Dossier

Le bon exercice des pouvoirs prime sur leur partage

 

Lors de l’ouverture de la session parlementaire d’octobre, Sa Majesté le Roi vient de recadrer le débat sur la régionalisation avancée. Pour le Souverain, ce dont il s’agit ce n’est pas simplement de procéder à une nouvelle répartition des pouvoirs entre l’Administration Centrale et les Régions. L’objectif est bien plus profond : la régionalisation doit conduire à rendre plus efficientes les politiques publiques territoriales.
par A.Abouhani, Professeur à l’INAU

Le discours de vendredi dernier s’inscrit dans le prolongement des initiatives Royales précédentes. Déjà en Janvier 2010, le Souverain avait posé le cadre de la réforme territoriale à entreprendre : «Nous avons procédé au lancement de la régionalisation avancée dont la vocation est de raffermir la bonne gouvernance territoriale et de stimuler la dynamique du développement intégré ». Ce discours établit une relation étroite entre le renforcement des compétences de la région et la promotion de la bonne gouvernance territoriale. Il y a donc une continuité dans l’approche Royale et dès le lancement du processus, le Souverain a établi une forte articulation entre le processus de régionalisation, l’amélioration de l’efficience des politiques publiques et la mise en cohérence des politiques sectorielles dans les territoires.
En principe, la régionalisation ne doit pas être un objet de politique politicienne. C’est plutôt un outil organisationnel qui permet d’aboutir à la bonne gouvernance territoriale. La régionalisation élargie vise à corriger les travers du centralisme, d’élargir les niveaux de participation et d’enclencher un cercle vertueux : plus les élites locales participent à l’élaboration des politiques publiques, plus elles adhèrent à ces politiques et plus ces politiques répondent à des besoins réels et auront des effets bénéfiques sur les populations concernées.
La régionalisation contribue ainsi à une meilleure gouvernance territoriale. Elle devient un outil pour rendre plus efficient les politiques publiques et permet de réduire le décalage entre les programmes nationaux et les réalités sur le terrain. En donnant l’initiative à l’échelon régional, on se donne les moyens pour mobiliser les potentialités de chacun, pour se mettre à l’écoute des besoins de chaque échelon administratif et pour mieux cibler les politiques publiques locales. Le développement de la régionalisation permet ainsi de remobiliser les élites régionales (économiques, politiques et culturelles), de les faire sortir de l’attentisme, de la passivité où elles se trouvent aujourd’hui et de leur redonner l’initiative dans le processus du développement régional et national.
Il est bien certain que la réussite de la régionalisation élargie dépend dans une large mesure de la capacité des élites régionales à prendre en charge le destin de leur territoire et à être en mesure d’initier, de concevoir et de mettre en œuvre des politiques publiques régionales. Certes, l’élargissement des compétences juridiques peut favoriser ce processus ; c’est une condition nécessaire mais pas suffisante. Autrement dit, la question des élites régionales ça ne se décrète pas. C’est le produit d’une lente et complexe maturation sociale, culturelle et surtout économique.

L’enjeu du renouvellement des élites régionales

C’est pourquoi, six mois plus tard, dans le discours du 20 août 2011, le Souverain a placé les questions du renouvellement des élites et de la bonne gouvernance au cœur des grands chantiers de réformes que le Maroc s’apprête à ouvrir depuis l’adoption de la nouvelle Constitution. La réussite du processus de changement en cours dépend donc dans une large mesure du renforcement des capacités des élites nationales et locales, pour qu’elles puissent concevoir et mettre en œuvre un nouveau projet social, une économie moderne, compétitive, innovante et solidaire. La nouvelle Constitution a ouvert de larges perspectives d’évolution de notre système institutionnel, mais qui risquent de rester virtuelles si on n’ouvre pas de grands chantiers de réforme socio-économiques et si on ne transforme pas les modes de gouvernance des territoires. Tout passe finalement par les territoires. Réforme de la Constitution et réforme des modes de gouvernance des territoires sont donc intimement imbriqués. Depuis le Discours du 9 Mars 2011, les deux processus sont liés et ce, pour plusieurs raisons. Il faut d’abord rappeler que c’est bien dans les territoires où se fabriquent les élites. Toutes les catégories des élites nationales viennent des territoires. Les parlementaires, en dehors de quelques parachutages exceptionnels, ont chacun un ancrage territorial. C’est d’ailleurs de la maîtrise des territoires que dépend la longévité parlementaire. On ne peut donc transformer durablement notre système politico-administratif et la configuration des élites, sans transformer les relations de pouvoirs, c’est-à-dire les relations entre les populations et ceux qui les représentent et les gouvernent, dans les territoires.

