Société

Hautes fonctions publiques au Maroc et double nationalité : véritable enjeu de gouvernance ou polémique d’arrière-garde

Dans un monde façonné par l’accélération de la troisième révolution industrielle et les enjeux des avancées aussi fascinantes qu’effrayantes de la médecine augmentative (qui aspire à porter la longévité de la race humaine à 200 voire 300 ans !) ou encore de l’intelligence artificielle, notamment dans sa version forte et prométhéenne (qui vise à créer des machines dotées de conscience et d’émotions), mais également les conséquences d’une telle évolution sur le registre de l’organisation économique et l’empreinte écologique (économie collaborative, économie circulaire…), la majorité des nouveaux défis auxquels est confronté l’humanité sont, désormais, de portée mondiale et de dimension planétaire. Ce qui pousse des pays, les Etats-Unis en premier lieu, à naturaliser massivement des chercheurs, des scientifiques, des médecins et des compétences de différents horizons pour maintenir leur longueur d’avance dans ces domaines clefs où se joue l’avenir de l’humanité. La nomination par le président américain Donald Trump du marocain Moncef Slaoui à la tête de la direction scientifique de l’opération “Warp Speed” en charge de découvrir un vaccin contre la Covid-19, en est la parfaite illustration même s’il est loin d’être le seul binational (ou multinational) qui occupe un poste hautement stratégique dans le pays de l’Oncle Sam (chez les GAFAM qui sont aux premières loges de la transformation du monde, ils sont même légion !).

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Et si cette nomination a suscité la fierté chez les millions de marocains qui ont découvert le visage de ce compatriote pour la première fois un certain 13 mai 2020, elle a également soulevé chez quelques penseurs et observateurs de la vie sociale et politique de notre pays des interrogations plus réfléchies quant à la cartographie mondiale de telles compétences marocaines hors pair et dont le Maroc a grandement besoin pour sortir de la « trappe » des pays à revenus intermédiaires et cheminer vers une meilleure répartition des richesses. D’aucuns ont même rêvé de voir un jour l’expert en biologie moléculaire né à Agadir, à la tête de notre Ministère de la Recherche Scientifique ou pourquoi pas, de celui du Ministère de la Santé. Je dis bien un rêve, car ni le salaire d’un membre du gouvernement, ni les conditions de travail de la majorité d’entre eux ne sont à même de rivaliser avec l’attrait matériel et l’épanouissement intellectuel que les pays d’adoption assurent à ces « cerveaux d’exception ». Or même ce rêve, on veut  nous le confisquer ! En effet, alors que l’encre des pétitions et contre-pétitions des artistes et intellectuels marocains n’est pas encore sèche (Lire notre article du 26 août 2020 :«Collectif des 670» contre «Manifeste des 400» : quand les artistes marocains se déchirent sur fond de machination contre le Maroc.), des professionnels des médias, des intellectuels et des citoyens de tous bords adeptes de l’agora des temps modernes, s’empaillent depuis quelques jours par presse interposée ou sur la toile au sujet de la double nationalité de ceux qui occupent de hautes fonctions publiques dans l’administration et le gouvernement marocains. Si le sujet n’a rien d’un scoop, cette fois-ci, le déchainement auquel il donne lieu semble être beaucoup plus passionnel d’autant plus que ceux qui alimentent la polémique ont eu tôt d’assaisonner la tambouille par la question (qui n’a rien à voir du coup) de l’accès à des « informations stratégiques » de la part des hauts commis d’Etat qui ont, par ailleurs, une autre nationalité que marocaine. Sans doute que les temps délétères et difficiles que traverse notre pays (à l’instar du reste du monde d’ailleurs) y sont pour quelque chose, sachant qu’étymologiquement le mot crise qui vient du grec krisis (« κρισις ») renvoie à la séparation (entre deux mondes ou entre deux vérités) et à l’action ou la faculté de distinguer. Et justement, il serait de bon aloi de distinguer le bon grain de l’ivraie dans cette histoire. D’abord en évacuant le sujet du secret professionnel, du reste bien encadré par le Code Pénal marocain qui, rappelons-le, fait partie des cadres juridiques les plus conservateurs en la matière en infligeant à toute personne qui enfreindrait ce principe sanctuarisé pour quelque motif que ce soit (y compris pour ceux de dénoncer une malversation, une concussion ou une fraude) une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. Donc que des binationaux aient accès à des informations sensibles voire même stratégiques, cela ne les rend ni plus vulnérables (face à la tentation de s’en servir de mauvais aloi) ni moins justiciables (dans le cas où il franchirait le pas) que leurs concitoyens dépourvus de tout autre nationalité.

