Interview

Alexandre Kateb : « Le modèle de développement marocain doit être beaucoup plus participatif »

Le modèle de développement économique marocain face à ses défis, l’engagement du Roi Mohammed VI pour l’Afrique, les économies arabes et africaines et bien d’autres questions ont été au centre de l’entretien exclusif accordé par l’économiste et expert financier international, Alexandre Kateb (https://alexandrekateb.wordpress.com)  à Challenge.ma  

Challenge.ma : Vous avez annoncé la sortie prochaine de votre nouveau livre sur les économies arabes, quelle est votre radioscopie  et comment vous avez procédé pour cerner ce vaste champ? Et par quoi vous expliquez les sources du sous développement économique et social de ce monde arabe ?

Alexandre Kateb : C’est en effet un vaste ensemble composé d’une vingtaine de pays qui ont chacun une histoire et une trajectoire qui leur est propre. Néanmoins, il y a une dynamique d’ensemble dans ce que l’on appelle la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord), qui est centrée sur les pays arabes, même si l’on y inclut parfois d’autres pays comme la Turquie et l’Iran. Les relations économiques entre les pays arabes ont tendance à s’intensifier. Au Maroc par exemple, 26% du stock des investissements étrangers provenait en 2016 d’autres pays arabes, essentiellement des monarchies du Golfe, contre seulement 6% en l’an 2000. En Egypte, les transferts des travailleurs expatriés dans le Golfe représentent plus du double des recettes touristiques engrangées par le pays. Sans parler des échanges commerciaux qui progressent entre pays arabes, notamment entre les pays du Mashrek et de la péninsule arabique. Dans mon livre, j’adopte une vision holistique de cet ensemble de pays dont la population dépasse les 400 millions d’habitants. Ma thèse est que le monde arabe est engagé dans une transition économique aux dimensions multiples, qui fait écho aux transitions politiques en cours, mais qui possède aussi sa propre dynamique. Au-delà des discours sur l’État rentier et sur le capitalisme de connivence, je montre qu’il y a une refondation en cours de la gouvernance qui est portée par de nouveaux acteurs, dans le secteur privé mais aussi dans le secteur public. Je suis convaincu que le monde arabe peut réussir sa transition vers un nouveau modèle de développement. Pour cela, les États doivent devenir des catalyseurs du changement et réorienter les incitations pour favoriser l’innovation et l’apprentissage par la pratique. Ils doivent également mieux intégrer le facteur environnemental et anticiper les conséquences du changement climatique.        

Quelle lecture faites vous des économies du Maghreb, en l’occurrence, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie ?

Le Maghreb est peut-être la région la moins intégrée au monde. C’est paradoxal quand on sait que ces pays, et notamment ceux du Maghreb central que vous évoquez, possèdent des complémentarités évidentes tout en partageant un certain nombre de caractéristiques communes. Ce sont en effet des pays qui ont été confrontés à une demande sociale très forte, au lendemain de leurs indépendances, sur fond de pression démographique et d’urbanisation. Ils ont géré chacun selon ses contraintes et les moyens dont ils disposaient cette forte demande sociale. Dans les années 2000, les trois pays ont engagé un effort massif d’investissement dans les infrastructures et l’éducation, y compris au Maroc où les retards s’étaient accumulés dans ces domaines. Il y a aussi eu une sophistication et une complexification de l’économie dans ces trois pays, avec la constitution de classes moyennes qui représentent aujourd’hui un véritable moteur économique. Les défis restent importants. Les progrès sont inégaux d’un pays à l’autre selon les indicateurs considérés. Mais par-delà leurs différences, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie doivent réussir à mettre en œuvre une croissance intensive, fondée sur les gains de productivité. Jusqu’à présent, la croissance était surtout fondée sur l’accumulation du capital. Ils doivent aussi inverser la tendance à la désindustrialisation et encourager l’innovation.  

La question d’un nouveau modèle de développement économique fait débat aussi au Maroc surtout après l’appel du Roi Mohammed VI à la création ou l’invention d’un modèle maroco-marocain, en votre qualité d’expert, de quoi souffre l’économie marocaine et quels remèdes préconiseriez-vous ?

