Interview

Dr Said Guemra, Expert Conseil en Management de l’Energie temps réel : « Le nouveau projet de loi sur l’autoconsommation porte atteinte aux intérêts de la nation »

Dr Said Guemra, Expert Conseil en Management de l’Energie temps réel, décrypte les contours du nouveau projet de loi relatif à l’autoconsommation en matière d’énergie qui s’apprête à entrer dans le circuit législatif.

Challenge: Le nouveau projet de loi relatif à l’autoconsommation va entrer dans le circuit législatif sous peu.  Ce texte de loi a fait couler beaucoup d’encre, très particulièrement sur le réseau professionnel LinkedIn, où vous avez eu plusieurs réactions et propositions, et avez formulé des propositions de révision de cette loi : couper la poire en deux.  Vos dernières publications concernaient le projet des plaques solaires dans les mosquées. Où en est-on sur ce projet ? 

Said Guemra: Je vais peut-être commencer par la dernière question, à savoir le projet des plaques solaires dans les mosquées, qui est un exemple très didactique, et qui peut nous aider à  mieux comprendre la problématique de l’autoconsommation posée par la nouvelle loi. Pour faire court à ce sujet, nous avons au Maroc plus de 50.000 mosquées. Le besoin électrique d’une mosquée se résume à l’éclairage lors des prières Alfajr et les deux prières Maghrib et Ichaa, et donc du lever au coucher du soleil aucun besoin n’est exprimé. Quand vous mettez des plaques photovoltaïques dans une mosquée, l’électricité produite bien évidement le jour, ne trouve pas preneur, vous devez l’injecter dans le réseau, ce qui est interdit à ce jour, ou vous arrêtez la production tout simplement : vous êtes perdants dans les deux cas, dans la mesure où le stockage sur batteries constitue une aberration économique. Nous avions mis en place des mesures d’énergie 4.0 sur une mosquée type à Rabat durant deux mois, et nous avons démontré par la mesure, que ce projet est une aberration. Un grand travail de communication a été réalisé avec mes amis Jamal Hajjam et Fouad Akaly pour sensibiliser les décideurs. Notre équipe a ainsi évité à notre nation une grande catastrophe : un prêt international de 600 Millions d’euros afin  d’équiper 15.000 mosquées avec du photovoltaïque. Cela ne veut pas dire que le photovoltaïque est un mauvais choix, loin de là, mais il doit être mis là où le faut, comme il le faut. Cela dit, en changeant uniquement les lampes d’une mosquée, on peut réduire sa consommation de plus de 70%.  On ne peut pas attribuer cette économie au solaire. Une décision a été prise quelque part, le bon sens a triomphé.  Je reste très fier d’avoir évité à mon pays une si grande perte.

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Challenge: Mais que veut concrètement dire  autoconsommation ?

SG: Le droit universel de l’énergie permet à tout individu de produire pour son besoin énergétique à 100%. Si vous mettez chez vous un groupe électrogène, du photovoltaïque, ou une petite éolienne pour vos propres besoins, vous n’êtes pas hors-la-loi : et vous avez le statut de ce qu’on appelle auto-producteur. Maintenant, si vous produisez plus que vos besoins électriques, vous avez besoin de trouver une solution pour le surplus. Certains pays vous disent que ce surplus est le bienvenu, et le rémunèrent, d’autre disent que votre métier n’est pas de produire l’électricité, auquel cas, ce surplus n’est pas rémunéré. En cas de surplus, les électrons, étant des paresseux partisans du moindre effort, vont alimenter votre voisin, au grand bénéfice du distributeur, qui facture votre excédent à votre voisin, sans que cela lui coute un Dirham.

L’approche Suisse est très édifiante à ce sujet. Le gestionnaire du réseau vous conseille de couvrir au maximum votre toit avec du photovoltaïque : une optimisation des surfaces, vous surinvestissez par rapport à vos besoins, vous consommez, et il vous achète le surplus. Ce qui est un encouragement sans limites.  Si vous faites cela au sens de la nouvelle loi : surcapacité, l’article 25 du projet de loi marocaine va vous condamner : 3 à 12 mois de prison, et une pénalité de 100.000 à 1 million de DH.  Si par malheur vous mettez une plaque de trop, vous êtes hors-la-loi…et la prison vous attend…faire du renouvelable Basse et moyenne tension au Maroc est donc une prise de risque pénal, au sens de cette loi. Les lois de l’énergie ne dictent pas de sanctions pénales, qui sont du ressort des tribunaux, ou des instances arbitrales en l’occurrence l’ANRE dans notre cas.

