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«Mon histoire avec les médicaments», une autobiographie de feu Omar Tazi [Chapitre 4]

Son enfance, sa bataille contre le trust des multinationales qui dominaient le marché des médicaments à l’époque, son militantisme pour l’industrie pharmaceutique marocaine, plus épanouie, innovante et compétitive, son engagement pour un entrepreneuriat citoyen et responsable…« Mon histoire avec les médicaments », l’autobiographie de feu Omar Tazi publiée à titre posthume, véhicule des leçons aussi bien dans le champ managérial que sur le registre des valeurs morales et citoyennes ou encore pour les perles sur l’histoire économique et sociale du Royaume, que vous propose CHALLENGE pendant ce mois de ramadan, à travers 19 chapitres. Capitaine d’industrie, feu Omar Tazi qui nous a quittés le 20 mars 2020, faisait partie de cette génération de grands industriels qui ont contribué à façonner l’industrie marocaine.

Une histoire de sincérité


Quand j’étais enfant, mes parents insistaient pour me transmettre plusieurs valeurs dont une essentielle à savoir la sincérité. Ils me ressassaient toujours un vieux dicton au point que je l’ai appris par cœur : sois sincère avec autrui et Dieu te protégera de tout ennui ! Ils m’expliquaient que dire la vérité même lorsqu’on avoue une bêtise est une vertu qui démontre notre courage. En grandissant, j’ai appris que cette valeur formait un trait principal de la personnalité du prophète Sidna Mohammed (que la paix et la bénédiction soient sur lui), ainsi que des grandes figures de l’histoire de l’humanité. Quand j’ai récemment lu un rapport britannique plaçant le Maroc en bas d’un classement sur l’honnêteté[1], j’ai ressenti une profonde déception. Comment, avec de telles performances, le Maroc peut-il drainer des investisseurs ou trouver des partenaires qui accepteraient de lui transférer les technologies dont il a besoin ? Certains diront que puisque les investisseurs chercheraient avant tout à gagner de l’argent, il est normal qu’ils soient enclins à la malhonnêteté. Ce n’est pas vrai. Tout acte économique repose sur la confiance. Celle-ci ne peut pas s’établir en présence de parties malhonnêtes, menteuses ou tricheuses. Après avoir annoncé à Chaoui mon retrait de la gestion d’Africphar, je commençais, à partir de l’année 1974, une série de voyages aux principales capitales européennes. Je recherchais des laboratoires pharmaceutiques non représentés en Afrique du Nord. Je n’avais rien à leur offrir qu’une promesse que leur affaire sera florissante si je les représente au Maroc. Avec des moyens limités, je menais une vie austère en séjournant dans les hôtels les moins chers.

Mes journées commençaient à l’aube et finissaient tard le soir. Je n’avais pas le temps pour prendre mes repas. Souvent, je mangeais dans un bus en route pour honorer un rendez-vous ou dans un taxi qui me ramenait à l’hôtel. Durant ces déplacements, je ressentais de la solitude mélangée à une certaine lassitude. Après des mois de prospection, le résultat était nul. Aucun laboratoire européen n’avait accepté de me donner une licence de représentation. Je ne sais pas pourquoi, mais quand toutes les portes semblaient se fermer devant moi, je m’obstinais à poursuivre ma quête. Je décidais néanmoins de changer d’approche. Je m’étais dit que je devais commencer par prospecter des laboratoires asiatiques moins prestigieux que les multinationales européennes. Avec une première licence de ce type, je tenterai d’obtenir la représentation d’une multinationale américaine comme Eli Lilly, leader mondial des traitements oncologiques. Les américains faisaient confiance aux asiatiques plus que les européens. Mon plan était donc de voyager en Inde pour essayer d’obtenir une licence et ensuite me diriger vers la Grèce qui abritait le siège de Lilly pour la région MENA.

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Je repris mon bâton de pèlerin en direction de New Delhi. Une fois arrivé, j’entamais les contacts avec les laboratoires indiens. Je réussis à obtenir un premier rendez-vous avec Griffon, un important opérateur pharmaceutique créé en 1947. La volonté de ce laboratoire de se développer en Afrique facilita le contact. Les responsables de Griffon avaient trouvé en moi le parfait VRP pour leur aventure africaine. Ils étaient cordiaux et peu exigeants. Ils acceptèrent de m’accorder la licence sur certains produits. Je ressentis un plaisir indescriptible au moment de la signature du contrat. Griffon devint mon premier commettant. Même si cette licence n’avait pas grand intérêt, son enjeu était crucial. Le lendemain, je pris un avion pour Casablanca qui devait faire une longue escale au Caire. Je passais la nuit dans un aéroport égyptien plein à craquer, où tous les sièges étaient occupés.

