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Quelle protection contre la dépendance ?

La population du Maroc vieillit et le nombre de personnes âgées dépendantes augmente donc. C’est essentiellement la solidarité familiale qui les prend en charge. Les rares institutions spécialisées sont un vrai scandale, des mouroirs insalubres, sans personnel spécialisé. Créer un risque dépendance et mettre en place son financement est l’unique issue.

La question du vieillissement a été inscrite sur l’agenda du développement international à partir du 14 décembre 1990 lorsque l’Assemblée Générale des Nations-Unies avait proclamé le premier Octobre journée mondiale des personnes âgées. Et en 2002, la deuxième Assemblée mondiale sur le vieillissement a adopté «le plan international de Madrid sur le vieillissement»  afin de répondre aux défis et aux opportunités de ce phénomène démographique du 21ème siècle qui touche tous les pays du monde et de promouvoir une vie digne pour cette population. Il aurait fallu attendre cette date anniversaire, en 2013, pour que notre ministère de la solidarité, de la femme, de la famille lance «la première campagne de sensibilisation à la situation des personnes âgées».

Si les données du problème ont été mises en exergue, à cette occasion, par la ministre en charge de ce département, la question de la prise en charge de la dépendance des personnes âgées ou de ce qu’il est convenu d’appeler en Europe le 5ème risque (en référence aux risques habituellement couverts par la sécurité sociale  : maladie, accident de travail et maladies professionnelles, retraite, branche famille couvrant le handicap, le logement et le RSA), n’a jamais été abordée ni par les institutions officielles ni à l’occasion de manifestations scientifiques ( colloques, etc.), alors qu’elle se pose aujourd’hui avec d’autant plus d’acuité car statistiquement, la dépendance ou la perte d’autonomie , on l’oublie souvent,  est un risque qui se réalise généralement chez les personnes âgées même si des personnes dans la force de l’âge peuvent être aussi être touchées par ce risque (personnes handicapées, par exemple).

L’évolution de la démographie, la nécessité impérieuse de la protection de cette frange de la population et les contraintes du poids de financement correspondant nous imposent d’anticiper sur l’avenir pour s’attaquer au maillon qui manque dans notre système de protection sociale dans le but de compenser les restrictions dues à la perte d’autonomie handicapant la réalisation des activités de la vie quotidienne et de la vie sociale.

L’enjeu démographique 

L’enquête nationale sur les personnes âgées aux Maroc, réalisée en 2006 par le Haut Commissariat au Plan( HCP), est la première du genre sur le phénomène du vieillissement et sur les questions d’autonomie des personnes âgées. Dans ce cadre, cette enquête montre que le vieillissement est la caractéristique la plus inquiétante des évolutions démographiques du 21e siècle. Ainsi, la proportion des personnes âgées de 60 ans et plus sera de 11,5% en 2020 et de 15,4% en 2030. En termes absolus, cette population passerait, entre 1960 et 2030, de près d’un million à environ 5,8 millions et il est prévisible à ce que le rythme de l’évolution de cet effectif connaîtrait une croissance plus accélérée à partir de 2010. En conséquence, le système de protection sociale national aura, dans l’avenir, à faire face à un profil de malades marqués par leur vulnérabilité et leur dépendance. 

Par ailleurs, les données du CERED montrent que l’analyse de l’évolution de la structure par groupe d’âge de la population au Maroc fait ressortir que le vieillissement de la population apparait comme un phénomène inéluctable dans les prochaines décennies. Les personnes âgées de 60 ans et plus verraient leur effectif s’accroître de façon soutenue avec un rythme annuel de 3,4% entre 2012 et 2050. Leur nombre passerait de 2,9 millions en 2012 à 10,1 millions en 2050, année où elle représenterait 24,5% de la population totale alors qu’elle ne constituait que 6,3% et 8%, respectivement en 1960 et 2004. L’évolution du ratio de dépendance, lié de façon quasi automatique au phénomène du vieillissement, résume parfaitement le problème démographique auquel l’économie marocaine sera confrontée.

Le risque dépendance 

Evidemment, la première question à clarifier pour toute structure ( Etat, collectivités territoriales ou organismes de prévoyance)  est celle de la définition de ce risque ou en d’autres termes, comment l’évaluer pour pouvoir bien le cerner dans une future couverture sociale.

Les assureurs américains et français évaluent la dépendance à partir de la capacité à effectuer les quatre actes habituels de la vie courante à savoir : la toilette, l’habillage, l’hygiène et le repas. En France, et depuis 1997, la grille construite et donnant droit à la l’APA a rajouté deux autres  indicateurs, celui de se repérer dans le temps et l’espace et celui de se déplacer à l’intérieur et à l’extérieur. Les niveaux de dépendance sont classés en six groupes : du plus sévère(1) au plus léger  (6).

