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Voici comment le Maroc peut accélérer la montée en gamme de ses industries

La baisse des activités des grandes entreprises en Europe a lancé le débat de la relocalisation. Certains pays ont déclaré leur volonté de rapatrier une grande partie de leurs activités vers leur pays d’origine, notamment dans des secteurs stratégiques pour le Maroc comme l’automobile ou encore l’aéronautique. Quelles conséquences pour le Royaume ?  Par Anas ABDOUN

La crise du Coronavirus a indiscutablement rabattu les paradigmes néo-libéraux que la mondialisation avait si bien ancrés dans les mentalités ces trente dernières années. Avec la pénurie de masques, de tests et même dans certains cas de respirateurs, les pays européens ont été les premiers à remettre en cause les délocalisations massives tant dans les industries stratégiques, que dans l’industrie de consommation. Un consensus auprès de la classe politique, même libérale, semble se dégager pour mettre en place une politique de relocalisation des entreprises. Le Maroc a, dans un premier temps, vu ce changement de paradigme comme une menace pour son tissu industriel reposant quasi exclusivement sur la sous-traitance, avant de finir par voir cela comme une opportunité de se positionner comme une alternative à la Chine, tant au niveau économique que géographique pour l’Europe. Si le Royaume a su se positionner intelligemment dans cette crise en se proposant comme une alternative crédible à l’Asie – précisément au moment où le monde salue la réactivité marocaine, notamment en ce qui concerne la production de masques -, les autorités publiques doivent prendre au sérieux le risque de relocalisation d’un certain nombre d’industries vers l’Europe.

En effet, cette crise nous rappelle que la politique industrielle lancée par le Maroc ces deux dernières décennies, bien qu’elle soit indéniablement porteuse de croissance et d’emploi, n’a en aucun cas permis l’émergence de grands champions industriels nationaux. Les nombreuses entreprises du secteur automobile ou aéronautique sont toutes étrangères, ce qui ne nous met pas à l’abri d’une relocalisation. De nouvelles politiques fiscales des pays européens, l’émergence d’un concurrent en Afrique ou simplement la quatrième révolution industrielle, sont autant de menaces qui planent sur notre modèle industriel. La mise en place d’un nouveau paradigme économique pas seulement euro-centré, s’avère nécessaire pour le Maroc.

Vers l’émergence d’une industrie marocaine

Les deux leçons à retenir de la crise pandémique actuelle, sont l’importance de posséder un État stratège et l’avantage indéniable d’une certaine verticalité de la décision politique sur le secteur économique. La création d’un fonds pour lutter contre les conséquences sanitaires et socio-économiques du Coronavirus, et la reconversion rapide de l’industrie textile pour fabriquer des masques et en exporter après seulement un mois, nous ont montré l’efficacité de la mobilisation du capital par l’État pour l’investir dans un secteur qu’il juge stratégique. Ce modèle qui a très bien fonctionné en temps de crise, doit en réalité servir de modèle pour l’émergence d’une industrie marocaine compétitive. Si l’on se penche sur l’industrie automobile qui est le premier produit d’exportation au Maroc, il serait judicieux de s’inspirer de ce qu’a fait la Turquie. Ankara accueille un certain nombre de constructeurs automobile depuis des années et s’est engagée sous l’impulsion gouvernementale, à la création d’une voiture Turque. Au Maroc, à en juger par le taux d’intégration qui est important avec la récente installation de Peugeot qui prévoit la construction des moteurs au Maroc, la création d’une industrie automobile nationale ne résulte à fortiori pas d’un gap technologique, mais d’une absence de volonté politique. La récente annonce du Chef du gouvernement, Saâdeddine El Otmani, d’une voiture électrique 100 % marocaine nous montre qu’une plus grande volonté politique pourrait transformer de simples initiatives privées, en de grandes entreprises automobiles nationales. Le Maroc possède la maîtrise technologique, un tissu de sous-traitants compétents, des infrastructures d’exportations modernes et un marché africain en demande de voitures à bas coûts. Seul l’État peut créer cette synergie entre la mobilisation du capital à travers des incitations ou contraintes fiscales et le potentiel industriel pour faire émerger de futurs champions nationaux. Ce qui est vrai pour l’industrie automobile, est en réalité duplicable pour les industries plus complexes et hautement technologiques.

