Fiscalité

La recherche scientifique au Maroc face à l’impôt

Un regard profondément critique sur l’état du monde, permet de constater que la première force stratégique des grandes puissances réside dans le développement de la «matière grise». Au niveau national, malgré la compréhension officielle de cet enjeu et l’engagement théorique, la déclinaison concrète en mesures favorables à la recherche scientifique demeure marginale, aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé.  

Depuis l’indépendance, presque tous les secteurs économiques ont bénéficié d’incitations fiscales, malheureusement souvent perçues comme des « avantages » et confondues à des «privilèges fiscaux» dans une économie dominée par la logique de la rente. C’est ainsi que les exportations, les activités minières, l’artisanat, l’enseignement privé, les activités sportives, le tourisme, l’immobilier, l’agriculture, les zones franches ou activités offshore (…) ont pu bénéficier de dérogations fiscales qui constituent un appui indirect de l’Etat, chiffré globalement en dépenses fiscales, au cours des 10 dernières années, à un montant annuel moyen de 32 milliards de DH. L’évaluation des dépenses fiscales se fait annuellement de manière exclusivement budgétaire. Aucune évaluation d’impact économique, social et environnemental n’a été faite, à ce jour.

La recherche scientifique appliquée, en particulier la recherche développement, articulée aux activités économiques, est quasi-totalement absente de ces incitations fiscales. Au mois de juin 2018, le décret pris en application de l’exonération temporaire, en matière d’IS, au profit des «secteurs industriels », de la loi de finances de l’année 2017, prévoit certaines filières qui n’ont rien d’industriel. C’est le cas des «abattoirs» perçus de plus en plus comme un créneau juteux, dans l’avenir proche, avec l’actuel dénigrement des abattoirs municipaux. La Loi de finances de l’année 2019 a même prévu une baisse du taux d’imposition applicable aux grandes exploitations agricoles, à 20%. Cela veut dire que le gouvernement a une préférence à l’encouragement des secteurs à faible valeur ajoutée, voire parfois nocifs à la santé de la population (c’est notamment le cas des battoirs, la consommation excessive des viandes étant actuellement suffisamment démontrée scientifiquement comme l’un des principaux facteurs de certaines maladies).

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En fait, la politique fiscale actuelle reflète la réalité des politiques publiques dans leur ensemble qui condamnent le Maroc à se spécialiser dans des secteurs d’activité à faible valeur ajoutée, selon la logique actuellement dépassée de l’avantage comparatif. Briser ce cercle vicieux exige un volontarisme politique exceptionnel. Partout dans le monde, les chercheurs marocains en exil ont réussi à prouver individuellement et en équipe leur excellence. La mise en place d’un «écosystème national» est devenue de plus en plus une exigence incontournable pour permettre à notre pays de garder sa «matière grise » et encourager l’élite scientifique locale à se développer et à s’épanouir. 

La prise de conscience nationale de cette priorité a commencé à se traduire, bien que faiblement et partiellement, sur le plan fiscal, à travers quelques mesures prises au cours des dernières années, en particulier en matière d’IR. Ainsi les « bourses d’études » accordées par des entreprises, en général pour financer des travaux de recherches universitaires, bénéficient de l’exonération fiscale au profit des étudiants bénéficiaires, tout en étant fiscalement déductibles en tant que « charges d’exploitation » dans la détermination du résultat fiscal imposable chez l’entreprise donatrice, en matière d’IR (Revenus professionnels) et en matière d’IS. Est aussi exonérée, en matière d’IR, l’indemnité de stage mensuelle brute plafonnée à 6 000 DH, versée aux stagiaires, lauréats de l’enseignement supérieur ou de la formation professionnelle, recrutés par les entreprises du secteur privé, pour une période de 24 mois. Certes, cette exonération, introduite initialement par la Loi de finances de l’année 2011, vise surtout à encourager le recrutement et l’insertion dans l’emploi des jeunes diplômés. Néanmoins, cette mesure dérogatoire a l’avantage de favoriser les profils qualifiés issus de l’enseignement supérieur. Plus explicitement et directement, la Loi de finances de l’année 2017 a prévu l’exonération des rémunérations et indemnités brutes, occasionnelles ou non, versées par une entreprise à des étudiants inscrits dans le cycle de doctorat et dont le montant mensuel ne dépasse pas 6 000 DH pour une période de 36 mois, à compter de la date de conclusion du contrat de recherches. La limitation de la durée de 36 mois a été introduite par la Loi de finances de l’année 2019. Or, il est bien établi que la durée moyenne d’une recherche en doctorat est de 5 à 6 ans.

