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L’impôt, simple technique ou lien social ?


Avant d’être une technique, l’impôt est d’abord une réalité sociale, un lien entre des individus vivant en groupes dans une formation sociale qui s’est dotée d’institutions. Grâce à l’impôt, cette vie en commun devient possible. L’impôt assure le financement et donc le fonctionnement de ces institutions. C’est là sa fonction primaire. par Mohamed Amine

Les concepts d’Etat et de l’Impôt sont inséparables

Impôt et Etat sont ainsi deux concepts inséparables. La naissance de ces deux réalités historiques s’est faite en général dans la douleur. Leur évolution a aussi été souvent tumultueuse et intempestive. L’odeur du soufre, du baroud imprègne encore si fortement ces deux concepts. Parfois même des têtes coupées, bien salées et suspendues aux grandes portes, à l’entrée des grandes villes impériales. Terroriser était synonyme de dissuader. Sans légitimité fiscale moderne, l’Etat n’avait autrefois que la force toute nue à utiliser pour extraire les ressources indispensables à sa reproduction et à sa survie. Les impôts à soubassement religieux se révélaient de plus en plus insuffisants. Le sultan Moulay Ismaël a connu cette expérience tragique où le besoin de financement était indispensable pour créer une armée permanente et professionnelle. Une armée institutionnalisée différente des tribus guich mobilisées autrefois occasionnellement et de manière circonstancielle avec, en contrepartie, l’exploitation de terres conquises et mises à leur disposition.

Fraude, équité et civisme fiscal : méfiance réciproque

Aujourd’hui, les concepts de fraude, d’équité et de civisme fiscal s’observent et se côtoient, vivent dans une méfiance réciproque. Ils évoquent la question de la modernité de l’impôt, son refus ou son acceptation, c’est-à-dire le consentement, principe fondateur de la démocratie dans sa dimension fiscale, dimension devenue centrale à toute démocratie.
Le deuxième principe est celui de la légalité, inséparable de celui du consentement. Les deux concepts ont permis de réduire historiquement l’absolutisme politique, de mettre fin à l’arbitraire et aux privilèges de naissance donnant lieu à des titres de noblesse, appelés sous d’autres cieux, marquis et marquises, comtes et comtesses, ducs et duchesses (…), ici, caïds et chorfas. La légalité de l’impôt, c’est aussi l’Etat de droit.
Troisième principe, tout aussi fondamental, celui de l’équité. Il existe des dépenses publiques nécessaires à la vie publique, et pour cela chaque citoyen doit y pourvoir selon ses capacités contributives.
Ces trois principes fondent la légitimité de l’impôt dans son acception la plus moderne et la plus universelle.
Au Maroc, l’article 39 de la Constitution consacre explicitement ces trois principes (consentement, légalité et équité) dans le domaine fiscal : «Tous supportent, en proportion de leurs facultés contributives, les charges publiques que seule la loi peut, dans les formes prévues par la présente Constitution, créer et répartir».
Ce principe a été consacré en France dans les articles 13 et 14 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen d’août 1789. « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre les citoyens, en raison de leurs facultés » (Article 13). «Les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée » (Article 14). Ces principes sont devenus quasi universels. Ils sont étroitement liés aux nouveaux principes fondateurs de l’Etat moderne qui se résument dans la théorie du contrat social.
Les textes portant sur la fiscalité sont intégrés dans les lois de finances pour être adoptés par le pouvoir législatif. Mais, à cette règle fondamentale, la parafiscalité qui parasite le système fiscal y déroge.

La complexité de la réalité…elle est d’abord technique

En fait, la réalité est plus complexe. La fiscalité est d’abord perçue dans sa complexité technique. Les représentants de la Nation maitrisent faiblement ce domaine. Cette faiblesse est observée même au niveau de l’exécutif. Le processus décisionnel est donc dominé par ceux qui maitrisent la technique. L’acteur politique, dans cette complexité, ne comprend pas les enjeux. «L’ignorance des uns fait la force des autres». Alors surgissent les techniciens de l’administration ou des organismes financiers internationaux dont l’intervention est loin d’être neutre. Partis politiques, syndicats, groupes parlementaires, associations (…) n’organisent presque jamais des séances de formation et de vulgarisation pour se doter de connaissances théoriques et pratiques nécessaires dans le domaine fiscal. Les médias aussi y contribuent faiblement, disposant rarement de professionnels maitrisant la fiscalité. Pourtant, des actions communes et complémentaires peuvent être organisées par ces divers acteurs pour devenir plus actifs, plus vigilants dans le processus décisionnel et plus crédibles aux yeux des électeurs et de l’opinion publique. Il s’agit de passer d’une représentation formelle à une représentation effective, de jouer un rôle actif dans le processus d’élaboration et d’adoption des dispositions fiscales, de contribuer à l’émergence d’une citoyenneté active.

Qu’est-ce qui fait la force d’un système fiscal moderne ?