Le Maroc a réalisé de grandes avancées au cours des vingt dernières années, notamment en matière de mise à niveau des infrastructures et d’investissement dans le capital humain. Il y a une vision à long terme, qui est déclinée en de multiples plans et stratégies sectorielles, avec des résultats remarquables dans certains secteurs, comme c’est le cas dans l’industrie automobile ou les énergies renouvelables. Néanmoins, depuis une décennie, on observe un essoufflement de la croissance non agricole. La transformation structurelle de l’économie marocaine est trop lente et il existe encore de nombreuses « trappes à pauvreté », dans des régions qui sont restées à l’écart du développement. Le défi consiste à mettre en place une croissance à la fois inclusive et soutenue sur la durée, pour résorber les écarts et mieux valoriser le capital humain. Il n’y a pas de formule magique pour réaliser cela. Cela passe à mon sens par un travail sur les incitations pour réorienter les efforts vers des activités à fort potentiel d’apprentissage. Pas uniquement dans la High Tech mais aussi dans des industries low tech tournées vers le marché local et régional. Il faut résorber l’économie informelle. C’est un travail de longue haleine qui nécessite un ensemble de réformes complémentaires, avec l’identification d’un chemin critique. Les solutions existent, qu’elles soient d’inspiration keynésienne ou libérale. Enfin, la question de la justice sociale est fondamentale. Le modèle des années 2000 était managérial et technocratique, celui des années 2020 doit selon moi être beaucoup plus participatif, en libérant les énergies et les initiatives à la base, tout en réalisant une plus grande mutualisation des risques sociaux.    

Les économies maghrébines sont à l’étroit  et l’Union maghrébine ou l’intégration ne sont malheureusement pas pour demain, alors que sur le reste du continent africain, des ensembles ou sous ensembles sont nés et se consolident et on parle de plus en plus d’afrocapitalisme,  votre commentaire ?

Vous avez raison, on voit émerger une nouvelle dynamique sur le continent africain. Le retour de la croissance dans les années 2000, s’il a été insuffisant pour changer la donne et transformer de manière substantielle les conditions de vie de la majorité, a néanmoins permis l’élargissement des classes moyennes, à partir de socles étroits, ainsi que l’apparition d’une classe managériale et entrepreunariale que l’on pourrait qualifier d’afrocapitalisme. Cela va de Aliko Dangote à l’entrepreneur qui possède quelques véhicules de transport ou une PME de transformation agroalimentaire. J’explique cela par le retour de la confiance en la capacité des pays africains à réaliser leur décollage économique et à reprendre leur destin en main, après les décennies perdues des années 1980 et 1990. On observe une croissance de 6% à 7% dans certains pays de la zone UEMOA ou en Afrique de l’Est. Il y a néanmoins encore d’innombrables obstacles qui entravent le développement de l’Afrique. Comme la Chine dans les années 1980-1990, et l’Inde aujourd’hui, le continent doit initier une véritable transformation structurelle. Cela passe par une hausse de la productivité agricole et par un élargissement des marchés locaux. La ZLEC ( zone de libre-échange continentale africaine) est une excellente initiative à condition qu’elle soit accompagnée de politiques industrielles et agricoles dignes de ce nom, à l’échelle du continent. Cela passe aussi par une renégociation des relations avec les grandes puissances mondiales, pour sortir d’un schéma fondé sur le triptyque : aide internationale, exploitation des matières premières, importations de biens manufacturés.      

Le Maroc a compris très tôt l’importance de l’ouverture sur le reste du continent africain avec des investissements massifs dans divers secteurs de la banque aux télécommunications et autres, quelle évaluation faites vous de cet engagement ?

Le roi Mohammed VI a compris très tôt qu’il fallait diversifier les partenariats économiques du Maroc pour sortir d’une relation asymétrique avec l’Union européenne. Cette intuition et l’impulsion qui en a résulté a été concrétisée par des investissements dans ces secteurs stratégiques, en Afrique de l’Ouest et au-delà. Cela a créé un momentum favorable au développement d’autres entreprises marocaines dans ces pays. C’est évidemment positif pour le Maroc mais aussi pour ces pays. Je crois beaucoup au développement de la coopération sud-sud. L’Europe devrait s’en inspirer davantage, y compris dans ses relations avec le continent africain, comme je l’y invite dans une note récente réalisée pour la Fondation Robert Schuman  (Vers un partenariat euro-africain refondé). Cette coopération doit aujourd’hui être élargie aux PME. Par ailleurs, je ne désespère pas de voir se réaliser des synergies plus importantes entre l’Algérie et le Maroc, y compris sur les marchés africains. 

Propos recueillis par Noureddine Bouganmi.

 
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