Dossier

Driss Jettou, lanceur d’alerte ou justicier ?

Depuis quelques années, la Cour des comptes, dirigée par l’ancien Premier ministre du Maroc, Driss Jettou, n’a cessé d’attirer l’attention sur la mauvaise gestion des deniers publics. Ses rapports annuels qui pointent des irrégularités budgétaires dans différentes institutions publiques, donnant ainsi un aperçu de l’évolution de la gouvernance dans le Royaume, en font trembler plus d’un. Pour autant, la Cour des comptes qui fait encore parler d’elle avec la publication de son exercice 2018, ne semble pas très connue quant à son fonctionnement. Comment travaillent les équipes de Driss Jettou ? Quelles sont les suites données aux rapports annuels ? Quid du choix des organismes publics nationaux à contrôler ?

Comme chaque année, le rapport d’activité de la Cour des comptes occupe l’actualité avec la publication de celui de l’exercice 2018. Ce document est chaque fois très attendu  au vu des constats qu’il révèle et des pistes qu’il ouvre en matière d’évaluation de la gestion des institutions publiques. Il faut dire que la Cour des comptes avait commencé à prendre une nouvelle dimension depuis la nomination en 2003 d’Ahmed Midaoui à la tête de l’institution. Sous les neuf ans de présidence de ce dernier, la Cour des comptes a vu ses pouvoirs sensiblement étendus, devenant dans la foulée une institution incontournable de contrôle de la gestion des dépenses publiques. Au point que le travail abattu a quelque peu occulté les rapports de l’Inspection générale des Finances (IGF). Il faut souligner également que le travail des Cours des comptes régionales a aidé dans la construction de cette image positive au point que les juges, débarquant dans une administration ou dans une collectivité locale, sèment la peur. Mais si Midaoui qui publiait régulièrement des rapports d’activité de l’institution qui ont épinglé la gestion de plusieurs établissements publics et collectivités locales, a été à l’origine de la mise en orbite de la Cour des comptes, il n’en demeure pas moins que la volonté, maintes fois exprimée, du Souverain, de moraliser la vie publique y est pour beaucoup. 

Et à partir d’août 2012, la Cour des comptes va encore monter en puissance avec la nomination de Driss Jettou à la place de Midaoui qui a souhaité se retirer pour des raisons de santé à l’époque. 

Nouvelle vision moderne du contrôle 

Cette nomination de celui qui avait  dirigé le gouvernement de 2002 à 2007, avait été bien accueillie par les milieux politiques et par l’Administration publique. L’ancien Premier ministre a laissé une image positive, qui suscite le consensus et inspire la confiance même si à l’époque, sa nomination était diversement commentée dans les coulisses. En effet, certains estimaient le choix judicieux, pendant que d’autres l’interprétaient comme une tentative de ralentir le travail de la Cour des comptes. A noter aussi, que cela intervenait au moment où de nombreuses affaires défrayaient la chronique. Certaines ont jeté des responsables d’établissements publics en prison.

Quoi qu’il en soit, la nomination de Driss Jettou intervenait à un moment où la Cour des comptes jouit d’un nouveau statut et de nouvelles missions. C’est l’une des principales institutions qui devaient donner un contenu réel au principe constitutionnel qui lie la responsabilité à la reddition des comptes. En plus, elle est chargée du contrôle et du suivi des déclarations de patrimoine, de l’audit des comptes des partis politiques et des dépenses relatives aux opérations électorales. Si ces missions de l’institution effraient certains, elles sont salutaires pour d’autres. Et la Cour des comptes sous la houlette de Jettou a beaucoup fait parler d’elle au cours de ces dernières années, surtout depuis que plusieurs fonctionnaires, dont des ministres, ont été sanctionnés en août 2018 sur la base de rapports élaborés par l’institution. D’aucuns y voyaient comme le début d’une nouvelle phase de la vie de la Cour. Nombreux sont aujourd’hui, ceux qui considèrent cette juridiction comme une arme contre la mauvaise gestion des deniers publics. Ses rapports annuels révèlent des irrégularités budgétaires dans différentes institutions publiques et donnent  ainsi un aperçu de l’évolution de la gouvernance dans le Royaume. Pour autant, la Cour des comptes ne semble pas très connue. Quid de son fonctionnement ? 