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Quant à la question de fond sur l’interdiction ou pas de l’accès à des postes stratégiques, notamment dans la fonction publique, aux citoyens ayant une double  nationalité, si elle n’est pas moins légitime dans le cadre d’un débat démocratique, constructif et objectif, on ne peut s’empêcher d’y soupçonner les relents d’un certain souverainisme qui pèche par ses œillères en se basant sur des préjugés (loyauté et fidélité des binationaux) et en agitant ce que Tocqueville appelait les « passions démocratiques » à savoir la colère, la jalousie, la peur et, surtout l’indignation (devenue le premier carburant de l’audimat des sociétés modernes). Car, à tout prendre, ce qu’on attend aujourd’hui d’un ministre (pour prendre l’exemple de la haute et la plus prestigieuse des fonctions publiques ), c’est qu’il soit pourvu de courage, charisme, compétence et de disposer, de surcroît, d’une culture économique, historique et scientifique pour mettre l’action publique au diapason des enjeux cités plus hauts. Comment faire autrement, alors que les avancées à grands pas en matière d’intelligence artificielle, de robotique, de nanotechnologies et de biotechnologie sont en train de transformer le monde et l’humanité tout en présageant un « déversement schumpétérien » inédit qui met en péril l’emploi d’une bonne partie des salariés et travailleurs dans le monde (et à plus forte raison des marocains qui sont nettement moins préparés à faire face aux conséquences d’un tel changement en vue de civilisation). Cela remet bien à sa place l’« enjeu » (si c’en est un !) de la double nationalité de nos dirigeants puisque à y réfléchir de plus près, la probabilité que notre classe politique (de plus en plus décriée et incapable de faire face aux défis du monde d’hier, ne parlons même pas de celui qui s’esquisse à l’horizon) puisse remplir haut la main les cases d’une telle « fiche de poste » serait d’autant plus faible qu’elle ne l’est déjà en s’aliénant tout le vivier des compétences marocaines qui disposent d’une double (voire triple) nationalité, qu’elles soient résidentes actuellement au Maroc ou pas. Et tout cela au nom d’un prétendu risque de « manque de loyauté » ou d’entorse à la « souveraineté nationale ». Rien que cela !  Faut-il rappeler qu’en France par exemple (pays de longue tradition démocratique où un regain de souverainisme est également à l’ordre du jour), la condition de disposer de la nationalité française n’est appliquée pour l’accès à une fonction ministérielle que par jurisprudence (et non de jure), alors que le site vie-publique.fr qui détaille les prérequis  pour être ministre  (tels ne pas être en même temps ministre et député, ne pas être membre du Conseil constitutionnel, ne pas continuer à exercer une activité professionnelle…) n’y fait aucune allusion ! Quant à la présence de binationaux dans les différents gouvernements, elle a rarement suscité des tollés au-delà de certains cercles ultra-conservateurs d’extrême droite, comme ce fut le cas en 2016 par une pétition n’ayant pas dépassé quelques centaines de signatures et qui visait entre autres les franco-marocaines Myriam El Khomri et Najat Vallaud-Belkacem. Najat Vallaud Belkacem dont la nomination avait réjoui tous les observateurs de la chose publique au Maroc, y compris ceux qui crient haro sur les binationaux parmi nos dirigeants. Certes, un pays comme l’Algérie a fait, depuis 2017, de la nationalité algérienne exclusive une condition d’accès à toute une liste de hautes fonctions publiques, mais le récent refus d’un ministre nommé par Tebboune de renoncer à sa nationalité française (préférant plutôt rendre son maroquin) en dit long sur l’efficacité (ne parlons même pas de son équité dans un pays où plus d’un citoyen sur dix dispose d’une autre nationalité, ce qui n’est pas loin du cas marocain) d’une telle mesure sans compter qu’en matière de politique économique et de gouvernance, notre voisin est loin d’être un parangon à suivre. 

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Au demeurant, alors que les citoyens marocains retiennent leur souffle en espérant une sortie de crise des plus rapides et nourrissent de grands espoirs quant au nouveau modèle de développement censé mettre, enfin, le pays sur la voie d’un vrai décollage économique et social, il est urgent de canaliser les énergies et les bonnes volontés vers des débats fertiles et des enjeux protéiformes qui doivent nous interpeller dans un monde où les sociétés dites « liquides » (i.e. ayant le souci de transformations incessantes pour s’adapter aux changements permanents) seraient les gagnantes à tout point de vue, selon le sociologue britannique Zygmunt Bauman car les mieux armées dans le nouveau monde digital hyper-darwinien qui s’annonce et où justement (y a qu’à lire Darwin et les nouvelles découvertes en paléoanthropologie pour s’en convaincre) la variété et la diversité d’ordre linguistique, culturel, génétique et intellectuel, sont de formidables atouts et non des handicaps. 

 
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