De la gestion notabilaire classique à une nouvelle gouvernance territoriale

Historiquement, il y a toujours eu un décalage entre les compétences juridiques et la réalité des rapports de force dans les territoires. C’est parce que notre système administratif est sur le plan juridique très centralisé et rigide, qu’il ne reflète pas tout à fait l’état réel des pouvoirs locaux. Autrement dit, on ne peut pas comprendre l’étendue et le fonctionnement des pouvoirs locaux au Maroc en particulier, en se contentant de lire les codes juridiques. Les Pouvoirs locaux traversent les systèmes administratifs mais ne se réduisent pas à ces systèmes.
Autres caractéristiques majeures : les pouvoirs locaux ne se sont pas développés dans la contestation ou la promotion du développement économique. Compte tenu des limites posées aux jeux politiques, les pouvoirs locaux vont fonder leur légitimité sur la médiation et la défense de leurs intérêts particuliers et ceux de leurs clients. Nous avons donc affaire à un groupe d’acteurs, qui portent la demande sociale, la revendication pour obtenir des résultats au profit de certains groupes particuliers. A partir du moment où ces pouvoirs locaux ne peuvent faire que de la médiation, ils vont être dominés par la figure de la notabilité. Le concept de notable permet de rendre compte de ce type de pouvoirs locaux fondé essentiellement sur le clientélisme.
En appelant à « rompre définitivement avec les pratiques électorales scandaleuses, qui ont porté préjudice à la crédibilité des assemblées élues », dans le discours du 20 août 2014 , le Chef de l’Etat a critiqué le processus de formation des élites et a appelé à une rupture avec les pratiques actuelles et à l’émergence d’une élite entrepreneuriale. En effet, l’une des caractéristiques majeures du jeu politique local dans les territoires est qu’il évacue totalement les questions de développement, de croissance et de compétition entre les territoires. Les campagnes électorales, restent marquées par des thèmes liés aux équipements de base ou de proximité ou de promesse d’ouverture de nouvelles zones à l’urbanisation d’une façon licite ou illicite. Et ce sont finalement les relations clientélistes qui décident de la réussite électorale. Rares sont les députés et les présidents de conseils communaux qui gagnent leur siège en se présentant seulement comme un développeur ou en faisant prévaloir leurs capacités entrepreneuriales. Le discours sur l’efficacité économique et managériale n’est pas encore entré dans les mœurs politiques locales. L’entreprise politique locale frappe encore par son caractère archaïque, clientéliste et foncièrement vénal. Le poste de député ou de président du Conseil communal n’est souvent gagné qu’à la suite de multiples tractations où se combinent, relations partisanes, relations familiales, notabilaires, clientélistes… Ceux qui sont élus ne sont pas forcément les mieux outillés pour gouverner les territoires. Une fois élu, le député ou le président du Conseil communal ne se considère pas comme responsable devant les opérateurs économiques ou investi d’une mission de développement.
Un autre facteur qui bloque la transition vers la bonne gouvernance territoriale: c’est la faible structuration des milieux d’affaires, des groupes d’intérêts économiques et des ONG et ce, même dans les grandes villes. On a rarement vu dans les campagnes électorales ces groupes se coaliser pour soutenir un candidat ou pour mettre sur la place publique une vision cohérente de la gestion territoriale. Chaque acteur économique défend ses propres intérêts, soit directement en se faisant élire, soit indirectement en faisant du lobbying auprès de ceux qui sont élus. Empêtré dans la gestion des micros intérêts, le pouvoir local semble comme frappé de paralysie, incapable de prendre des initiatives ou de promouvoir des projets de développement. Il attend toujours l’impulsion du Centre. Globalement, le gouvernement territorial continue à fonctionner encore à la pacification et non à l’efficience économique. Le passage du notable traditionnel au gestionnaire développeur exige une véritable réforme qui modifie profondément les règles du jeu et les compétitions politiques locales et les reconfigure sur le terrain de l’efficience économique.