A l’époque, il n’y avait pas d’hôtels de transit à proximité des aéroports. Je mis donc mon pardessus par terre sous forme de drap, ma valise à main en dessous de ma tête comme un oreiller et essayais de dormir tout en repensant au plaisir de l’accord passé avec mes partenaires indiens. De retour au Maroc, je créais une société que je nommais Sothema. C’est l’abréviation de Société de Thérapeutique Marocaine. Le nom avait à la fois une connotation marocaine et féminine. Phonétiquement, Sothema ressemble à Fatéma, le prénom le plus répandu dans le monde islamique car il fut porté par la fille du Prophète Sidna Mohamed (que la paix et la bénédiction soient sur lui). Avec la société créée sur papiers et une licence de représentation en poche, je pourrai demander un rendez-vous aux responsables de Lilly et leur proposer une collaboration. Après plusieurs allers-retours infructueux en Grèce, chacun me coûtant une petite fortune, le manager de Lilly m’accorda enfin un rendez-vous. Son assistante qui prononçait à peine quelques mots en français me fit comprendre qu’il n’avait que quelques minutes à me consacrer. Je rencontrais un homme courtois qui parlait un français parfait. Il était accompagné de quelques jeunes cadres costardés. Contrairement à leur patron, leurs visages exprimaient un étonnement qui me fit réfléchir. Etaient-ils surpris parce que je paraissais jeune ? Je n’en savais rien. En tout cas, leurs mines intimidantes n’étaient pas pour arranger les choses. Le manager de Lilly dont je ne me rappelle plus le nom me demanda gentiment de m’installer.


– «Monsieur Tazi, me dit-il, vous avez demandé à maintes reprises à me rencontrer. Que puis-je faire pour vous ?».
– «D’abord, je vous remercie pour votre accueil. Votre assistante m’a prévenu que vous étiez pressé, alors j’irai droit au but. Je suis un jeune pharmacien marocain. J’ai une petite expérience dans l’injectable et je viens vous proposer un deal. Je suis prêt à investir dans une unité de production pour permettre à Lilly de s’introduire au Maroc. En contrepartie, vous me donnez une licence et vous m’assurez le transfert de technologie pour fabriquer vos médicaments car je n’ai pas d’expérience».
Mon interlocuteur fut ébahi comme si je venais de lui raconter un drame. Son attitude augmenta mon stress. 
– «Avez-vous conscience de ce que vous êtes en train de me dire ? Vous êtes jeune. Vous n’avez aucune expérience. Vous n’avez rien du tout et vous voulez qu’un leader mondial de l’industrie pharmaceutique vous donne une licence de représentation ? Donnez-moi une bonne raison qui me pousserait à accepter ce que vous osez présenter comme un deal ?».
– «Eh bien, je sais que Lilly n’est pas installé en Afrique du Nord. L’avantage de ma proposition est qu’après le Maroc, je pourrais surtout vous introduire en Algérie qui, comme vous le savez, est un grand marché mais dont les responsables ne sont pas favorables aux investisseurs américains ».

Mon interlocuteur ouvrit grands ses yeux, puis il regarda à droite et à gauche vers ses subordonnés qui chuchotaient des phrases inaudibles en anglais. J’avais l’impression qu’ils se moquaient de moi. Je décidais alors de fixer mon regard sur leur patron et ne pas tenir compte d’eux. Je scrutais chacune de ses micro-expressions en espérant influencer ses pensées pour qu’il donne son accord. Il me paraissait hésitant. J’étais tenté de rajouter d’autres arguments dans l’espoir de le persuader, mais une voix intérieure me retenait. Le manager de Lilly prit une longue pause de silence. Tout à coup, il se leva et me salua. Le grand air qu’il prit m’avait presque convaincu qu’il allait refuser ma proposition. Toutefois, un sourire soudain illumina son visage. « Monsieur Tazi, me dit-il, j’ai accepté votre deal !». Sa réponse inattendue remplit mon cœur d’une joie que je m’efforçais de cacher. Il ajouta : « Savez-vous pourquoi ?».
– «Non ! avais-je répliqué».
– «Parce que vous êtes sincère, me dit-il. Quelqu’un d’autre à votre place m’aurait raconté des histoires interminables sur ses compétences uniques et sa grande expérience dans l’industrie pharmaceutique. En me disant que vous manquiez d’expérience, vous m’avez rassuré sur votre honnêteté. Pour une multinationale comme Lilly, c’est sur de telles valeurs qu’on fonde une relation de confiance avec un partenaire ».
Je lui serrais chaleureusement la main. Ensuite, sous les regards médusés de ses collaborateurs, je me retirais de la réunion la tête bien haute. Ma joie était immense. Elle supprima toutes les difficultés des mois passés. Sur le chemin du retour à l’hôtel, je repensais à cette réunion en essayant d’en tirer des enseignements. Le représentant de Lilly me fit prendre conscience combien étaient précieuses les valeurs que mes parents insistaient à me transmettre, en l’occurrence celle de la sincérité.


[1] L’étude est disponible sur le site https://www.nature.com/articles/nature17160

 
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