Flexibilisation du dirham

Omar Bakkou : «Le régime flottant n’est pas la solution la plus optimale»

Entamé depuis janvier 2018, le processus de flexibilisation du dirham demeure un sujet récurrent tant dans les milieux d’affaires qu’au sein du grand public. Bank Al-Maghrib devrait d’ailleurs enclencher la deuxième phase de ce processus dans les prochains mois. Afin de permettre au public de mieux comprendre le concept et les raisons ayant poussé le Royaume à adopter cette flexibilisation de sa monnaie, Omar Bakkou, économiste spécialiste de la problématique du Change, vient de publier son ouvrage intitulé: «Pour mieux comprendre la flexibilité du Dirham». Dans cet entretien, avec Challenge, il dit tout sur le processus en cours.  

Challenge : Comment appréciez-vous ce premier pas dans le processus de flexibilisation du dirham ?

Omar Bakkou : Pour appréhender ce premier pas, il est nécessaire de rappeler le pas qui l’avait précédé, à savoir le réaménagement des pondérations du panier opéré au mois d’avril 2015, lequel réaménagement avait porté sur la réduction du poids de l’euro dans le panier de 80% à 60% et l’augmentation du poids du dollar dans le panier de 20% à 40%. Ce réaménagement du panier a permis de stabiliser le taux de change effectif nominal, (c’est-à-dire le taux de change moyen auquel s’effectuent toutes les transactions commerciales), puisque les pondérations du panier ont été harmonisées avec la ventilation du commerce extérieur par devise du Maroc. En effet, ces pondérations étaient préalablement à ce réaménagement, incohérentes avec ladite ventilation du commerce extérieur, ce qui engendrait des changements importants des taux de change effectifs en fonction de la variabilité du taux de change de l’euro par rapport au dollar. A titre d’exemple, durant la période s’étalant de 2013 à 2015, le taux de change effectif nominal du dirham a enregistré des appréciations respectives de 2,4%, 3% et 1,7%. En revanche, ce taux est devenu plus stable avec le réaménagement du panier de 2015, puisque les nouvelles pondérations sont proches de la structure du commerce extérieur du Maroc. Cela peut être démontré en comparant la variabilité du taux de change effectif nominal moyen avant et après 2015. En effet, en 2013 le taux de change effectif nominal du dirham s’est apprécié en moyenne de 2,4% (parallèlement à une variation moyenne du taux de change de l’euro contre le dollar de 3,4% durant cette année), alors qu’en 2017, ce taux de change s’est apprécié de 1% (parallèlement à une variation moyenne du taux de change de l’euro contre le dollar durant cette année de 2%). Ainsi, si on ajoute ce premier pas à la mesure de janvier 2018 ayant consisté à rendre le taux de change variable de 2,5%, on conclut que la variabilité globale du taux de change a été faiblement modifiée. Par conséquent, les implications ne peuvent être que très faibles. 

A votre avis, le Maroc est-il sur le bon chemin dans ce processus ? 