Challenge: Dans ce cas, quelles sont les règles d’échange avec le réseau ?

SG: Pour mieux comprendre les aspects d’échanges avec le réseau, par exemple dans le cas d’un foyer ou d’une industrie qui sont les deux visés par la présente loi. Dans votre maison, votre besoin électrique du jour, disons de 8h à 17h ou 18h, se résume à la consommation du réfrigérateur, et la veille des équipements électroniques : wifi, décodeurs qui sont de très faibles consommateurs (6 à 14W). C’est à partir de 17h ou 18h que vous avez besoin de consommer plus d’électricité : éclairage, téléviseur. Maintenant si vous installez des plaques photovoltaïques, votre production d’électricité commence à croitre à partir de 8 ou 9h pour atteindre sont maximum à 12h, et redescendre à zéro vers 18h/19h.  La production électrique est exactement l’inverse de votre consommation, ce surplus du jour (quand vous êtes producteur) doit impérativement être injecté dans le réseau, et le réseau doit vous restituer le soir (quand vous êtes consommateur). C’est donc un échange permanent entre vous, qui changez de statut plusieurs fois par jour, et votre distributeur d’énergie. Si avec ce jeu là, vous arrivez à satisfaire vos besoins à 100%, votre distributeur électrique doit changer de métier, il va vous facturer les frais de location, entretien….qui ne vont peser lourd dans ses recettes, nous voyons très clairement le conflit d’intérêt entre vous en tant que consommateur, et votre distributeur électrique. Il va falloir arbitrer entre les intérêts de la nation, et les intérêts du distributeur : devons nous arrêter les renouvelables MT et BT pour ménager les marges des distributeurs, ou mettre en place une loi incitant chacun à disposer de sa propre énergie ? Pour se faire une idée de l’enjeu, nous avons des mesures des consommations des ménages sociaux au Maroc, dans le cadre de notre projet R&D de logements sociaux à énergie nulle, et qui montrent que la consommation du jour des ménages est en moyenne de  35% de la consommation totale, 65% de l’énergie est consommée le soir.  Ce qui veut dire que lorsque vous visez la neutralité carbone, ou énergétique, vous devez échanger plus de 65% de votre énergie renouvelable avec le réseau. C’est ou le projet de loi intervient, et il ne vous permet d’échanger que 10%, alors que dans un grand nombre de pays, cet échange est de 100%. Donc si vous limitez de cette manière, aucun ménage, aucune industrie ne peut investir au risque de tripler le temps de retour pour allez vers 20 ans.  Pour l’industrie, nous avons le même problème : en cas de baisse des régimes de production, arrêts, Weekend, jours fériés.  On peut perdre jusqu’à 50% de cette énergie par activation du limiteur de puissance.  Ce projet de loi a mis entre autres, plusieurs barrières aux renouvelables.  Cette loi invente la notion de capacité d’accès au réseau : En clair si vous être industriel et vous voulez investir dans les renouvelables, votre distributeur peut vous sortir le prétexte de capacité de réseau : passez un autre jour. Donc au lieu de renforcer la capacité réseau, si le cas se présente, pour accueillir les renouvelables, nous mettons une nouvelle barrière, qui va dépendre du bon vouloir du distributeur. Autre grande barrière devant les industriels, c’est le nombre des autorisations, et la multiplicité des intervenants : Ministère, Masen, ONEE, ANRE…on ne sait pas à quel saint se vouer. Vous aurez votre autorisation quand le banquier aura fermé votre ligne de crédit à force d’attendre. Nous avons présenté le cas de la Tunisie, vous faite une demande à la STEG distributeur d’électricité et interlocuteur unique, vous signez le contrat, le compteur est installé dans le cas d’une industrie, et le projet est parti.  La loi tunisienne permet le troc énergétique ou netmetering.  Pour les ménages et les petites installations, nous n’avons même pas besoin de changer les compteurs, il suffit de laisser tourner à l’envers quand vous êtes producteur, et en bonne intelligence on fait les comptes en fin de mois. Nous devons prendre le bon exemple : STEG est une entreprise de production électrique citoyenne qui a intérêt à ce que les citoyens consomment moins, et c’est le cas de plusieurs producteurs électriques.  Nous devons comprendre que dans le futur, le réseau électrique ne doit plus jouer le rôle d’alimentation principal de l’électricité, mais de secours quand vous avez un problème sur vos plaques solaire, ou quand il ne fait pas beau.  La transition énergétique à l’échelle mondiale et qui se profile devant nous, c’est du chacun pour soi.  La distribution électrique sous sa forme actuelle va tout simplement disparaitre. 

