Distribution

Affaire BIM : les leçons turques

Jeté en pâture publique au détour d’une charge improvisée en plein débat dans l’enceinte du parlement, BIM Stores Maroc est-il un acteur économique hors la loi ? Son développement ne sert-il réellement que les produits turcs dont il serait un cheval de Troie inavoué au Maroc ? Rien n’est moins sûr quand on analyse et soupèse avec froideur, objectivité et honnêteté intellectuelle les accusations qui ont fusé de toutes parts ces dernières semaines pour clouer au pilori la filiale marocaine du leader turc de la distribution alimentaire.

Alors que le distributeur BIM est au cœur d’une polémique déclenchée par le ministre de l’Industrie, du Commerce et de l’Economie Verte et Numérique qui lui reproche d’être un cheval de Troie des produits turcs au Maroc, il est de bon aloi de dépassionner le débat en le nourrissant d’analyses objectives notamment sous la double perspective de la légalité et du respect ou pas des règles du jeu et des lois en vigueur, mais également celle de la responsabilité sociétale de l’entreprise et ses pratiques vis-à-vis de ses parties prenantes.

Aussi, pour ce qui est de la composition des produits vendus dans les rayons de la filiale marocaine du leader turc de la distribution moderne, y a-t-il une loi au Maroc qui impose des quotas de production locale dans le mix des produits vendus ? Manifestement non. La Loi 91-14 relative au Commerce Extérieur précise que les exportations et les importations de marchandises sont libres sous réserve des limites prévues à l’article 4, soit un ensemble de cas exceptionnels qui visent par exemple à « protéger la sécurité nationale et internationale », « remédier à une crise de la balance des paiements » ou encore « appliquer des mesures de sauvegarde prenant la forme de restrictions quantitatives ».

Aussi, au nom de quoi pourrions-nous imposer à un distributeur de « marocaniser » ses produits ? Les autres acteurs de la GMS n’ont-ils pas aussi dans leurs différents rayons des produits étrangers à la pelle ? Y a qu’à faire un tour dans les magasins Label’Vie Carrefour au Maroc pour s’en rendre compte notamment avec un fort achalandage des produits MDD (marque du distributeur) Carrefour qui est le  partenaire technique et le franchiseur du groupe Label’Vie, propriétaire de cette chaîne au Maroc.

La situation est encore plus prononcée chez les supérettes indépendantes dans les quartiers huppés des principales villes du royaume où la proportion des produits importés dans les différents rayons (notamment ceux d’épicerie, de biscuiterie, de détergents ou de boissons…) est même nettement plus élevée que chez la GMS. Ces points de vente indépendants s’approvisionnent auprès de dizaines d’acteurs spécialisés dans l’importation de produits de grande consommation qui opèrent en toute légalité. Donc, BIM Stores Maroc n’avait même pas à se défendre face à la diatribe de Moulay Hafid Elalamy en excipant d’un taux de 85% que représenterait la production nationale dans ses ventes ! Voilà pour ce qui est de l’« Ordre » juridico-politique où les agents économiques (et les individus aussi) sont interpellés par rapport à ce qui est licite ou ce qui ne l’est pas. Donc, à moins de changer les lois en vigueur, la filiale du groupe coté à la bourse d’Istanbul n’est point, jusqu’à preuve du contraire, hors la loi et n’a à ce titre de comptes à rendre à personne. 

Le Capitalisme est-il moral ?

Changeons maintenant de prisme et montons d’un étage dans la Matrice des quatre ordres d’André Comte Sponville, un grand philosophe français contemporain dont le livre « Le Capitalisme est-il moral ? » publié dix ans plutôt est toujours d’une pertinence atemporelle. Dans cet étage de la morale et de l’éthique, et bien que l’entreprise n’en soit pas directement concernée car fonctionnant à l’intérêt (la morale est à la charge de l’individu et non pas des personnes morales que sont les entreprises !), regardons le coefficient moral de BIM Stores Maroc comparativement à ses confrères de la grande distribution.

