Interview

Kenza Lahlou :« La transformation digitale devrait être au cœur du plan de relance »

Le plan de relance de l’économie nationale, mise à mal par la pandémie du coronavirus, se poursuit. Quels secteurs privilégier, quelles mesures fortes prendre ? L’enjeu est de taille. Cependant, quelle place accorder également à l’écosystème des startups dans cette relance? Kenza Lahlou, Cofondatrice et Managing Partner du fonds d’investissement Outlierz Ventures, répond à cette question.

Challenge: Depuis le déclenchement de la pandémie, plusieurs startups ont innové en mettant à disposition notamment du corps médical des appareils et autres. Quel regard portez-vous sur l’écosystème des startups au Maroc dans la lutte contre le Covid-19? 

Kenza Lahlou: La Covid-19 et la crise sanitaire ayant engendré le ralentissement, voire l’arrêt de certains secteurs de l’économie, a, sans aucun doute, été un accélérateur de la digitalisation au Maroc et en Afrique. Plusieurs startups et entreprises technologiques qui proposent des services digitaux ont vu leur nombre de clients croître de manière inattendue durant cette crise, notamment les startups dans le domaine du e-commerce, de la logistique et de la santé. Cela concerne notamment les services de livraison à domicile de produits de grande consommation et autres produits alimentaires, ainsi que l’apparition de nouveaux services de santé avec la télémédecine lancés par des startups marocaines bien installée dans la healthtech comme Dabadoc.

D’autres startups souffrent de cette crise et voit leur activité ralentie ou complétement arrêtée durant cette période de confinement, notamment celles qui sont dans les secteurs d’activités les plus touchés. Heureusement, de part la nature agile des startups technologiques, un certain nombre d’entres elles a réussi à s’adapter et proposer de nouveaux produits et services qui répondent au besoin actuel.  Il s’agit d’une opportunité unique de pousser la digitalisation de l’économie marocaine pour répondre aux nouveaux besoins et modes de vie, en ligne avec la stratégie du Royaume de concevoir un nouveau modèle de développement. Le digital devrait sans aucun doute avoir une place primordiale dans celui-ci.

Challenge: Dans le même temps, la crise sanitaire à davantage exacerbé la vulnérabilité des startups tant au Maroc qu’en Afrique subsaharienne. Qu’en est-il des startups qui sont dans le giron de Outlierz Venture Capital? 

Kenza Lahlou: Notre portefeuille d’investissement compte aujourd’hui un total de 8 investissements répartis sur nos 4 marchés africains prioritaires (Maroc, Egypte, Nigeria et Kenya). Nos deux derniers investissements ont d’ailleurs été réalisés pendant cette période de confinement dans des startups en fintech et en healthtech (santé digitale) au Nigeria et au Cameroun, deux secteurs qui ont été accélérés par la crise. Notre thèse d’investissement a toujours été centrée sur l’investissement dans des entreprises innovantes qui utilisent la technologie pour transformer les principaux secteurs traditionnels en Afrique et répondre à un besoin essentiel.

C’est pour cette raison que la majorité des entreprises de notre portefeuille ont vu leur activité continuée, voire positivement impactée par la situation de crise à travers le continent africain. Par exemple, MaxAB en Egypte, et Sokowatch en Afrique de l’Est (Kenya, Uganda, Tanzanie et Rwanda), sont deux sociétés de notre portefeuille qui réinventent la chaine de valeur de la distribution des produits de grande consommation (FMCG) aux épiciers, en utilisant la technologie et les données. Celles-ci, étant préalablement bien sûr de très fort taux de croissance, ont vu leur activité s’accélérer davantage et ont adopté les mesures sanitaires nécessaires pour assurer la continuité de leur activité et répondre au besoin essentiel des populations en temps de crise.

Un autre exemple est celui d’un investissement plus récent dans une startup évoluant dans le secteur de la santé et qui équipe les hôpitaux publics au Cameroun et au Nigeria d’une plateforme digitale pour permettre à leur patients de prendre des rdv en ligne et réduire ainsi le temps d’attende de 5 heures à 30 min. Enfin, nos startups fintech automatisent le secteur financier grâce à leur plateforme de vérification d’identité digitale et KYC-check (Youverify), ou encore leur plateforme de e-trading sur les marchés africains et internationaux. Nous sommes convaincus que ce changement mondial ouvre de nouvelles opportunités de transformation digitale, et donc d’investissement pour nous en tant que VC dans les meilleures entreprises technologiques du futur.