Au niveau du contexte marocain, il est utile de mentionner l’enquête, extrêmement intéressante, réalisée par M. Fassi Fihri Mohamed du CERED, centre pour les études démographiques, en Avril 2011, sur « la capacité fonctionnelle au Maroc » où, à partir de l’échantillon choisi   et pour cerner le degré d’incapacité physique sous toutes ses formes. Un indicateur calculé sur la base des questions relatives à la possibilité d’effectuer certaines tâches quotidiennes a permis de répartir les personnes âgées en trois groupes :

1- Personnes sans incapacités,  capables d’exécuter elles-mêmes toutes les tâches quotidiennes. Il représente un peu plus des deux tiers des enquêtés, soit 69,3%;

2- Personnes souffrant d’une incapacité modérée, composé essentiellement de celles ayant besoin d’une aide pour l’accomplissement de certaines tâches seulement. Ce groupe représente 26,8%;

3- Personnes frappées d’une incapacité sévère, constituées essentiellement de celles qui ont besoin d’une assistance pour effectuer toutes les tâches de la vie quotidienne, il représente 3,9%. Les résultats obtenus selon l’enquête du HCP en plus des calculs effectués par l’enquêteur précité sont présentés dans le tableau suivant :

Les conclusions dégagées par cette enquête confirment le constat, au niveau mondial et mentionné précédemment,    de la relation entre l’âge et le niveau d’incapacité. Ce constat est inquiétant lorsqu’on voit, à titre d’exemple, que ce taux grimpe, pour un âge entre 75 et 79 ans de 7,1% à 20,9% pour une population de 80 ans et plus.                                  

La famille acteur majeur

Toujours, d’après les résultats des enquêtes pécitées, selon l’origine de l’aide, 58,6% de personnes âgées interrogées ont déclaré en recevoir exclusivement de leurs enfants,  40,7% de sources multiples (au moins deux sources parmi les enfants, le ménage, la famille, les personnes hors famille, et les institutions), puis 0,5%  exclusivement en dehors de la famille et, enfin, 0,2% uniquement des institutions spécialisées.

S’agissant de l’aide apportée exclusivement par les enfants, qui est la plus courante, on constate qu’elle est régulière dans 61,7% des cas et occasionnelle dans 38,3%.

Sur le plan moral, ce recours à la solidarité familiale, en l’absence de toute aide publique, n’a rien de choquant, bien au contraire. Mais, à l’expérience, il s’avère qu’il est difficile de la mettre parfaitement en  œuvre : le phénomène actuel de la nucléarisation de la cellule familiale qui caractérise toutes les sociétés contemporaines, le chômage des jeunes aidants et la faiblesse des revenus des foyers par rapport aux exigences de la vie quotidienne limitent énormément la portée et l’efficacité de ce concours familial.  

Parmi ceux qui n’ont pas eu recours aux services de soins (soit les 33,4% de la population ayant été malades), près des deux tiers (59,1%) l’ont justifié par le manque de moyens matériels. Cette fraction  s’explique, en partie, par la faible couverture médicale par un système de sécurité sociale, qui au niveau national, ne dépasse guère  13,3% selon les déclarations des interviewés, avec toutefois une large différence entre l’urbain (22,4%) et le non recours aux soins de santé, une fois malade, est plus élevé chez les ruraux (62,1%) et les femmes (62,8%) que chez les citadins (55,2%) et les hommes (55,1%). Cette différence entre les deux milieux de résidence s’explique, entre autres, par l’inégale répartition spatiale de l’offre des services de soins de santé.

La prévoyance sociale diminue

Un simple panorama de notre dispositif de prévoyance sociale permet de constater que la population des personnes âgées en perte d’autonomie est quasiment exclue  de ces régimes tant au niveau des cotisants bénéficiaires, extrêmement insignifiant par rapport au nombre de gens touchés par l’altération de l’autonomie fonctionnelle, que par la nature des prestations assurées et qui ne correspondent pas aux spécificités des besoins sanitaires et des infrastructures d’accompagnement des sujets dépendants. Ainsi :

La Caisse Nationale de Sécurité Sociale (CNSS) a pour mission principale d’assurer une  protection sociale des salariés  du secteur privé ; elle est chargée aussi de  la gestion de l’Assurance Maladie Obligatoire. Le portefeuille de la CNSS  est constitué de plus de 135 00 entreprises affiliées et 2,54 millions de salariés déclarés  dont 1 415 583 de bénéficiaires des prestations CNSS en 2011. 