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Challenge: Ce projet de loi ressemble à plus de 5000 mètres haies avec une haie tout les 10 mètres, vous parlez d’arbitrage royal, pourquoi ?

SG: Je crois avoir explicité tous les éléments qui montrent que ce projet de loi, est plus un ensemble de difficultés : techniques, administratives, et risque pénal. Il est signé par le ministre de l’énergie qui donne bien évidement son aval pour ce projet qui va l’encontre des intérêts du citoyen lambda, et des intérêts économiques du pays, raison pour laquelle je dois m’adresser à une autorité supérieure, et nous avons devant nous tous les arguments techniques et économiques, sans compter l’expérience internationale.  Nous sommes devant un ensemble d’évidences, et des conflits d’intérêts majeurs qui ne peuvent être résolus à l’échelle d’un ministre ou un office.  La communauté scientifique est donc dans l’obligation de faire un recours au père de la transition énergétique marocaine : Sa Majesté le Roi que Dieu le glorifie.

Challenge: Vous parlez de transition énergétique marocaine : c’est quoi ?

SG: Cela peut vous étonner, mais le Maroc est l’un des premiers pays au monde à avoir entamé sa transition énergétique en 2009, sous l’impulsion de Sa Majesté. La Suisse qui est le pays le plus avancé en Europe, a instauré sa stratégie de transition énergétique en 2020.

En 2009, lors des premières et dernières assises de l’énergie, le plan de transition énergétique du Maroc a été dévoilé dans le cadre d’une lettre de cadrage que Sa Majesté a envoyée aux assises. Pour faire court, la lettre de cadrage était articulée autour de deux points :

  1. L’efficacité énergétique : hissée au rang de priorité nationale : Notez bien le mot priorité
  2. Les énergies renouvelables : Quand les conditions économiques et techniques sont remplies : Notez bien le mot économique.

Il y’a un très grand nombre de détails. L’objectif assigné pour 2020 était de 42% de nos besoins énergétique avec du renouvelable, et 52% à l’horizon 2030.  Cet objectif a été corrigé par Sa Majesté, pour faire plus que 52% en 2030. Le bilan à ce jour est de pratiquement 20% en 2020 (données en attente), contre 19% en 2019 : 7822 GWh pour une production nette de 40 184 GWh.  On se plait des fois à exprimer ce taux en terme de puissance installée : ca fait plus, quelques chose comme 34 ou 36% donc on n’est pas loin de l’objectif : Faux : les besoins dans le monde entier s’expriment en énergie et non en puissance : votre facture énergétique est calculée en énergie kWh et non en puissance kW.  Vous pouvez installer 4 réfrigérateurs chez vous, le distributeur s’en fou de votre puissance installée, ce qui l’intéresse c’est l’énergie et non la puissance.

Un grand débat est ouvert autour des grands projets solaires Maroc, ce n’est pas l’objet de mon propos.  Mais ce que nous avons réussi à faire ce sont de très grands projets, très couteux, avec un kWh à 3 ou 4 fois notre coût de production, les déficits sont énormes, selon le CESE : c’est 20 Milliards de dette structurelle de Masen, et une première estimation de 800 MDh de déficit annuel, et ce n’est pas fini, nous sommes dans les 700 MW de solaire, et l’objectif est de 2000 MW !

Tout ceci est pour dire que la stratégie des grands projets solaires qui sont difficile à financer, est un échec total : il faut le dire, corriger, et ne pas avoir honte. Par contre nous nous sommes très bien défendu pour l’éolien avec un cout de 0,3 Dh/kWh l’un des meilleurs au monde.

Tout ça pour dire que nous ne pouvons plus compter uniquement sur les grands projets financés par l’Etat qui doit assumer ses déficits annuels sur 20 ans, mais plutôt encourager au maximum la production décentralisées sur les toits de nos immeubles, nos usines, et qui seront financés par le privé dans ses règles de rentabilité, avec création de milliers d’emplois…Ce projet de loi signe l’arrêt de mort de ces projets.