Aujourd’hui, cette institution assure le contrôle de régularité de tous les comptes des comptables publics. Elle contrôle la discipline budgétaire.  Autrement dit, elle traque toute infraction financière commise par des ordonnateurs ou des sous-ordonnateurs. La Cour des comptes s’occupe du contrôle de gestion de tous les établissements où l’Etat a une participation égale ou supérieure au tiers du capital. 

Globalement, la Cour  des Comptes et les Cours Régionales des Comptes exercent trois missions dans  le domaine  du contrôle des Etablissements  et  Entreprises  publics  (EEP) : une mission de vérification et de jugement des comptes des comptables  publics  dont les trésoriers payeurs et les agents comptables, une mission en matière de discipline budgétaire et financière et une mission de contrôle de la gestion auxquelles s’ajoutent une mission d’évaluation des politiques publiques de manière générale et des études thématiques.  Les rapports relatifs au contrôle de la gestion des EEP établis par la Cour des Comptes sont transmis au ministre de l’Economie et des Finances qui communique systématiquement à la Cour ses avis, commentaires et réponses dans les délais prévus par le code susvisé.  

Nouvelles prérogatives

Et depuis un peu moins de trois ans, un changement majeur a été apporté dans le fonctionnement de la Cour des comptes : l’institution a, depuis, la possibilité de saisir directement le procureur du Roi. Avant cela, il fallait que le rapport atterrisse sur le bureau du ministre de la Justice pour que lui-même l’envoie aux procureurs. Et cela prenait beaucoup de temps et sans aucune garantie de bonne fin. Au bas mot, cette disposition accorde à la Cour des comptes une réelle autonomie de décision, ce qui sans aucun doute permettra aux équipes de Driss Jettou, de faire avancer les enquêtes qui demeuraient jusqu’ici sans suite effective.

Autre disposition qui a renforcé les missions de la Cour, c’est le rôle «d’assistance au Parlement» concédé à la l’institution. La Cour des comptes supplée les deux Chambres dans le contrôle des finances publiques et contribue ainsi au suivi des recommandations formulées dans ses rapports. Ce qui veut dire que la Cour peut sur demande de la Chambre des représentants ou celle des Conseillers, exécuter des missions d’évaluation de l’exécution des projets.

Sur le terrain également, la Cour des comptes publie chaque année son rapport qui rend compte de ses missions de contrôle de la gestion, de l’évaluation des projets publics et vérification concernant la discipline budgétaire et financière. Ce document donne lieu à des arrêts et à des affaires qui empruntent la voie pénale. Par exemple, au titre de l’année 2018, l’institution a réalisé 50 missions de contrôle de la gestion des organismes publics et d’évaluation des programmes publics. Les Chambres de la Cour des  comptes ont rendu 185 arrêts en matière de vérification et jugement des comptes et 15 arrêts en matière de discipline budgétaire et financière. En même temps, le procureur général du Roi près la Cour des comptes a saisi le ministre de la Justice pour 8 affaires de nature à justifier une sanction pénale.  Quant aux principales réalisations des Cours régionales des comptes, elles consistent en l’exécution de 224 missions de contrôle de la gestion portant sur des collectivités territoriales, des établissements publics locaux et des sociétés de gestion déléguée. Par ailleurs, 1.963 arrêts définitifs ont été rendus en matière de vérification et de jugement des comptes et 53 jugements en matière de discipline budgétaire et financière. 

 De même, les juridictions financières ont poursuivi l’opération de réception des déclarations obligatoires de patrimoine, en recevant en 2018 un total de 9.387 déclarations, dont 8.461 déposées auprès des Cours régionales des comptes, portant ainsi le nombre total des déclarations reçues par les juridictions financières depuis 2010, (date d’entrée en vigueur du dispositif juridique régissant la déclaration obligatoire de patrimoine ) à 231413 déclarations. 