Est-ce que le système politico-administratif marocain est en mesure de sortir de sa rigidité réglementaire pour entrer dans une logique de gouvernance ? Peut-il reconnaître son incapacité à gérer à lui seul les territoires? Peut-il ramener ses exigences normatives à des niveaux plus modestes pour définir un projet de développement territorial avec les populations, les ONG et les opérateurs économiques ?
Cette évolution est nécessaire et suppose une modernisation des institutions et un nouveau profilage des élites. D’autres pays l’ont fait avant nous. Dans le contexte européen, les gouvernements locaux ont connu une profonde mutation durant les trois décennies écoulées. Les modes de gouvernement territoriaux ont subi, sous l’effet de la mondialisation, de la privatisation, de la montée des régions, des recompositions qui ont modifié en profondeur les règles du jeu politique local et qui expliquent le passage d’une société urbaine fondée sur la prédominance des acteurs publics à une société basée sur le polycentrisme. Les impératifs de la croissance économique et de la compétition entre villes et régions européennes ont conféré aux opérateurs économiques et aux ONG, un poids grandissant dans la détermination et la mise en œuvre des politiques territoriales. Le gouvernement local est devenu l’un des organismes parmi d’autres, enserré dans des relations contractuelles et partenariales avec des associations, des entreprises privées, des agences de développement. Son rôle se limite à superviser l’application des contrats et la gestion des services dans l’intérêt des opérateurs économiques et des consommateurs et à faire faire au moindre coût, sous la houlette de professionnels du management, très qualifiés, aidés par des consultants. Cette évolution n’a pas épargné le système administratif français réputé pour son hyper-centralisme. Jusqu’à la fin des années soixante dix, le gouvernement local était dominé par un jeu politique triangulaire associant le préfet, les notables et la bureaucratie locale. Le processus de négociation était opaque et prenait la forme rampante de courtage discret des notables auprès des bureaucrates locaux pour adapter, écarter, ajuster ou violer la norme. Ce processus de négociation territoriale, s’est profondément modifié après 1983. Les lois de la décentralisation, adoptées depuis, ont placé sur un même niveau formel, communes, départements et régions et les a également mis en situation de relation directe et de négociation obligée. Le processus de négociation territoriale est devenu plus explicite, plus ouvert, plus large et couvre toutes les phases de la conception et de la mise en œuvre des politiques publiques territoriales. D’où le foisonnement des politiques contractuelles avec les régions, les communes, les associations et qui touchent à divers domaines : économie, solidarité sociale, cultures, équipements. La concurrence entre villes tend à conduire à l’émergence d’un gouvernement urbain entrepreneur qui articule la mobilisation locale autour des questions de croissance et développement économique. L’image du notable traditionnel fondant sa légitimité sur son enracinement dans le terroir, s’éclipse progressivement au profit du maire entrepreneur capable de promouvoir le développement économique, en créant des emplois et en développant des activités de prestige (manifestation culturelle ou sportive, foires internationales) qui développent les capacités attractives de la ville et renforcent sa position et son rôle dans la compétition économique globale. Le nouveau profil de l’élu est celui d’un manager, de courtier du développement local. Il met à profit les positions qu’il occupe au sein du parti, du gouvernement, du parlement, pour drainer vers son territoire des ressources et nourrir son image de maire développeur. Même lorsque les milieux économiques sont fragmentés et n’arrivent pas à impulser des réformes institutionnelles, les acteurs publics locaux réorientent certaines ressources dans le sens des intérêts des instances représentatives du Patronat local. Les procédures de planification territoriale stratégiques sont construites alors comme des opportunités de mobilisation.