Le Régime Collectif d’Allocation de Retraite (RCAR) gère le régime de retraite du personnel des établissements publics et des collectivités locales. L’effectif des affiliés au (RCAR) est, en 2011, de  191 975 personnes. 

La Caisse Interprofessionnelle Marocaine de Retraite (CIMR), gère les cotisations de près  de 400 000 salariés du secteur privé et sert des pensions de retraite à 123 688 retraités. Le  nombre d’affiliés cotisant à la CIMR en 2011 est de l’ordre de 283 567;

La Caisse Marocaine de Retraite (CMR) couvre tous les salariés de la fonction publique,  enregistre un nombre d’actifs cotisant de l’ordre de 898 749 en 2011. 

La Caisse Nationale des Organismes de Prévoyance Sociale (CNOPS) composée aux 2/3  des agents de l’Etat, des collectivités locales et des établissements publics ainsi que leurs  ayants droits. L’entrée en vigueur de l’Assurance maladie obligatoire a fait de cette caisse un acteur principal, s’agissant  des prestations sanitaires et de tiers payant. La population de la CNOPS a atteint au 31 décembre  2011, 1.166.482 assurés et 2.719.722 bénéficiaires incluant les ayants droit, dont 74% sont  actifs et 26% retraités.

Tous les régimes décrits précédemment sont basés, au niveau de leur financement, sur un système contributif des salariés et des employeurs ; restait à la marge «l’armée de réserve » exclue complètement du système par manque de ressources.    

C’est ce qui justifie l’instauration du régime d’assistance médicale (RAMED) qui est un mécanisme public de prise en charge des frais  de soins pour les personnes économiquement faibles. Le but étant de consacrer les principes de  l’assistance sociale et de la solidarité nationale au profit de la population démunie. Ce régime  garantit la gratuité absolue ou relative d’un paquet de soins délivrés par les structures publiques de  santé.. La population devant être couverte par le RAMED est de 8,5 millions de personnes  A fin août 2012, seuls 366.281 foyers ont ainsi été immatriculés à ce régime ; on est donc loin des comptes !.

En fait, le plus grand handicap  pour une application optimale de ce système est l’encadrement médical  adéquat, aussi bien en termes d’infrastructures que de personnel qualifié, qui fait actuellement défaut. A titre d’illustration, une comparaison avec quelques pays à développement comparable, montre que notre pays reste à la traine : 62 médecins pour 100.000 habitants, en 2010, contre 119 pour la Tunisie,  283 pour l’Egypte et 273 pour la Bulgarie.(données de la Banque Mondiale).

Pour clore ce schéma assez inquiétant pour une population vieillissante appelée à croître hors de proportion et dont une grande majorité est sans ressources, les enquêtes citées plus haut montrent que seulement 16% de marocains de 60 ans et  plus ont déclaré recevoir une pension de retraite ; même pour la population ayant travaillé avant l’âge de 60 ans, seuls 26,5% ont bénéficié d’une telle pension, ce qui montre la faiblesse des filets de notre système de sécurité sociale.         

Pérenniser la couverture

Les systèmes de couverture décrits précédemment ne font pas encore des personnes âgées dépendantes une cible de leurs actions de santé publique et même les objectifs négociés dans le cadre de la politique conventionnelle avec les médecins ne concernent pas particulièrement cette catégorie.

Devant cette carence, et au cours des vingt dernières années, plusieurs associations de bénévoles et de mécènes se sont multipliées et diversifiées en participant à la création de centres d’accueil, de soins et de prise en charge de cette population. Si des actions aussi louables sont à encourager pour limiter l’aggravation de « la fracture sociale », le constat relevé par certaines associations, au niveau de  certains centres relève du scandale public  où les personnes âgées vivent dans des conditions inhumaines (sous alimentation, absence prolongée de personnel médical et d’aides soignants formes pour les handicaps et pathologies des résidents, etc .). Certains centres abritent sur les mêmes lieux SDF, malades mentaux et enfants abandonnés à côté de personnes âgées en perte d’autonomie, et sont tristement qualifiés de véritables «couloirs de la mort» avec toutes ses facettes biologiques et psychologiques. 

Au fond, le placement éventuel dans des institutions spécialisées des personnes dépendantes se heurte à une problématique de financement d’autant plus aigue que le nombre de personnes croît rapidement. Le creusement continu  des écarts intergénérationnels pose des questions du maintien à terme du modèle de solidarité sur lequel repose la solidarité sociale, d’où la nécessité impérieuse d’entamer la réflexion, au niveau national, pour identifier les leviers, préciser les choix politiques et mieux organiser les acteurs. Donc, vers quel système viable et supportable financièrement aussi bien pour le bénéficiaire que par le contribuable pouvons-nous nous orienter ?

