Enseignement

Rentrée scolaire au Maroc : lettre d’une psychopédagogue française à M. le ministre de l’Education Nationale

Mère et professionnelle de l’éducation, psychopédagogue de formation, l’auteure de cette lettre réagit aux dernières mesures prises par le ministère de l’Education pour la rentrée scolaire 2020-2021. Cette lettre dont l’auteure garde l’anonymat, circule depuis quelques jours sur les réseaux sociaux. Nous la publions telle quelle , parce qu’elle fait une critique objective et constructive des modalités pédagogiques retenues par le ministère.

M. Amzazi, ministre de l’Education Nationale,

Je ne sais si cette lettre vous parviendra et malgré la certitude qu’elle soit vaine, je ne peux m’empêcher de l’écrire. Je l’écris en tant que mère mais aussi en tant que professionnelle de l’éducation, étant psychopédagogue de formation. Je suis française et je vis dans ce magnifique pays depuis 10 ans. J’ai encore beaucoup à apprendre de lui, mais j’en connais assez pour y être particulièrement attachée et vous assurer qu’il mérite mieux que ce que vous lui proposez.

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Les dernières directives de votre ministère sont inapplicables, illusoires, frileuses et donnent à l’ensemble de vos citoyens le sentiment de devoir assumer les responsabilités qui vous incombent. J’ai évidemment conscience du problème quasiment insoluble que vous devez résoudre compte tenu de la situation actuelle, et que nous devons tous contribuer aux efforts à faire, mais malgré l’imperfection des solutions possibles, vous ne pouvez vous éloigner de la rigueur, de la clarté et de la cohérence qu’elles demandent. Or, et avec tout le respect que je vous dois, celles que vous présentez en sont complètement dénuées. Je m’explique en reprenant les principaux points de vos déclarations.
Vous nous dites que : « Nous avons également tenu compte des expériences d’autres pays » pour élaborer cette formule d’enseignement distanciel. De quels pays parlez-vous ? Ont-ils un système éducatif qui s’apparente à celui du Maroc avec les mêmes particularités ? Je l’espère Monsieur le Ministre car les inspirations d’ailleurs sont nécessaires c’est évident, mais elles entraînent un excès de prétention quand elles ne sont pas soumises à la réalité du terrain. Peut-être n’avons-nous pas la même réalité Monsieur le Ministre, aussi permettez-moi de vous développer la mienne sur le système éducatif marocain, système dans lequel je travaille depuis 10 ans.

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L’école publique est délaissée au profit d’une offre d’établissements privés toujours plus large et chaque année plus onéreuse. Ces mêmes établissements fonctionnent comme des entreprises, fixant leur propre cahier des charges, les missions étrangères ne faisant pas exception, capables de couper l’accès au produit si non paiement du client.
Selon vos chiffres de 2018, 1 élève sur 7 est scolarisé dans le privé qui représente 33% des établissements scolaires. 1 enfant sur 7 est donc client avant d’être élève. Et ne nous cachons rien Monsieur le Ministre, nous savons que les 6 autres rêvent aussi du statut de client tant être élève dans un établissement public est compliqué. Fort taux d’absentéisme professoral, manque de moyens humains et financiers, classes surchargées, guerre interminable sur la langue à préférer pour tel ou tel enseignement et je suis triste comme vous devez l’être pour cette liste encore longue. Tant que l’école publique ne sera pas une priorité nationale avec des investissements conséquents, l’enseignement privé continuera de transformer nos élèves en clients avec un service après-vente trop souvent déplorable. La particularité de notre système éducatif est donc rarement comparable avec un autre pays et les inspirations quant aux résolutions des problèmes doivent être prises auprès de ceux qui ont au quotidien cette très particulière réalité du terrain.

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Vous dites ensuite concernant encore le distanciel, je vous cite « 40% des élèves, notamment des milieux défavorisés et du monde rural, n’ont pas suivi. Nous nous sommes dit qu’il fallait mixer présentiel et distanciel, en donnant le choix aux familles ». Excusez-moi Monsieur le Ministre, mais j’ai beau vous relire plusieurs fois, je ne comprends pas. Que voulez-vous dire ? Que les 40% qui n’ont pas suivi maintenant vont suivre à moitié vu que vous affirmez que 100% de présentiel est exclu ? Êtes-vous en train de dire qu’il est satisfaisant que 40% de vos élèves soient perdus la moitié du temps, au mieux ? Et si tous les parents optaient pour le présentiel atteignant ainsi le taux de 100% que vous refusez, comment se fera la sélection ? Selon quels critères ? N’y a-t-il pas des risques discriminatoires ? Comment peut-on préférer un élève à un autre pour son accès à l’école ? Expliquez-moi Monsieur le Ministre, car ce que je comprends actuellement me fait peur. Je ne peux imaginer que vous fassiez le choix de laisser des enfants sans école et que vous trouviez cette solution acceptable en nous la proposant à nous, parents.