A noter que le Code Général des Impôts prévoit aussi l’exonération, en matière d’IR, des « prix littéraires et artistiques dont le montant ne dépasse pas annuellement 100 000 DH». Pourquoi ne pas avoir prévu l’extension de cette exonération aux «prix scientifiques», à l’occasion des découvertes et inventions issues de travaux de recherche scientifique? De manière générale, le taux d’abattement des frais professionnels, appliqué dans la détermination du revenu salarial net imposable pour les enseignants chercheurs, est identique au taux d’abattement appliqué à n’importe quel salarié de la fonction publique, soit 20%, avec un plafond de 30 000 DH. En matière de TVA, l’exonération concerne les opérations de vente portant sur «les journaux, les publications, les livres, les travaux de composition, d’impression et de livraison y afférents (…) ainsi que les CD-ROM reproduisant les publications et les livres », à caractère scientifique ou non. Cette exonération est étendue aux « papiers destinés à l’impression des journaux et publications périodiques, ainsi qu’à l’édition, lorsqu’ils sont dirigés, sur une imprimerie», et aux «films documentaires et éducatifs». Plus spécifiquement, sont exonérés, en matière de TVA, «les matériels éducatifs, scientifiques ou culturels importés, en franchise des droits et taxes applicables à l’importation, conformément aux accords de l’UNESCO, auxquels le Maroc a adhéré (…). C’est aussi le cas des biens, matériels, marchandises et services acquis, ainsi que les prestations effectuées par « l’Institut de Recherche sur le Cancer ».Ainsi, la fiscalité est faiblement favorable à la recherche scientifique, appliquée ou non.

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Face aux priorités qui seront définies par la Commission chargée de mener une réflexion collective sur le nouveau modèle de développement, et donc face aux attentes individuelles et collectives qui sont à la base de ces priorités, il est possible d’envisager l’introduction de mesures nouvelles et pertinentes constituant explicitement un appui indirect de l’Etat, en termes d’exonérations fiscales, que ce soit sur le plan individuel, au profit des chercheurs scientifiques, ou sur le plan institutionnel, au profit d’organismes ou d’entreprises publiques ou privées.

Au profit des enseignants chercheurs, il est possible de prévoir des abattements spécifiques et complémentaires correspondant aux frais professionnels engagés dans le cadre des abonnements à des revues ou sites spécialisés, la participation à des conférences, les frais de voyages pour des rencontres scientifiques, les frais engagés pour mener des investigations, des enquêtes de terrain, des explorations dans des zones naturelles (mers, océans, forêts, montagnes…).

Au niveau des entreprises, il est possible de conditionner le bénéfice de l’exonération à l’investissement d’une partie du bénéfice à la recherche et développement, avec possibilité d’étalement sur plusieurs exercices. Des mesures dérogatoires particulières peuvent aussi être prises spécialement pour encourager la constitution de « laboratoires de recherche », associant les universités et les entreprises.

La recherche scientifique, un facteur stratégique de développement
« Pour le Tiers-monde, la recherche n’est pas un luxe. Elle constitue la première des conditions d’un développement maîtrisé localement. Son efficacité ne se réduit pas au montant des crédits :
une gestion rationnelle des rares ressources humaines et l’utilisation intelligente de l’aide étrangère sont des conditions tout aussi importantes (…). Il appartient aux pays développés d’adapter leur coopération à ces principes, et non de pérenniser des relations de dépendance génératrices de gaspillage et de fuite des cerveaux. » (Alain Ruellan, le Monde diplomatique, Août 1988).

L’investissement R&D dans le monde en 2017. Les 50 premiers Etats. (en milliards de $).

 
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