Interview

« Aucun pays ne va s’opposer à l’arrivée du Maroc au sein de la CEDEAO »

Ce ne sont pas les enjeux économiques qui manquent quant à une adhésion du Maroc à la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Moubarack Lo, économiste et statisticien sénégalais, auteur d’une récente étude intitulée « Maroc-Afrique subsaharienne : quel bilan pour les 15 dernières années », décrypte les tenants et aboutissants de cette demande d’intégration du Royaume.

Challenge : Le Maroc a officiellement formulé une demande d’intégration à la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Une démarche qui intervient un mois après le retour du Maroc au sein de l’Union africaine. Quelle analyse faites-vous de cette pugnacité du Maroc dans son offensive africaine ?
Moubarack Lo : D’abord, il faut savoir que l’Union Africaine doit son intégration continentale à travers la construction des espaces régionaux. Donc, il faut fédérer ces communautés régionales pour ensuite passer aux Etats-Unis d’Afrique. C’est cela la vision qui a été mise en place par l’UA. Dès lors que le Maroc a constaté que l’UMA (Union du Maghreb Arabe) n’a plus d’espoir en termes de capacité de réalisation de son idéal, il doit donc rentrer dans une communauté, et donc, il a choisi la CEDEAO. C’est, géographiquement, la communauté qui peut accueillir le Maroc.

Concrètement, qu’est-ce que le Maroc gagnerait à intégrer la CEDEAO en tant que membre à part entière ?
Je pense qu’il est toujours bien d’être ensemble que d’être seul. La CEDEAO représente l’une des communautés les plus dynamiques en Afrique, peut-être avec la SADC qui regroupe les pays de l’Afrique Australe. Depuis la création de cet espace en Afrique de l’Ouest, il y a beaucoup de réalisations qui ont été faites, notamment dans les domaines de la libre circulation des personnes et des biens, de la libéralisation des échanges. Il s’agit donc, d’une zone dans laquelle il y a du progrès. Tous les pays évoluent dans l’espace sans payer des taxes douanières, et ce, pratiquement dans tous les domaines. Le Maroc peut bénéficier de cette dynamique régionale. La CEDEAO, c’est aussi un ensemble de plus de 300 millions d’habitants, et avec l’arrivée du Maroc nous allons approcher les 400 millions d’habitants. A mon avis, l’intégration du Royaume va rendre cette zone encore plus intéressante pour les échanges marocains, puisque cela va permettre au Maroc d’élargir sa part de marché.

De son côté, que gagneraient les pays membres de la CEDEAO avec l’intégration du Maroc en son sein ?
Je pense que le Maroc constitue également un marché pour beaucoup de pays en Afrique de l’Ouest. Il y a beaucoup de pays de la CEDEAO qui souhaiteraient exporter mieux au Maroc. Le Nigéria par exemple avec ses produits pétroliers et autres. Dès lors que la CEDEAO va évoluer maintenant avec un tarif extérieur commun, il faut donc la libre circulation des biens à l’intérieur sans droits de douanes et des quotas. Cela constitue un avantage pour les pays de la région de pouvoir mieux vendre au Maroc. Il y a aussi l’expérience marocaine dans beaucoup de domaines comme les infrastructures, l’industrie etc. De même, son interaction avec le monde arabe et l’Union Européenne (UE) constitue une aubaine pour la CEDEAO. Les pays de la région pourront bénéficier de l’expérience du Maroc. Cette intégration permettra aussi d’améliorer l’arrivée des étudiants de l’Afrique de l’Ouest vers les établissements marocains. Les entreprises marocaines vont de même accélérer leur implantation en Afrique de l’Ouest dans le cadre d’un partenariat gagnant-gagnant.

Ne pensez-vous pas que certains pays de la CEDEAO auraient besoin d’une mise à niveau sur plusieurs plans avant cette intégration ?
Il faut savoir que l’Afrique de l’Ouest est en train de négocier un APE (Accord de Partenariat Économique) avec l’Union Européenne (UE). Cela permettra à 25% de produits européens de débarquer sur le marché ouest-africain sans droits de douanes. Nous avons là un défi de taille qui dépasse le défi marocain, parce que le niveau de développement des pays européens est beaucoup plus important, même si celui du Maroc aussi n’est pas le même que celui des pays de la CEDEAO. Mais, de toutes les façons, il ne faut pas fuir la concurrence en mettant des barrières, sinon on risque d’avoir des entités non compétitives. Donc, si les pays ouest-africains se disent prêts à rivaliser les produits européens, je pense qu’ils pourraient le faire aussi avec les produits marocains. La concurrence est une bonne chose, car elle apporte la compétitivité et améliore les choses. Donc, je dis bienvenu au Maroc, et que le meilleur gagne.

Quand on sait que la Mauritanie a quitté la CEDEAO au début des années 2000, peut-on penser qu’en termes de proximité géographique, le Maroc est loin de l’espace CEDEAO ?
A mon avis, il faut relativiser la distance. Si vous quittez le Sénégal pour aller au Maroc, c’est 2000 km environ. Même au sein de l’espace CEDEAO, quand vous prenez deux pays comme le Nigeria et le Cap Vert, la distance qui les sépare dépasse les 2000 km, et pourtant ils sont dans cette même CEDEAO. Ce qu’il y a lieu de préciser ici, c’est qu’il faut accélérer les projets d’infrastructures routières reliant le Maroc à l’espace CEDEAO, en passant par la Mauritanie. Et d’ailleurs, rien n’empêche que, demain, la Mauritanie revienne sur sa décision et décide de rejoindre la CEDEAO pour reprendre sa place de membre à part entière, en se disant si le Maroc l’a fait, nous aussi, nous devons pouvoir le faire.