Challenge: Où en est-on sur l’efficacité énergétique placée comme priorité nationale par Sa Majesté ?

SG: Si vous suivez la logique du plan de transition de Sa Majesté : Il positionne l’efficacité énergétique comme priorité nationale, et les énergies renouvelables dans un deuxième temps.  Je vais vous dire pourquoi c’est un bijou de stratégie ? Pour simplifier : Imaginez par exemple que vous avez un couloir technique que vous êtes obligé d’éclairer 24h/24h.  Ce couloir est éclairé par des lampes à incandescence de 100 W, et vous voulez gagner sur la  consommation du jour avec des plaques photovoltaïque. Vous faites le calcul, vous avez besoin par exemple de 10 plaques, c’est parfait.  Sauf que vous devez changer les lampes : ce qui s’appelle un projet d’efficacité énergétique prioritaire. Si vous remplacez à très moindre coût les lampes de 100 W avec des Led de 10 W, vous n’aurez besoin que d’une plaque : vous divisez votre investissement par 10. Cet exemple très simpliste qui nous aide à comprendre, la réalité est plus complexe.  Mais ce que nous disait Sa Majesté dans sa lettre : commencez prioritairement par l’efficacité énergétique, et après vous regardez les projets renouvelables.  D’où la priorité nationale. Force est de constater que nous avons commencé par les plaques et oublié les lampes.  L’efficacité énergétique au Maroc se résume malheureusement à GMT+1.

Challenge: Donc, cette loi qui empêche la promotion des énergies renouvelables, va poser des problèmes pour la décarbonations des entreprises a l’export, c’est quoi la solution ?

SG: Parfaitement. Vous soulevez un énorme problème qui va se poser en face de nos exportations vers l’Europe qui représente 70% de nos exportations.  Ce problème est le suivant : vous fabriquez par exemple des pantalons que vous exportez vers l’Europe, cette dernière va instaurer une taxe carbone. Ce qui veut dire quoi ? La somme des énergies que vous consommez : Electricité, Fioul…. est convertie avec des coefficients en Kg de carbone. Si vous émettez par exemple 1000 Kg de carbone par jour, et vous produisez 1000 pantalons, ce qu’on appelle signature carbone serait de 1000 grammes par pantalon. Si l’Europe exige 800 Gr/pantalon, vous devez garder vos pantalons chez vous, ou payer les 200 Gr/pantalon en plus. Voila le souci que nous avons dans les mois qui suivent. Pour baisser l’empreinte carbone par unité produite : Vous devez diminuer le numérateur : Efficacité énergétique et énergies renouvelables, mais surtout augmenter le dénominateur : la productivité industrielle : c’est la réponse de l’industrie 4.0 hors robots. Face à cette problématique qui peut être grave pour notre économie, le ministre de l’industrie a réagi au quart de tour, en lançant un programme hybride : 400 MW d’énergie renouvelables, et un programme d’efficacité énergétique qui comprend justement l’industrie 4.0 selon notre exemple, il n’a pas oublié de changer les lampes, ce qui est en phase avec la vision la vision royale de la transition énergétique.

Challenge: En conclusion, si vous dites que la transition énergétique est loin d’atteindre ses objectifs, que faire ?

SG: Premièrement, je suis un citoyen marocain qui a le droit de faire appel à l’arbitrage royal au sujet du projet de loi sur l’autoconsommation, et qui à mon sens, porte atteinte aux intérêts de la nation. Nous verrons l’évolution des choses dans les jours qui suivent.  Le projet est en route vers le parlement. Après, il faut analyser les chiffres en toute sérénité et sans jugement de valeur. Pourquoi nous sommes à 20% au lieu de 42%, et essayer de rattraper le gap de 32 points d’ici 2030.  Que devons-nous faire avec l’efficacité énergétique ? Un objectif national de 12% de réduction des consommations a été défini en 2010 : j’ai cherché je n’ai rien trouvé, ou sont les 12% ? Face au problème de décarbonations avec l’Europe, il est très urgent de créer la bourse carbone marocaine certifiée à l’international qui nous permettra de protéger nos entreprises exportatrices. A partir des orientations royales de 2009 : Efficacité énergétique et Energies Renouvelables, il est de notre devoir d’exprimer très clairement la loi de la transition énergétique du Maroc, avec une très forte implication du secteur privé, et dans ses règles de rentabilité. Sans oublier l’adéquation avec le nouveau modèle de développement du pays.

 
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