Société

Injustice : La dictature de l’arbitraire

On critique toujours l’arbitraire, mais on oublie souvent qu’il est le résultat de lois dépassées par la réalité sociale. Une réforme du code pénal s’avère nécessaire et tout est mis en oeuvre pour mettre en place un état de droit. N’empêche que par exemple, la corruption ne recule pas vraiment, et que des citoyens «normaux» bafouent la loi quotidiennement.

 

 «Au Maroc, nous sommes tous des prisonniers en sursis”, commentait une femme d’affaires. Depuis quelques temps, cette boutade anodine prend tout son sens. L’arbitraire qu’on croyait derrière nous, est toujours pour certains une réalité cuisante. “Les forces de l’ordre n’importunent personne de nos jours”, tempère cependant l’avocat, Youssef Chehbi. Pour lui, l’arbitraire est tout simplement l’inadéquation des textes de lois qui ne correspondent plus à la réalité sociale du Maroc d’aujourd’hui. Pourtant, une affaire a attiré l’attention de notre rédaction. A Marrakech, un agent immobilier a été mis en prison pour avoir loué un appartement à un couple non marié. Le gardien de l’immeuble n’a pas tardé à le rejoindre, la raison avancée étant qu’il “n’a pas fait son travail”. Intéressant de voir un simple gardien d’immeuble “élevé” au rang d’auxiliaire de police, lorsque cela arrange certains. Enquête faite, il semblerait que les instructions viennent de plus haut. A Marrakech, par exemple, on veut mettre fin à la “prostitution”, quitte à taxer des innocentes. On veut donc moraliser les moeurs quel qu’en soit «le coût». Imane, la vingtaine, témoigne: “lorsque je suis amenée à loger dans un hôtel et que je suis accompagnée, on me demande systématiquement mon acte de mariage, avant de me louer une chambre. Même lorsque je rentre chez moi en voiture, il n’est pas rare qu’un agent de police m’arrête pour contrôler mes liens avec celui qui m’accompagne, serait-ce mon frère.” Surprenantes pratiques celles là, le contrôle d’identité est pour le moins injustifié.
“Un agent de police a certes le droit, dans certains cas, de procéder à un contrôle d’identité. Mais pas celui de se mêler de la vie privée des citoyens”, pointe Me Chehbi. Le contrôle de liens de parenté entre les hommes et les femmes ne relève pas de la loi. Nul n’est censé l’ignorer, serait-on presque tenté de dire. Mais d’un autre point de vue, cela alimente une véritable économie parallèle: un couple non marié se doit de louer deux chambres séparées ! C’est à ce prix qu’il peut habiter l’hôtel en toute quiétude. A moins d’une descente de police (la rafle), ils ne seraient pas inquiétés.

L’interdit prête le flanc à l’arbitraire
Un autre cas où l’arbitraire est de rigueur: celui des avortements clandestins. Pris dans leur ensemble, on évalue ces “pratiques” à quelques 800 par jour. Autrement dit, cela génère un chiffre d’affaires évalué à quelques 850 millions de DH par an. Un pactole qui profite globalement à quelques gynécologues en blouse blanche qui risquent par ailleurs, la radiation et la prison. En effet, la loi est claire à ce sujet : toute personne qui provoque un avortement ou y porte assistance est passible de 10 ans de prison. De quoi donner à réfléchir à certains, mais n’empêche pas d’autres professionnels en blouse blanche de s’y adonner. La solution? Revoir de fond en comble ces codes de lois dépassés qui ne cadrent plus avec la réalité sociale d’aujourd’hui. “Le PJD a l’opportunité de rentrer dans l’histoire. S’il a le courage d’aller contre son électorat, il pourra changer les choses et marquer la société marocaine de son empreinte”, affirme Youssef Chehbi. Même si ce raisonnement ne tient pas compte de la base électorale conservatrice, il pourrait déboucher sur une autre logique: celle de savoir quel projet de société nous voulons pour le Maroc. Alors, certes, la loi est là pour “limiter les dégâts”, mais dans les faits, nombre de marocains sont des contrevenants à la loi.
Un autre exemple puisé de la réalité illustre cette inadéquation des textes et de la pratique courante : la consommation d’alcool. Officiellement, il est interdit aux musulmans de consommer de l’alcool. Or, si l’on s’en tient seulement à la bière, les statistiques indiquent une consommation de huit litres par personne et par an. Loin d’affirmer que tous les Marocains boivent de la bière, ces chiffrent montrent qu’il y a une consommation d’alcool de la part de Marocains musulmans qui “de facto” contreviennent à la loi. Pour un autre avocat de la place : “c’est tout bonnement une hypocrisie. Si on s’avisait à appliquer la loi stricto senso, le quart des Marocains seraient passibles de prison”, déclare t-il avec emphase. Mais ces faits rapportés même grossièrement, pointent d’autant le problème de l’arbitraire. La loi ne s’applique pas, et pourtant, elle est là comme une épée de Damoclès au dessus de nos têtes. A la limite, il n’y a pas un agent de police qui ne soit en position d’arrêter une personne pour un motif ou un autre, en application d’un texte existant.

Un prétexte à la corruption
“Le problème qui se pose n’est pas celui de l’arbitraire, mais plutôt d’un appareil juridique dont on sait qu’il est dépassé, et pourtant maintenu. C’est comme si le pouvoir législatif hésitait à le changer, et refuse d’en endosser la responsabilité,” poursuit Me Chehabi. Pour Saad Amrani, c’est cela qui provoque les conditions favorables à la corruption, qui prend parfois des allures de racket : “on m’a surpris avec une jeune femme. Nous ne faisions rien de mal, mais il a suffi que l’agent la menace d’appeler ses parents et de nous emmener au poste, pour que la jeune femme panique et débourse tout l’argent qu’elle avait sur elle.” Ce n’est pas si loin, c’était en 2010. Depuis, les choses ont peu changé. D’autres relatent toujours la même histoire, le même argument fallacieux, qui autorise l’agent d’autorité à demander ses papiers à une demoiselle dans la rue, accompagnée ou non. Hayat s’insurge contre cet état de faits : “c’est comme si, dans la société marocaine, la femme est constamment suspectée de débauche. Comme si elle était l’origine de toute dépravation, et mérite la violence permanente qui lui est faite.” Histoires maintes et maintes fois répétées, au point que certaines jeunes femmes en arrivent à préférer rester chez elles. Lasses, elles évitent de sortir et se replient sur des diners entre amis et des soirées privées. C’est comme s’il y avait une volonté de confiner les libertés des célibataires à quelques cinémas ou autres cafés, à fréquenter le jour bien sûr. Au final, la réalité du terrain est encore en défaveur des femmes, plus exposées à l’arbitraire, lorsque les hommes, eux, peuvent encore s’en tirer à bon compte, avec une blague, un sourire et un “petit billet”.

 
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