Les résultats auxquels a abouti mon analyse est que la flexibilisation de la politique du taux de change du Maroc à travers la mise en place d’un régime flottant n’est pas la solution la plus optimale sur le plan économique, car cette solution recèle un biais inter-temporel. Ce biais inter-temporel réside dans le fait qu’il s’agit d’un remède présumé vertueux dans une conjoncture de déficits du compte courant générateurs de situations de demandes de devises supérieures à son offre, comme celle enregistrée au Maroc durant la période s’étalant de 2008 à 2012. Ce remède devient, en revanche, non bénéfique dans des contextes de demandes de devises inférieures à son offre, car il se traduira par une appréciation du taux de change. Ce scénario est très probable au Maroc, au vu de la structure du marché des changes du pays marquée, hormis la phase 2008-2012- par une offre excédentaire de devises, et ce, grâce aux transferts des MRE et aux recettes au titre des investissements directs étrangers. Il faudrait ajouter à cet inconvénient la volatilité du taux de change inhérente au flottement, laquelle volatilité génère des coûts pour les importateurs, les exportateurs, les investisseurs directs étrangers et les entités qui contractent la dette extérieure, sous forme de coûts de couverture pour se prémunir contre l’incertitude engendrée par ladite volatilité. Ainsi, la solution la plus optimale à laquelle aboutit mon analyse est la flexibilisation de la politique de taux de change à travers la mise en place d’un système qui permet au taux de change de se déprécier en cas de déficits du compte courant. Cela peut être mis en œuvre à travers la seconde modalité de flexibilisation citée ci-dessus, laquelle prévoit pour rappel, le maintien du contrôle sur le taux de change par l’Etat, tout en procédant à des mesures de dévaluation de ce taux en fonction de l’évolution de la situation extérieure du Maroc. Cette modalité pourra concrètement être déclinée à travers l’adoption d’un régime de bandes glissantes, c’est-à-dire un système où le taux de change pourra fluctuer au sein d’une certaine marge de fluctuation autour d’un taux fixe, qui fait l’objet de dévaluations visant à éviter les situations de surévaluation du taux de change, laquelle serait appréciée par référence à la situation du compte et de préférence de la balance commerciale. Ce régime permettra d’éviter, d’une part, les rigidités inhérentes au régime d’ancrage et, d’autre part, la volatilité et l’appréciation du taux de change pouvant surgir suite à la mise en place d’un régime de flottement. Le régime de bandes glissantes a été adopté avec succès par Singapour durant les décennies quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Il a été également une composante essentielle de la stratégie de développement économique initiée par l’Ile Maurice durant la période s’étalant de 1970 à 2009, où le taux de change effectif se dépréciait en moyenne de 5% chaque année durant cette période, stratégie ayant permis à ce pays faiblement  doté en ressources naturelles et  éloigné des marchés mondiaux, de passer d’une économie pauvre qui s’appuie essentiellement sur le sucre, à l’une des économies les plus développées en Afrique. 

D’après vous, les prérequis sont-ils réunis pour aborder la suite du processus de flexibilisation sans soucis ? 

Lors de la campagne de communication menée au sujet du projet de flexibilisation du dirham, le concept de prérequis a été utilisé pour faire allusion aux conditions macroéconomiques nécessaires pour la réussite de ce projet, à savoir la stabilité du taux d’inflation, la soutenabilité des équilibres budgétaires et la suffisance du stock des avoirs de réserve. Ces conditions présentées comme nécessaires pour la réussite du projet de flexibilisation, sont en réalité également indispensables pour le choix d’un régime fixe. Car, dans le cas d’une défaillance majeure au niveau de l’un de ces indicateurs, soit dans le cas de survenance d’une  hyperinflation par exemple, ni un régime fixe ni un régime flottant ne peut être soutenable. En effet, un niveau élevé de taux d’inflation se traduirait par une défiance à l’égard de la monnaie nationale qui devient incapable d’assurer sa fonction de réserve de valeur, laquelle défiance se traduit par des phénomènes de conversion massive de la monnaie nationale en devises, laquelle conversion engendre une chute continuelle du taux de change dans un régime flottant et une pénurie de devises dans un régime fixe. Ainsi, la stabilité des conditions macroéconomiques constitue un facteur clé (un pré- requis), qui rend un pays donné capable d’avoir une monnaie nationale et, partant, de choisir un régime parmi ceux relevant des ancrages souples ou de flottement. Dans le cas du Maroc, cette question semble dépassée, du fait que notre pays adopte un régime qui fait partie de ceux qualifiés d’ancrage souple (régime d’ancrage conventionnel) depuis la création du dirham en 1959 et qu’il a réussi à assurer la soutenabilité de ce régime : quasi absence de crises de change et absence de phénomènes de conversion massive de la monnaie nationale en devises. Cela permet de nuancer les propos véhiculés lors de la campagne de communication menée durant le premier semestre de l’année 2017, selon lesquels la stabilité des conditions macroéconomiques serait un prérequis pour le flottement. En effet, cette stabilité, qui constitue déjà un prérequis pour l’adoption et la soutenabilité d’un régime d’ancrage souple, ne devait pas être mise en exergue lors du débat sur la flexibilité. Ces prérequis seraient, en revanche, un concept approprié pour un pays qui souhaiterait passer d’un régime dollarisé à un régime de flottement par exemple.

 
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