gouvernements lors d’une carrière de plus de seize ans dans le conseil en stratégie. Depuis 2015, il fait partie des Young Global Leaders du Forum de Davos. Son dernier ouvrage « Le Temps du Continent » a obtenu en 2018 le prix Turgot du livre d’économie francophone de l’année. Au niveau de ses engagements associatifs, M. Alaoui est Président du Think-Tank Institut Marocain d’Intelligence Stratégique. Depuis fin 2020, il est membre de la task force sur le digital au sein de la Fondation Afrique-Europe.

 
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