De prime abord, il est à noter qu’au même titre que son compétiteur Marjane, le réseau BIM ne vend ni produits alcooliques ni tabac (produits nocifs par excellence pour la santé) pour des raisons propres à la Charte Éthique du groupe éponyme alors que ces produits sont de véritables accélérateurs de marges des distributeurs qui ne s’émeuvent guère de les commercialiser comme Label’Vie Carrefour. Au-delà, regardons du côté de la théorie des parties prenantes (stakeholders theory) qui prône l’intégration, dans le processus même de création de valeurs, des intérêts spécifiques de l’ensemble des acteurs liés à l’entreprise (les parties prenantes), qu’ils soient salariés, actionnaires, dirigeants, sous-traitants, fournisseurs ou distributeurs, banques et environnement. Ce qui est une forme de moralisation du fonctionnement de l’entreprise en invitant les managers à ne pas ignorer les intérêts de tout groupe ou partie qui peut affecter ou qui est affecté par la réalisation des objectifs de l’entreprise. Et intéressons-nous particulièrement aux clients et aux fournisseurs. Comment BIM traite-t-il ces deux parties prenantes essentielles ?

Côté clients : le hard discounter au logo bleu et rouge a été une véritable aubaine surtout pour les petites bourses avec des prix imbattables (voire les plus bas du marché) pour des produits de qualité et respectant les normes les plus strictes en matière de sécurité et d’hygiène à commencer par la chaîne de froid (contrairement à la plupart de commerces de proximité !). D’ailleurs, ce que peu de gens savent, c’est que le groupe BIM impose dans l’ensemble de son réseau un plafond à ne pas dépasser en marge opérationnelle sur coûts directs (soit la marge EBE hors frais de structure). Tout dépassement (né d’une meilleure maîtrise des coûts ou de prix de vente plus élevé) de ce plafond assez bas doit être immédiatement écrêté par des promotions au bénéfice de la clientèle pour revenir à l’étiage de marge cible (laquelle est des plus raisonnables en étant aux alentours de 5%). Les clients marocains apprécient vraisemblablement, en témoigne le nombre de tickets de caisse émis par BIM Stores Maroc, lequel est en progression constante année après année et frôle, désormais, la barre des 30.000.000 par an.

Traitement des fournisseurs

Quant aux fournisseurs, là encore BIM se distingue en étant incontestablement celui qui les traite le mieux dans l’environnement « sanguinaire » de la GMS. Jugeons-en ensemble. Alors que la plupart des chaînes de distribution ne répugnent guère à plumer littéralement leurs fournisseurs, et à fortiori les plus faibles parmi eux (i.e. les PME qui n’ont pas le même pouvoir de négociation et/ou de résistance que Coca-Cola, Procter & Gamble ou Unilever), en leur imposant une kyrielle de commissions, contributions à l’effort commercial ou d’investissement, ristournes, pénalités et autres formes de « traite » financière.

A commencer par les droits de référencement tout azimut se matérialisant pour chaque fournisseur en droits annuels pour qu’il soit référencé en tant que tel chez le distributeur mais également pour référencer chaque produit de la gamme qu’il souhaite commercialiser dans les étalages de ce dernier et ce, par magasin ! Un malheureux fournisseur de Label’Vie qui souhaite garder l’anonymat nous raconte comment un beau jour cette chaîne lui a retranché de ses factures dues un montant de 3,5 millions de DH sans crier gare (sic, rien que ça !). Après explications, il s’est avéré que le groupe fondé par Zouhir Bennani a décidé d’appliquer unilatéralement un droit de référencement « exceptionnel » pour l’ensemble des produits de ses fournisseurs et par magasins existants considérant que le changement d’enseigne de Label’Vie vers Carrefour (suite à l’accord de franchise établi entre le français Carrefour et Label’Vie) qui a touché une quarantaine de ses points de vente entre 2011 et 2012 constituait une vague de « nouvelles » ouvertures. Donc, selon les limiers du deuxième réseau de GMS au Maroc, il fallait passer à la caisse en vertu des clauses de référencement qui prévoient des droits à payer pour chaque nouveau magasin ouvert !!!  