Autrefois, à l’époque de l’Etat-Makhzen, l’impôt avait une connotation essentiellement négative, l’impôt-extraction ou impôt-spoliation : «Paie et ferme-la, sinon c’est la matmora!». En arabe, le mot «Dariba» a une connotation assez péjorative : «frapper». Les Caïds pouvaient eux-mêmes créer des impôts et se servir avant de reverser une partie des prélèvements au pouvoir central. L’importance de ce reversement dépendait étroitement du rapport de forces et du contexte.
Le «Protectorat» a introduit le Tertib, suivi d’autres taxes, notamment celle sur le sucre. La période qui a suivi l’indépendance a constitué une longue parenthèse fiscale.
Ensuite, la réforme fiscale en 1984 sera surtout l’œuvre de techniciens. Mise en place de la TVA, remplaçant la taxe sur les produits et la taxe sur les services ; Impôt sur les sociétés, remplaçant l’IBP ; et l’IGR, remplaçant plusieurs impôts cédulaires. Ces nouveaux impôts seront mis en place, avec maintien des Droits d’Enregistrement et de Timbre. La fiscalité douanière et les impôts indirects ne seront guère touchés. Il en est de même de la fiscalité locale qui ne sera réformée qu’en 2007.
Cette réforme de 1984 a été l’une des principales composantes du Plan d’ajustement structurel. Le pouvoir législatif sera marginalisé dans cette réforme. Situation aggravée par la multitude des Codes d’investissements prévoyant des dérogations fiscales multiples, pas toujours justifiées, mais perçues plutôt comme privilèges inhérents à la logique dominante de l’économie de rente. C’est dans ce contexte que fut officialisée l’exonération du secteur agricole, exonération ayant bénéficié à une minorité de grands agriculteurs dont le poids est déterminant dans l’équilibre global du système.
Qu’en est-il aujourd’hui trente ans après le démarrage de cette réforme ? Entre-temps, les deux Assises nationales sur la fiscalité, organisées en 1999 et en 2013, ont été surtout des tentatives de remédier aux faiblesses initiales en impliquant les acteurs économiques et sociaux, voire la société civile. Mais les résistances demeurent. Le processus n’est guère linéaire.
Mais l’une des principales causes affaiblissant profondément la légitimité de l’impôt est extra fiscale. Elle découle du fait que le contribuable observe depuis plusieurs années une dégradation continue des services publics, surtout dans deux secteurs publics clés que sont l’enseignement et la santé. Or, comment adhérer pleinement et volontairement à l’impôt, l’accepter comme devoir de citoyen, si l’Etat n’offre pas en contrepartie un minimum de services publics de qualité ? Cette image est encore plus écornée, lorsque le citoyen constate que l’impôt collecté est affecté à des dépenses publiques qui ne répondent pas à des besoins collectifs prioritaires. Que peut ressentir ce même citoyen-contribuable face aux détournements des biens publics et à la corruption ? Quel sentiment peut-il éprouver en observant l’enrichissement illicite ?
La confiance est le premier facteur de succès de tout système fiscal. Le contribuable n’est pas naïf. L’impôt n’est pas encore devenu contribution. Le contribuable moyen envoie ses enfants dans une école privée. En cas de problème de santé, il se dirige vers une clinique privée. Il utilise rarement les transports publics. Sa retraite est actuellement menacée. Son pouvoir d’achat ne cesse d’être grignoté. Certes, l’administration fiscale ne peut changer cette réalité. Elle n’est pas responsable des politiques publiques. Son rôle est la collecte des ressources pour le financement des dépenses publiques. Tout ce que peut faire cette administration, c’est améliorer les conditions administratives de cette collecte, rendre cette collecte moins douloureuse, plus supportable, plus humaine. Mais même à ce niveau, celui de la gestion de l’impôt, les séquelles de l’ancien système fiscal et les résistances au changement sont encore nombreuses : régime du forfait en matière d’IR, programmation opaque au contrôle fiscal, révision aléatoire et quasi arbitraire des prix de cession d’immeubles, grand retard dans la dématérialisation des prestations de services, procédures administratives souvent complexes, faible effort de communication et de vulgarisation… Après plus de dix ans de travaux de conception et de mobilisation de dépenses de sommes énormes en investissement dans les nouvelles technologies, à peine 4 000 sociétés (sur un total de plus de 200.000 !) télé déclarent et télé paient en ligne. Plus de trois décennies après la mise en place du nouveau système fiscal, déclaratif, à peine 300 à 350 vérificateurs sont opérationnels pour effectuer le contrôle fiscal des comptabilités, pour une population de presque 500.000 entreprises et contribuables professionnels, sans compter les forfaitaires. Un ratio de 0,07% !
La confiance et l’adhésion volontaire à l’impôt sont fortement conditionnées, d’une part, et de manière immédiate, par les progrès concrets à réaliser dans l’amélioration de la gestion de l’impôt et de la qualité de services au contribuable, d’autre part, par des politiques publiques mettant l’intérêt général au centre des priorités. C’est une équation incontournable pour la mise en place d’un système fiscal moderne.

 
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