Les expériences étrangères qui ont le mieux réussi sont celles qui ont adopté une approche qui articule, à la fois, la solidarité nationale, à travers la création de caisses ou d’agences publiques pour financer le risque dépendance, et le développement de la prévoyance individuelle par le biais de la mise en place de garanties d’assurances privées complémentaires ou spécifiques. Le choix du financement est alors celui de l’impôt (le contribuable), des cotisations sociales (les assurés sociaux) ou de l’individu (ressources propres).

Cette option passe d’abord par la création, par texte législatif ou réglementaire de ce risque dont l’objectif sera de couvrir les risques de la vie liés à la dépendance du fait de l’avancée en âge, de la perte d’autonomie ou du handicap. La question se pose, alors, de savoir s’il faut maintenir un socle universel accessible à tous ( cas de la France avec l’Allocation Personnalisée d’Autonomie-APA-), ce qui ne semble pas être adapté du fait du coût financier de cette démarche pour le budget de l’Etat. Faut- il rappeler que l’ex-Président Sarkozy avait abandonné la réforme de leur système en déclarant publiquement « Je ferai cette réforme quand j’aurai les moyens pour la financer de façon crédible et non pas pour créer un gouffre » ; ou serait-il plus judicieux d’opter pour un choix plus réaliste de limiter l’intervention des pouvoirs publics à ceux qui en ont le plus besoin, autrement dit ceux qui sont à la fois les plus pauvres, les vieux et les plus malades ? Ce préalable déterminerait l’équité et la viabilité du système et nous permettrait de ne pas tomber dans les travers du régime de la compensation actuel qui est loin de bénéficier à ses véritables destinataires.

S’agissant des ressources de cette future caisse, elles pourraient provenir d’un pourcentage sur les traitements et salaires, une contribution sur les revenus du patrimoine et les produits des placements et une contribution des régimes d’assurances maladies. Pour ne pas alourdir le poids de ces prélèvements, les taux doivent se situer entre 0,1 et 0,3%. 

Quel rôle pour les assurances privées ?

Il s’agit d’inventer pour enrôler le plus grand nombre dans un système d’assurance privée- la perte d’autonomie- un risque lié à l’âge soit dans le cadre collectif de l’entreprise soit dans un cadre individuel. Ce risque présente en effet certaines caractéristiques qui le rendent assurable : par définition, c’est un risque qui intervient tard dans la vie ; c’est un risque qui peut être anticipé individuellement et collectivement et donc, qui fait jouer la mutualité, principe important de tout système d’assurance. Il s’agit de faire appel aux capacités des assureurs privés à gérer un risque nouveau et croissant ainsi qu’à investir dans les services et les actions de prévention sanitaires. Cette manière de voir vise à réduire la charge sur les finances publiques en développant l’assurance privée avec des contrats d’épargne retraite.

Afin de mieux articuler l’intervention privée, il est nécessaire de mettre en place les incitations fiscales nécessaires à la souscription de contrats d’assurance dépendance. Il est important aussi que les contrats proposés par les assureurs privés soient encadrés de façon à garantir l’équité pour éviter la sélection des risques, mieux apprécier l’état de dépendance et assurer des garanties minimales.

Il est utile de citer le cas de l’Allemagne qui a été le précurseur en Europe en souscrivant, par une loi de Mai 1994, la dépendance comme cinquième risque de son régime de sécurité sociale à côté de la maladie, la vieillesse, le chômage et les accidents de travail. Depuis le 01/01/1995, tous les allemands sont affiliés à l’assurance dépendance. Aujourd’hui, 80 millions d’allemands sont assurés : 89% dépendent des caisses publiques, 11% des compagnies d’assurance. Le taux de cotisation est calculé sur le salaire ou la pension de retraite et il est partagé entre le salarié ou le retraité et l’employeur ou la caisse de retraite. Les prestations sont fournies sous forme de rentes forfaitaires ou de prestations en nature pour des soins à domicile ou en institution spécialisée. 

Ces différentes propositions ne constituent nullement un montage financier ou technique d’un système de couverture sociale pour les personnes âgées dépendantes, mais de simples pistes pour entamer une réflexion sur un sujet vital pour nous tous. Il s’agit d’éviter l’exclusion sociale, voire la déchéance pour cette population. Notre société vieillissante offre malheureusement, trop souvent, le spectacle de personnes âgées dans des espaces de ségrégation. La préservation de la dignité d’une personne dépendante impose avant tout de sauvegarder son statut de personne humaine exigeant de nous toute la citoyenneté  et l’affection nécessaires. Une charte du droit de vieillir dignement dans la dépendance s’impose et engagerait l’ensemble des acteurs de la prise en charge.

ABDELFATTAH ALAMI

 
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