Ensuite, ces fournisseurs sont sommés de participer financièrement à chaque ouverture de nouveaux magasins, extension d’anciens ou, tout simplement, réaménagement de rayons existants opérés par le distributeur (sous forme soit d’un pourcentage du chiffre d’affaires réalisé par le fournisseur dans le magasin en question soit d’un forfait). Par ailleurs, cette malheureuse partie prenante (ou plutôt « partie donnante ») est tenue d’accorder des remises, ristournes et autres baisses de prix lors des campagnes promotionnelles diverses qu’il s’agisse de la rentrée scolaire, des fêtes religieuses, de la fin d’année ou tout simplement des campagnes exceptionnelles et non prévues décidées à tout moment par le distributeur et ce, sans aucune possibilité de contestation. Et les ristournes ne s’arrêtent pas aux opérations commerciales car le fournisseur se voit appliquer en fin d’année une « marge arrière » (ou rétro commissions) versées sous forme de ristourne ou remises différées exprimées en pourcentage du prix de vente initial sur un produit et qui vient généralement rémunérer l’atteinte d’un volume de vente sur la période et/ou un objectif de progression des ventes. Cela peut aller jusqu’à 10% voire 15% ou 20% parfois du prix facturé initialement. Une telle pratique qui consacre le pouvoir de domination des grands distributeurs sur leurs fournisseurs a été strictement encadrée (voire totalement interdite) par certains pays. Ce qui n’est, hélas, pas encore le cas du Maroc.

Pénalités, délais de paiement longs…

L’autre moyen de pressurer les fournisseurs est de leur faire cracher des pénalités pour cause de rupture de stocks ou de non-livraison à date et cela peut aller jusqu’à 20% sur la valeur de toute commande non-livrée quelle que soit la raison du pauvre producteur ou importateur qui n’a pu honorer son engagement. Pire encore, certains distributeurs vont même jusqu’à calculer les montants des ristournes, des différents frais commerciaux et des frais de gestion sur la base de ce qui était censé être livré et non pas sur la livraison effective. Enfin, ceux qui se tâtent à la GMS doivent s’armer d’une patience de Job pour se faire payer. Les délais de paiement contractuels des fournisseurs, généralement de trois mois, ne sont presque jamais respectés par les distributeurs. Il faut compter plutôt entre 4 mois pour les meilleurs payeurs et 5 à 6 mois pour les pires et ce, alors que tous se font payer cash au passage de caisses ! D’ailleurs, la GMS est l’un des rares secteurs économiques au Maroc à avoir un Besoin en Fonds de Roulement négatif et pourtant à cause des pratiques malsaines que ses acteurs infligent à leurs fournisseurs notamment les PME, dont plusieurs ont carrément mis la clef sous le paillasson après avoir étouffé financièrement.

Qu’en est-il de BIM ?

Quid alors de BIM dans cet « océan rouge » de la grande distribution ? Ceux qui ont déjà collaboré avec cette enseigne au Maroc savent que celle-ci n’impose ni droits de référencement, ni participation aux ouvertures de magasins ou réaménagement de rayonnage à l’intérieur de ceux-ci et encore moins des marges arrières. Certes, le Service Achat de cette chaîne négocie à mort les prix avec les fournisseurs avant l’entame de la relation commerciale (dans la détermination de la marge avant) pour offrir au client les prix les plus bas mais le fournisseur ne subit par la suite aucune surprise sur ses factures (avec des coups de rabot de toutes sortes). Et le paiement se fait à 30 jours seulement soit avec une régularité de métronome par rapport aux termes contractuels (presque du jamais vu !). Mieux encore, certains industriels marocains que nous avons contactés nous ont même affirmé que la direction de ce distributeur a même consenti par le passé de ramener ce délai de paiement contractuel à 10 ou 15 jours seulement pour aider un partenaire jugé sérieux et crédible à traverser une crise financière. Qui dit mieux en matière de bienveillance à l’égard de ses parties prenantes et de prise en compte réelle de leurs intérêts ?