Challenge: D’aucuns disent que l’après-COVID doit amener à un changement de paradigmes dans notre façon d’évoluer désormais. Ce changement de paradigme devrait-il aussi s’appliquer au secteur des startups? 

Kenza Lahlou: Le changement de paradigme post-Covid doit s’appliquer à tous en tant qu’individu et en tant qu’organisation. Toutes les crises et toutes les épreuves sont des opportunités de remettre en question notre façon de vivre et de travailler pour trouver un meilleur équilibre et découvrir de nouvelles approches. Le changement de paradigme en ce qui concerne les startups technologiques au Maroc est surtout attendu de de la part des consommateurs, des clients (entreprises et grands groupes) et du régulateur (gouvernement et administrations publiques). Cette crise nous aura surtout montré la nécessité d’intégrer le digital au niveau des processus administratifs pour mieux servir le citoyen marocain, ainsi que chez les entreprises pour continuer à servir leurs clients. Elle nous aura aussi démontré le besoin de lever un certain nombre de freins réglementaires à l’innovation comme par exemple au niveau de la santé pour faciliter la télémédecine et accélérer son adoption, ou encore en terme de mobile money pour démocratiser l’accès et permettre une distribution plus rapide et simple.

Des efforts colossaux ont été mis en place par le gouvernement dans un temps record et des barrières qui semblaient infranchissables ont été levées. Ce qui prenait autrefois quelques années a pris quelques mois, voire quelques semaines face à l’urgence et à la nécessité. C’est un excellent début et il faut espérer que cela continue et s’accélère post-confinement avec une réelle prise de conscience et une stratégie long-terme. Enfin, cette crise aura permis de faire découvrir de nouvelles habitudes de consommation à un certain nombre de Marocains qui ont davantage pris confiance dans le e-commerce et adoptent de nouveaux reflexes.

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Challenge: Au Maroc, l’heure est à la réflexion pour trouver un plan de relance économique au niveau des différents secteurs. Quel devrait être le plan de relance idéal pour booster l’écosystème des startups marocaines ? 

Kenza Lahlou: L’adoption du digital et l’émergence d’un écosystème fort de startups innovantes au Maroc devrait être au cœur du plan de relance de l’économie, ainsi que celui du nouveau modèle de développement du Royaume. Le digital n’est pas une fin en soi, mais un outil qui permet de combler le déficit d’infrastructure dans un secteur donné, d’augmenter les capacités et les ressources, d’accélérer les processus et ainsi de favoriser la croissance économique et le développement social.  C’est une couche d’infrastructure incontournable sur laquelle une entreprise, une économie, un pays peut réinventer et pérenniser son développement dans cette nouvelle ère. Ceci est valable pour tous les secteurs clefs de l’économie, allant de l’éducation à la santé, en passant par la banque et l’assurance.

Parmi les éléments nécessaires à la croissance d’un écosystème de startups marocain, l’accès au marché d’une part, et les freins réglementaires d’autre part, restent aujourd’hui les principaux obstacles. Aujourd’hui, les grands groupes devraient voir la nécessité de se transformer digitalement en devenant les clients de ces startups comme une opportunité. Les décideurs pourraient accélérer les cycles de décisions et prendre plus de risques car ils ont, encore plus aujourd’hui, plus à gagner qu’à perdre.

La rapidité d’exécution est tout aussi importante que l’exécution elle même (time-to-market), et cela fait souvent défaut chez nos grands groupes et pénalise les startups marocaines. Pour favoriser cela, il est nécessaire que l’État lève les freins à l’innovation tant au niveau administratif (procédures, e-gov) que réglementaire (agréments, office des changes, loi cadre pour de nouveaux usages), notamment dans le secteur bancaire avec le mobile money, la santé avec la télémédecine et l’éducation.  Aussi, à l’instar des mesures exceptionnelles mises en places durant le confinement, l’État pourrait en faire autant pour booster la croissance des startups avec par exemple une exonération de charges salariales pendant les premières d’années pour encourager le recrutement. La bonne nouvelle, c’est que l’accès au financement pour ces startups est désormais là, qu’il soit sous forme de prêt d’honneur ou d’investissement en capital risque ou business-angels, ce n’est plus le problème comme il l’était, il y a encore quelques (très proches) années.

 
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