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Vous dites aussi qu’il faut raisonner en « co-éducation. La réussite et l’apprentissage dépendent également des parents ». Soit Monsieur Le Ministre. Mais juste un chiffre. 32% d’analphabétisme au Maroc. Je vous l’accorde, ce pourcentage a enregistré une baisse des 2/3 sur un demi-siècle et on ne peut qu’applaudir ce splendide progrès. Mais le taux reste élevé. Combien sont parents d’enfants scolarisés dans l’incapacité d’assumer cette belle idée de co-éducation ? Et pour les autres Monsieur le Ministre, comment font les parents qui travaillent et ne peuvent être co-éducateurs ? Et ceux qui ont plusieurs enfants à différents niveaux ? Je suis psychopédagogue Monsieur le Ministre, l’essentiel de mon travail est d’adapter l’école à l’enfant, j’ai étudié pour ça, je suis formée pour ça, je vous l’affirme, votre proposition est inapplicable pour la grande majorité des familles. Développer demanderait plusieurs chapitres, mais je peux caricaturer. Le meilleur médecin peut devenir le plus incompétent quand il s’agit de soigner un membre de sa famille. Vous ne pouvez demander aux parents d’être le médecin de leurs enfants. Ils sont pleinement éducateurs, ils ne sont pas enseignants. Des questions auxquelles vous devez répondre Monsieur le Ministre, les citoyens que nous sommes ne peuvent choisir entre nourrir leurs enfants ou rester à la maison pour être co-éducateurs d’un enseignement que nous ne maîtrisons pas forcément.

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Quant aux taux horaires que vous évoquez, là encore je suis perdue. Vous parlez de 30h par semaine de cours pour chaque élève avec 50% de présentiel et 50% de distanciel (à raison de 5h par jour). Certains élèves viendront donc certains jours (lundi, mercredi, vendredi) pour laisser la place aux autres les mardis, jeudis et samedis. Là encore Monsieur le Ministre, comment allez-vous faire le découpage ? Qui aura droit à quels jours ? Selon quels critères ? Et une famille avec plusieurs enfants qui n’ont pas les mêmes jours, comment s’organise-t-elle pour gérer les transports, le travail et l’école à la maison en tant que co-éducateurs ?
Vous précisez vos améliorations pédagogiques apportées en indiquant qu’un cours en distanciel durera 30 mn. Mais est-ce que les cours en présentiel dureront aussi 30 mn ? Comment feront les professeurs pour être à la fois en classe et devant leur ordinateur ? Ou peut-être allez-vous dédoubler leur journée ? Et 30 mn de cours représentent 10 cours différents pour le quota des 5h que vous annoncez. 10 cours ? Vraiment ? Les mots me manquent tant l’incohérence de vos chiffres ne permettent que des calculs biaisés et c’est sans compter l’intérêt pédagogique douteux des 30 mn de cours. Ce serait un élève nous lui demanderions de revoir sa copie, Monsieur le Ministre. Vous savez que c’est inapplicable sans une politique discriminatoire que vous demandez d’appliquer aux établissements, implicitement. L’enseignement ne peut être discriminatoire, il est déjà inégalitaire. Ce serait signer sa mise à mort, vous en êtes le garant, vous ne pouvez ainsi le tuer.


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Un dernier point Monsieur le Ministre concernant les chiffres incompréhensifs. Vous excluez d’équiper les élèves les plus démunis de tablettes pour qu’ils puissent suivre la scolarité à distance, car cela représente un coût important que vous chiffrez. 1000 dirhams par tablette pour 2 000 000 d’enfants. Un total de 2 milliards de dirhams c’est énorme je l’entends. Mais je m’interroge. Un pays comme le Maroc n’est pas capable de s’équiper de tablettes à moins de 1000 dhs pour ses enfants les plus démunis ? Je ne peux le croire. Vous savez qu’on en trouve sur un site e-commerce marocain à 600 dhs, alors une grosse commande du gouvernement marocain diviserait le coût par 2 !

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Et les milliards de dons récoltés pendant cette crise, toutes les enveloppes sont-elles épuisées ? Je caricature et plaisante Monsieur le Ministre, pardonnez moi, en ces temps lourds permettons-nous parfois de la légèreté. Mais je pense que vous sous-estimez vos forces et qu’il est urgent de trouver des solutions à ce problème mercantile quand il s’agit du droit et d’égalité de vos citoyens. Le balayer comme vous le faites n’est pas recevable pour vos citoyens. Le Maroc est un pays d’entraide, nous avons encore pu le vérifier pendant le confinement, comment donc une partie de la population pourrait accepter l’exclusion d’une autre partie ? D’une exclusion par l’enfant qui plus est.

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Je crois qu’il est temps de conclure et de vous rendre votre temps. Je ne vous poserais pas la question des assurances scolaires obligatoires dont personne ne fait mention. Si un accident arrive à la maison pendant les cours en distanciel, sera-t-elle effective ? Je ne vous demanderais pas qui sera responsable de l’absentéisme qui doit figurer sur les dossiers scolaires, ni comment tous les élèves en situation d’handicap, suivis par une avs ( auxiliaire de vie scolaire , ndlr) ou non, bénéficiaires d’aménagements spéciaux, pourront continuer à suivre leur scolarité. Vous avez déjà tellement de questions sans réponse, Monsieur le Ministre. Et vous devez y répondre, car ce n’est ni aux parents ni aux établissements de porter la responsabilité des différentes politiques éducatives et encore moins de les conduire. Ils vous suivront, nous vous suivrons si seulement vous savez où aller. Auquel cas, demandez-nous, nous avons peut-être des idées.


Je vous remercie de votre attention et de partager mes inquiétudes, nos inquiétudes. C’est de l’avenir de nos enfants dont nous parlons. C’est de l’avenir du Maroc dont il s’agit. Nous ne pouvons accepter des approximations, des inégalités, des choix qui n’en sont pas.
Soyez assuré Monsieur le Ministre, de ma parfaite considération et permettez-moi de vous souhaiter tout le courage que requiert votre mission.

 
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