Interview

Afaf Zarkik, économiste au Policy Center for the New South : « L’annonce de la taxe carbone aux frontières de l’UE devrait impulser le Maroc à réfléchir à sa propre politique de décarbonation »

Challenge : En 2023, l’Union européenne projette de taxer les importations aux entreprises étrangères exportant sur son territoire et le Maroc, dont 65% de ses exportations sont à destination de l’Europe, sont concernés par ces dispositions en perspective. Concrètement, quels sont les risques pour le Maroc de ce nouveau mécanisme ?   

Afaf Zarkik : Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) de l’Union européenne est au cœur du paquet climat “Fit for 55” que la Commission européenne a introduit le 14 Juillet 2021. Ce mécanisme, qui a déjà suscité de nombreuses controverses et dont l’entrée en vigueur est prévue en 2023, vise à élargir le champ de la politique climatique Européenne aux importations, en leur imposant la même redevance carbone que celle appliquée aux producteurs de l’UE à travers le système d’échange de quotas d’émission (SEQE).

Dans un premier temps, les secteurs soumis au MACF comprendraient l’électricité, le ciment, les engrais, la sidérurgie et l’aluminium. L’intention est que la taxe aux frontières vienne uniformiser les règles du jeu dans ces secteurs, encourager les partenaires commerciaux de l’UE à accélérer leurs efforts de décarbonation, et éviter la « fuite de carbone ».

Le MACF mettra au moins cinq ans pour entrer pleinement en vigueur et ses implications sur le Maroc ne sont pas encore entièrement cernées. En tant que pays lourdement tributaire de ses liens avec l’UE en matière de commerce et bien d’autres égards (investissement, transferts des travailleurs et travailleuses expatrié.e.s etc.), cette taxe ne devrait pas être prise à la légère. Il est possible que même si le MACF ne soit pas mis en œuvre sous sa forme proposée, qu’il présage pourtant de réglementations, de normes et de taxes sur le carbone plus strictes qui pourraient prendre diverses formes dans le futur.

L’impact précis en dollars est également inconnu, car il dépendra des émissions de GES des entreprises marocaines individuelles qui exportent vers l’UE dans les secteurs couverts, de l’évolution du prix du carbone de l’UE (qui a d’ailleurs atteint des niveaux record en 2021 et franchi la barre des 80 euros par tonnes de CO2 en décembre 2021), ainsi que de l’extension possible de cette taxe à d’autres secteurs dans l’avenir. A titre d’indication, le Maroc a exporté plus de 19,5 milliards de dollars de marchandises vers l’UE en 2019, dont 505 millions soit 3 % du total, appartiennent aux secteurs couverts par le MACF. Je vous invite à consulter un papier publié récemment au Policy Center for the new South intitulé : « Quel sera l’effet de la taxe carbone aux frontières de l’UE sur le Maroc, et comment le Maroc devrait-il réagir ? » pour plus de détails.

Challenge : Au-delà des contraintes que ce nouveau mécanisme engendrerait pour l’industrie marocaine et pour l’export, en quoi cette nouvelle mesure pourrait-elle être aussi une opportunité pour le Maroc ?

Le MACF fait face à une forte opposition de la part de certains partenaires commerciaux de l’UE, et il se peut qu’il ne soit jamais mis en œuvre. Mais ce mécanisme indique également, une tendance croissante dans l’UE et dans de nombreuses économies à exercer des pressions environnementales à travers des taxes. Toutes les exportations de marchandises du Maroc sont plus ou moins menacées par cette tendance. Les industries extractives, manufacturières et les services publics (exportations d’électricité) sont les plus exposés, tandis que les exportations agricoles et les services (principalement le tourisme) semblent moins exposés à ce stade. 

Le Maroc s’est fixé des objectifs ambitieux dans le cadre de la Politique sur le changement climatique (2014), de la Stratégie nationale de développement durable (2017) et de la Contribution déterminée au niveau national (CDN) soumises à la Convention-cadre des Nations Unies sur le changement. En juin 2021, le Maroc a mis à jour sa CDN, portant ses objectifs de réduction des émissions de GES à l’horizon 2030 de 17 % à 18,3 % sans condition, et de 42 % à 45,5 % d’ici 2030, sous réserve d’un soutien international. Pourtant, même si le Maroc a fait beaucoup d’efforts en matière de développement des énergies renouvelables, les résultats en termes de décarbonation doivent être renforcés davantage, avec seulement 7 % d’énergies renouvelables dans son bouquet énergétique primaire actuellement. 