Il n’est sans doute pas superflu de rappeler que cette filiale du groupe turc qui compte plus de 8.000 points de vente entre la Turquie, l’Égypte et le Maroc, a déjà investi en une décennie près de 1,2 milliard de DH entièrement en fonds propres et ce, sans recourir au moindre dirham auprès des établissements bancaires ou para-bancaires locaux. Une somme qui a été apportée en devises sonnantes et trébuchantes par la maison mère turque car sa filiale n’a commencé à gagner réellement de l’argent qu’en 2019 (donc incapable avant à autofinancer quoi que ce soit).

Ce qui tranche avec les investissements annoncés au Maroc en grande pompe par des opérateurs étrangers alors que dans la réalité, ces derniers n’apportent qu’une portion congrue sous forme d’investissements directs étrangers (les fameux IDE). Prenons l’exemple le plus emblématique des investissements étrangers au Maroc au cours des dernières années, en l’occurrence celui du constructeur automobile Renault. Sur un total de 12 milliards de dirhams nécessités pour la mise en place de son usine de Tanger, il n’a investi, lui-même, réellement qu’un peu plus de 10% ! Comment ? En multipliant les effets de leviers et en exigeant que l’Etat marocain, notamment à travers la CDG (Caisse de Dépôt et de Gestion), mette la main à la poche au-delà du terrain de 300 hectares qu’il a transféré à titre gratuit à Renault Tanger Méditerranée (RTM), la société qui détient le foncier, les murs et l’équipement de l’usine. Aussi, sur l’enveloppe globale de l’investissement de 12 milliards de dirhams en question, CDG et le groupe Renault (en tant que seuls actionnaires) n’ont apporté que leurs quotes-parts respectives dans le capital de RTM (soit 47,4% et 52,6%) qui s’élève à 2,3 milliards de DH. Quant au reste du financement, il a été complété par les bailleurs externes à hauteur de 2,25 milliards de dirhams par le fonds Hassan II sous forme d’un prêt à un taux d’intérêt très faible et plusieurs milliards de dirhams par un consortium bancaire maroco-marocain constitué d’Attijariwafa bank, du Groupe Banque Populaire et BMCE Bank of Africa. In fine, le deuxième constructeur automobile français n’aura réellement décaissé que 1,2 milliard de dirhams pour la mise sur pied de RTM, soit peu ou prou ce que BIM a investi, à son tour, au Maroc sans tapis rouge.

Au demeurant, le cas BIM qui a éclaté au-devant de la scène politico-médiatique au cours des derniers jours suite à un réquisitoire improvisé au parlement est assez attestataire de cette vérité aussi vieille que le monde : quand le politique se mêle, les choses s’emmêlent. Et dans un Maroc où les défis socio-économiques sont encore nombreux et immenses, les gouvernants seraient bien inspirés de ne pas se disperser dans des combats d’arrière-garde et stériles alors qu’ils sont surtout attendus sur le terrain des multiples réformes et chantiers non encore achevés (voire encore inentamés) dont les enjeux sont autrement plus cruciaux et déterminants : libérer les énergies productives, mettre fin aux poches toujours résistantes de l’économie de rente à travers l’instauration d’une réelle compétition économique saine et fertile et confiner à la portion congrue l’économie informelle qui sape le jeu économique et distend le lien social fondé sur l’égalité devant la loi et l’équité fiscale.

 
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