Au cours de ces dernières années, le Maroc a cherché à signer un accord de libre-échange avec l’UEMOA dont les pays qui sont tous membres de la CEDEAO. Mais certains d’entre eux hésitaient à leur donner leur aval estimant que leurs produits n’étaient pas compétitifs par rapport aux produits marocains. La même problématique ne risque-t-elle pas de se poser avec la CEDEAO ?
A mon avis, non. Même dans le cas où le Maroc intégrerait pas la CEDEAO, cela n’empêcherait pas les deux parties de s’accorder sur la signature d’un accord de libre-échange. Mais, on n’en est plus à ce stade, parce qu’en devenant membre à part entière, le Maroc n’aura plus besoin d’un accord de libre-échange.

Depuis toujours, on parle de question de leadership au sein de la CEDEAO où le leader incontesté est le Nigeria. D’autre part, le Sénégal et la Côte d’Ivoire se disputent le leadership. Voilà le Maroc qui arrive. Quelle lecture faites-vous de cette situation ?
Le Nigéria est peut-être un leader, mais son leadership se situe surtout sur le plan militaire. Mais sur le plan économique, son leadership se fait beaucoup moins ressentir dans l’espace. Mais, les Nigérians ont pris conscience de cela et ont commencé par s’affirmer notamment avec les implantations des banques nigérianes dans les pays de la région. Vous avez aussi des industriels comme Aliko Dangote qui commencent à investir dans les autres pays de la CEDEAO. Mais, je pense que le Nigéria aurait pu être beaucoup plus offensif, de la même manière que le Maroc est en train de le faire. Donc, si le Maroc poursuit sur cette lancée, avec la même volonté, au moins sur le plan économique, il pourrait concurrencer le Nigéria, parce qu’il n’y a pas la même volonté affichée. En ce qui concerne la Côte d’Ivoire et le Sénégal, il est clair que leurs tissus économiques respectifs sont moins développés comparativement aux deux précédents. Mais ça reste une concurrence positive. Aussi, il faut savoir que l’intégration du Maroc au sein de la communauté fera de la CEDEAO un acteur majeur de la scène mondiale, en faisant son entrée dans les 16 économies les plus puissantes du monde.

Selon vous, quelles sont les chances pour le Maroc de décrocher cette intégration ? Quelles en seront les modalités ?
A mon avis, c’est un peu les mêmes chances que l’Union Africaine (UA). Si le Maroc est assuré du soutien de la majorité, il deviendra membre. Et pratiquement, aucun pays ne va s’opposer à l’arrivée du Maroc au sein de la CEDEAO. Maintenant, le pays qui prendra le risque de s’opposer le fera à ses dépens. Certes, il y a des modalités liées à la transition et celles-ci doivent être discutées frontalement. La CEDEAO a l’habitude de travailler par consensus, donc je pense qu’aucun pays ne prendra le risque de s’opposer à cette candidature d’intégration. A mon avis, il faut accepter le Maroc avec ce qu’il apporte de positif et ce qu’il apporte comme défis aussi. Je pense que la candidature du Maroc sera validée d’ici la fin de l’année. Il faut que le Royaume maintienne son intérêt. Et aussi que cette demande soit inscrite à l’agenda. Le Maroc ne compte que des amis en Afrique de l’Ouest, ce n’est pas comme au niveau de l’Union Africaine où les choses sont beaucoup plus compliquées, avec un agenda compliqué aussi. Rien ne peut s’opposer à cette candidature, et personnellement, c’est mon vœu le plus cher.

Vous êtes l’auteur d’une récente étude intitulée « Maroc-Afrique subsaharienne : quel bilan pour les 15 dernières années ». Quel bilan partiel faites-vous des relations du Maroc avec les pays de la CEDEAO ?
C’est un bilan très positif, en tous cas pour le Maroc, parce que depuis 1999, le Royaume a multiplié le volume de ses exportations en direction de la CEDEAO. En 2015, le Maroc a exporté 834 millions de dollars en Afrique de l’Ouest, alors qu’en 1999 le niveau des exportations était à 22 millions de dollars. Cela pour dire qu’aujourd’hui, la CEDEAO est devenue la zone de référence des échanges du Maroc avec l’Afrique, de façon générale. Avec l’intégration, les choses iront encore plus vite, puisque le Maroc pourra encore davantage exporter vers ces pays. Mais, dans la perspective d’une bonne dynamique de ces échanges, il y a des défis à relever. Aujourd’hui, il n’existe pas de lignes maritimes régulières reliant le Maroc aux pays de la CEDEAO. Cela constitue un frein. Sur l’aérien, la situation est différente parce qu’il n’y a pas un seul pays en Afrique de l’Ouest, à mon avis, qui n’est pas desservi par la Royal Air Maroc (RAM). Et c’est, d’ailleurs, la seule compagnie aérienne qui parcourt tous les pays de la région.

Qui est Moubarack Lo ?
Moubarack Lo est Senior Fellow à l’OCP Policy Center et conseiller économique en chef du premier ministre du Sénégal. Il a également servi en tant que directeur de cabinet adjoint du président du Sénégal, Macky Sall. Il est expert du Système des Nations unies, de la Commission Économique pour l’Afrique, de la Banque Africaine de Développement, de la Banque Mondiale, de l’Union Africaine et de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Il a appuyé plusieurs pays africains dans la conception de leurs stratégies de développement à moyen et long termes. Il a en outre servi comme maître de conférences associé en politique économique à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis et à l’École Nationale d’Administration du Sénégal. Il est concepteur d’un indice de développement : l’Indice Synthétique d’Émergence Économique (ISEME).

 
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