L’annonce de cette taxe aux frontières de l’UE devrait impulser le Maroc à réfléchir à sa propre politique de décarbonation, notamment dans ses secteurs énergétique et industriel. Cela nécessitera la mise à disposition de moyens appropriés pour les atteindre, ainsi qu’un suivi rigoureux et transparent des progrès. Cette vision est, notamment, véhiculée dans le dernier rapport sur le Nouveau Modèle de Développement, qui souligne l’importance d’un système économique qui ne soit plus aussi dépendant des énergies fossiles. L’Association Marocaine des Exportateurs (ASMEX), confirme également que le MACF pourrait contenir d’importantes opportunités pour le Maroc et permettra aux industriels Marocains de continuer à se positionner comme partenaires stratégiques de l’UE s’ils s’engagent dans la voie de la décarbonation. 

Challenge : Le Maroc a entamé le processus de décarbonation de son industrie pour préserver la compétitivité de ses exportations. Quel est aujourd’hui le meilleur scenario de décarbonation pour l’industrie marocaine ?

Trois facteurs principaux expliquent la forte intensité en carbone de l’industrie marocaine par rapport à l’UE : le mix énergétique, l’efficacité énergétique, et les lois et régulations. En 2018, la consommation énergétique industrielle du Maroc était dominée par le pétrole (63%) et l’électricité (31%). Cette dernière, l’électricité, continue à être alimentée principalement par le charbon. L’utilisation des énergies renouvelables (EnR) dans la consommation d’énergie est limitée et représente environ 18,5% de l’électricité produite en 2020 selon l’ONEE, même si la capacité installée des EnR a atteint 36,8%. Parallèlement, Le Maroc est en retard sur l’UE en termes d’efficacité énergétique. Un simple indicateur serait que malgré la faible consommation d’énergie par habitant, le Maroc utilise plus d’énergie par unité de PIB que l’UE.

La réduction de l’intensité énergétique est le principal moteur de la décarbonation dans le secteur industriel. Certaines barrières s’opposent toutefois à l’adoption de technologies et de pratiques d’efficacité énergétique (EE), ce qui limite les possibilités de réaliser des économies d’énergie. Le coût initial de ces interventions constitue indéniablement une barrière économique importante. Les entreprises et les fabricants sont souvent limités en termes de capitaux pour des projets d’EE qui exigent des périodes de recouvrement sur le long terme. De plus, en l’absence d’une législation claire sur l’EE et/ou de normes environnementales qui stimulent le changement, les industriels ne parviennent tout simplement pas à saisir la valeur des économies d’énergie qui peuvent être réalisées.

Il est donc nécessaire de mettre en œuvre des politiques, sous forme d’incitations financières et non financières, afin de favoriser cette transition. Le deuxième levier est la décarbonation du mix énergétique au Maroc. Pour y parvenir, des objectifs ambitieux doivent donc être fixés en termes de pénétration des EnR, auxquels s’ajoutent des technologies de charge modulable et de stockage et le renforcement des infrastructures, notamment du réseau. Plusieurs obstacles économiques, techniques et réglementaires continuent à freiner le développement de cette filiale au Maroc. Pour plus de détails, je vous invite à consulter une série d’études, qui se décline en quatre parties, réalisée par le Policy Center for the New South en collaboration avec Enel Green Power intitulée «La trajectoire de décarbonation du Maroc». 

Challenge : Pourquoi dans ce nouveau mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), l’Europe n’a-t-elle toujours pas défini un seuil d’émissions de gaz à effet de serre à partir duquel une activité économique est considérée comme polluante ?

Les coûts appliqués serraient calqués sur les cours de CO2 du SEQE de l’UE. Question cruciale effectivement : quel serait le seuil d’émissions à partir duquel les entreprises seront considérées comme trop polluantes et devront acheter des quotas ? Dans sa proposition du 14 juillet 2021, la Commission européenne indique que les importateurs de marchandises provenant de pays tiers seraient tenus d’acheter auprès des autorités nationales des certificats, dont le prix serait indexé sur celui de la tonne de CO2 au sein du marché européen et dont le nombre nécessaire dépendrait des émissions produites lors de la fabrication de ces marchandises.

Pendant la période de transition prévue, de 2023 à la fin de 2025, les importateurs devraient seulement déclarer les émissions des produits importés. Ils ne commenceraient à payer celles-ci qu’à partir de 2026. Pour déterminer les émissions de CO2 des importations, les données devraient être transmises des exportateurs issus de pays tiers aux importateurs dans l’UE. Si récolter de telles informations se révélait impossible, les importateurs devraient appliquer des valeurs par défaut à leurs importations pour déterminer le nombre de certificats qu’il leur faut. Néanmoins, d’après la Commission, il leur serait ensuite possible de déterminer plus précisément ce nombre via une procédure de recoupement ou un benchmarking.

 
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