Les suites données aux rapports annuels

Aujourd’hui, l’opinion publique s’intéresse aux révélations des rapports de l’institution, alors que la majorité veut du concret et notamment la traduction des «coupables» devant le juge pénal. «Les juridictions financières sont investies d’une fonction juridictionnelle punitive relative à la discipline budgétaire et financière. Pour la première fois depuis son institution, la Cour des comptes relève depuis quelques années par ses propres moyens et non seulement suite à des saisines externes des pouvoirs publics, des cas d’indiscipline budgétaire et financière et procède à l’auto-saisine (saisine interne) et ce, dans le cadre du contrôle intégré : nouvelle vision moderne du contrôle mariant d’une manière simultanée le contrôle de la conformité aux lois et règlements et le contrôle de la gestion assorti de l’évaluation de la performance. S’agissant des irrégularités et infractions à la loi, plusieurs personnes ont été mises en cause et poursuivies », fait constater Mohammed Berraou, Docteur d’Etat en droit, expert international en gouvernance et reddition des comptes  et  spécialiste des institutions supérieures de contrôle. Selon ce dernier, des suites juridictionnelles financières, pénales ou administratives sont réservées soit par la Cour des comptes (amendes en matière de discipline budgétaire et financière et débats assortis le cas échéant d’amendes en matière de gestion de fait), soit par l’autorité judiciaire ou encore les autorités disciplinaires administratives, le cas échéant. Lesquelles parties sont tenues d’informer la Cour des comptes des suites données aux dossiers communiqués. «Les juridictions financières ont relevé des faits qui paraissent constitutifs d’infractions pénales (8 cas pour le rapport 2018) et ont transmis les dossiers les concernant au Président du Parquet général», précise Mohammed Berraou. A noter également, que la Cour des comptes a un pouvoir de « remontrance publique» qui peut constituer en soi une sanction morale dissuasive, allant de la transmission du rapport annuel au Souverain, jusqu’à sa publication et sa diffusion. « SM le Roi étant le premier destinataire du rapport annuel avant sa publication, est informé de la réalité des gestions publiques auditées ; ce qui constitue un moment très fort ayant un double effet : d’une part, dissuader l’indiscipline budgétaire et financière (effet préventif), d’autre part encourager les bons gestionnaires à accroître leurs efforts (effet incitatif)», explique Mohammed Berraou qui précise que les rapports de contrôle dont la synthèse est insérée dans les rapports annuels contiennent des observations et des recommandations relatives d’une part, à la conformité aux lois et règlements et d’autre part, des observations et des recommandations relatives aux redressements des disfonctionnements et à l’amélioration de la performance de la gestion dans le cadre de la mise en jeu de la responsabilité managériale. A noter, que la Cour des comptes avait déjà relevé dans l’un de ses anciens rapports que «l’action des juridictions financières , à travers les recommandations formulées dans les différents rapports , a suscité des réactions positives de la part des responsables publics , en témoignent les réponses des organismes contrôlés et des autorités de tutelle, faisant état des premiers redressements des disfonctionnements relevés et surtout leur engagement à s’inscrire dans une dynamique d’amélioration de la gestion ayant pris comme point de départ la mise en œuvre des recommandations formulées dans les rapports». «En vertu de la loi et conformément aux normes internationalement reconnues, la Cour des comptes a le droit et le devoir d’assurer elle–même du suivi des suites données aux recommandations relatives aux redressements des disfonctionnements et à l’amélioration de la performance de la gestion», estime Mohammed Berraou. Quid de la démarche suivie par l’Institution? Celle-ci passe par plusieurs étapes. La Cour rappelle ses recommandations, l’organisme contrôlé précise les actions planifiées, puis les calendriers de réalisation et enfin l’état d’avancement effectif. Après avoir recueilli ces informations, la Cour des comptes effectue des visites sur place pour constater les réalisations enregistrées avant que des rapports de contrôle de suivi ne soient établis, constatant la progression des organismes contrôlés. C’est à se demander si la Cour des comptes dont les attributions juridictionnelles et administratives impliquent un nombre très élevé de magistrats, a les moyens en postes budgétaires et en matériel pour s’acquitter convenablement de sa mission. Si en 2002, seuls 72 magistrats, étaient opérationnels à la Cour, l’effectif est aujourd’hui composé d’environ 350 magistrats et 250 fonctionnaires. Logique qu’avec un tel effectif le nombre de missions menées par l’institution soit limité. C’est ainsi que cette juridiction est obligée de sélectionner les organismes publics à contrôler à travers un certain nombre de critères : l’équilibre entre la taille, le risque, le territoire, et le secteur. Toujours est-il que le choix se fait d’une manière collégiale.

 
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