Régionaliser pour améliorer l’efficience des politiques publiques?

C’est précisément tout l’enjeu de la réforme régionale annoncée par le Chef de l’Etat. Il faut savoir que dans les pays où elle a réussi, la modernisation de l’Administration territoriale a conduit à substituer à la figure du notable traditionnel, qui ne développe que ses intérêts, la figure du manager, du gestionnaire, qui développe le territoire. En somme, il s’agit d’opérer une transition d’une gestion notabilaire à une gestion entrepreneuriale de la Région. La régionalisation élargie devrait conduire à corriger les défauts de l’organisation territoriale actuelle et à réduire du niveau du centralisme excessif dont tout le monde se plaint, mais qui perdure et qui contribue à réduire de l’efficacité de nombreux projets de développement sur le terrain. Dorénavant, l’échelon régional devra contribuer à définir activement les politiques publiques. Tous les programmes d’équipement d’infrastructures (les routes , les autoroutes, les ports , les aéroports, les gares), tous les projets sociaux d’habitat, de santé, d’enseignement, doivent être définis, en concertation avec le niveau régional et approuvés par le Conseil Régional et le Wali de la région. De même, l’implantation des grands services publics, comme les hôpitaux, les complexes administratifs, les universités, les équipements sportifs, devrait être définie avec la région. Tous les grands ministères devraient être représentés au niveau des régions par des directions et organisés sous forme de pôles techniques, qui établiraient leurs programmes d’action en concertation permanente avec le Wali, le Président et le Conseil Régional.
La nouvelle réforme impliquerait une rupture avec le type de programmation pratiquée jusqu’à présent au Maroc. C’est ainsi, que les politiques publiques nationales devraient régionaliser leurs objectifs et fonder leurs prévisions sur une localisation des investissements et des emplois. Ils devraient assurer la coordination et la mise en cohérence entre les différents plans économiques et sociaux élaborés par les régions. L’objectif est d’arriver à une « régionalisation des politiques publiques nationales» et à une «nationalisation des politiques publiques régionales ». Des liens organiques devraient associer l’Etat aux régions dans toutes les phases d’élaboration des politiques publiques.

Vers une transformation de notre système de gestion territoriale actuel

La promotion de la bonne gouvernance, prônée par le Chef de l’Etat devrait impliquer une transformation de notre système de gestion territoriale actuel.
La notion de bonne gouvernance évoque l’idée d’une gestion locale souple, stratégique et négociée combinant des logiques publiques et privées et prenant en compte les demandes des citoyens, de la société civile et des opérateurs économiques. Le concept renvoie donc à un mode de gestion fondé sur la régulation et non la réglementation. Il vise moins l’application de la loi que la recherche de compromis et de consensus entre acteurs publics et acteurs privés. La transposition de la notion de gouvernance aux villes et aux régions, résulte de l’importante croissance reconnue aux territoires dans le processus de développement économique et institutionnel. L’amélioration de la gestion des villes et des territoires pour lutter contre la pauvreté et assurer les services de base est devenue aujourd’hui un enjeu politique majeur dont dépend la légitimité des gouvernants. La problématique de la gouvernance met l’accent sur les conditions rendant possible une action publique efficace qui minimise effets pervers, conflits non prévus ou impuissance réelle. On retrouve l’idée que le gouvernement local ne doit pas se contenter de gérer des services de façon bureaucratique, mais qu’il devrait être plus stratège, moins routinier, plus opportuniste, plus flexible, plus sensible à l’environnement économique.

Renforcer les acquis et les évolutions positives

Il est bien certain que le Maroc ne part de rien. Le système de gouvernance territorial de notre pays a connu des évolutions remarquables, surtout durant la dernière décennie. N’oublions pas que tous les grands chantiers et les grands projets réalisés depuis 2000, l’ont été sous la conduite et la supervision des Administrations territoriales et des élus locaux. On a assisté à l’émergence de véritables pôles techniques dans les villes capitales des régions, constitués de Directions techniques, d’Agences de développements, d’établissements publics spécialisés, comme les agences urbaines, de structures dédiées à la gestion des grands projets, comme TMSA pour le Tanger Med, ou l’Agence Bouregreg, le tout sous l’impulsion de Walis ou de Gouverneurs ingénieurs, ou polytechniciens. Dans le même temps, le profil des présidents de Conseils communaux et des présidents de région a commencé lui aussi à évoluer avec, dans certains cas, l’arrivée à la tête des mairies des grandes villes, d’anciens ministres, ou de cadres hautement qualifiés qui ont vraiment le profil d’agents développeurs. L’expérience de la décentralisation et de déconcentration, développée durant les trente dernières années, malgré ses limites, a sans doute fait émerger une élite formée d’élus, de responsables administratifs, qui maîtrisent toutes les complexités de la gestion des affaires locales et qui fourniraient demain le cadre de la Région rénovée devenant ainsi, les principaux agents du développement régional.
Avec la nouvelle Constitution, il s’agit donc d’opérer un saut qualitatif pour renforcer la crédibilité des institutions locales. A partir des acquis de l’expérience développée ces trente dernières années, il s’agit en fait de mettre en place le cadre institutionnel approprié pour accroître le contrôle des citoyens sur les allocations des ressources et ce, pour promouvoir une gestion efficiente, responsable et participative. Et c’est le sens profond de l’appel lancé par le Chef de l’Etat dans les discours de janvier, mars et 20 août 2011.

 

 
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