La nécessaire montée en gamme industrielle

Avec pour hypothèse l’interdépendance des mutations technologiques et économiques, ces deux facteurs font que le Maroc est par définition limité dans sa montée vers les activités à haute valeur ajoutée dans les chaînes de valeur industrielle. Dans l’industrie aéronautique, où le taux d’intégration actuel tourne autour de 30 %, l’État ne peut pas décider d’un programme stratégique pour la création d’une entreprise nationale aéronautique en se reposant uniquement sur le tissu actuel de sous-traitants et les universités du pays. Pour accélérer le processus de rattrapage technologique, il existe traditionnellement trois approches. La première est l’espionnage industriel qui, dans le cas du Maroc, ne peut pas être mis en place, d’une part parce que les unités de montage présentes au Maroc sont limitées et d’autre part cela finit toujours par se savoir et peut être fortement préjudiciable pour les IDE [ NDLR : investissements directs étrangers ]. La deuxième solution, largement utilisée par l’Inde et le Brésil, est la négociation de transferts de technologie lors des grands contrats internationaux. Cela a peu de chance d’aboutir, dans la mesure où le marché marocain n’est pas aussi important que ces deux pays émergents. Enfin, la troisième solution communément admise au Maroc, est celle de la montée dans la chaîne de valeur en attendant une maîtrise technologique suffisante, ce qui revient à patienter des décennies sans avoir la garantie qu’une délocalisation ne viendra pas réduire à néant toute la stratégie du pays. Il existe néanmoins, une quatrième voie qui peut faire gagner un temps considérable au Maroc dans sa stratégie de faire monter en gamme l’industrie marocaine : le recours à l’expertise et aux compétences de la diaspora marocaine.

Gardons l’exemple de l’industrie aéronautique. À l’origine de la création d’Embraer, le gouvernement brésilien a fait appel à l’Ingénieur français Max Holste pour concevoir leur premier avion. A l’instar du Brésil, le Maroc peut s’appuyer sur d’infinies compétences à l’étranger et Marocaines qui plus est. La technologie est d’abord une connaissance et il s’avère qu’un nombre important de Marocains possèdent ces connaissances, elles sont en d’autres termes déjà nationales. En effet, un nombre très important d’ingénieurs marocains travaillent aussi bien chez les avionneurs Bombardier ou Airbus, que chez un grand nombre d’équipementiers européens et ce, dans toute la chaîne de fabrication. Ce sont autant de capacités techniques et d’expertises que l’on peut intégrer dans le tissu industriel marocain et qui peuvent donner au Maroc la capacité de monter beaucoup plus rapidement dans la chaîne de valeur.

En intégrant ces compétences stratégiques, à moyen terme, le Maroc aura le savoir-faire et les technologies pour produire des avions régionaux dont le marché connaît une forte croissance mondiale et particulièrement l’Afrique. Les leaders de ce marché, à l’image de ATR, n’ayant pas délocalisé leur chaîne de fabrication, seront de facto moins compétitifs, face à un avion marocain aux mêmes spécificités techniques, mais à un coût moindre. Ainsi le savoir faire technique, la maîtrise de la chaîne de valeurs, et un coût de production bas peut convertir un projet stratégique dans l’aéronautique en un avionneur marocain économiquement viable.

Pour un rapatriement des savoir-faire

Ce qui est vrai pour l’industrie aéronautique, l’est tout autant pour un large éventail de domaines pertinents pour le Maroc comme l’industrie pharmaceutique, chimique et bien d’autres encore. Le recours aux compétences marocaines à l’étranger nous permettrait de gagner de précieuses années dans la montée en gamme de nos industries. Rapatrier ces cerveaux au Maroc aurait pour conséquence un transfert technologique direct, légal, et peu onéreux au regard de l’avantage industriel que cela nous concède. Des talents comme Rachid Yazami, inventeur de l’anode graphique pour les batteries électriques et qui comptabilise plus de 250 brevets d’inventions, sont un exemple pertinent de l’accélération industrielle dont peut bénéficier le Maroc grâce à sa diaspora. Il est ainsi opportun de mettre en place une coordination intelligente entre les réseaux consulaires et les opérateurs économiques afin d’approcher et recruter un certain nombre de compétences pour servir les objectifs industriels stratégiques préalablement définis. Cela est d’autant plus nécessaire, que le timing est plus que jamais propice pour attirer ces compétences au Maroc. En effet, si l’Europe nous prend chaque année un nombre important d’ingénieurs fraîchement diplômés, il est paradoxalement possible pour le Maroc de faire la même chose. Au delà des salaires plus attractifs, l’Europe propose aux jeunes cerveaux marocains une carrière plus intéressante, un possible passeport à la clé et un mode de vie conforme aux aspirations d’une partie de la jeunesse marocaine. Face à tous ces arguments, il devient difficile pour Rabat de retenir la fuite des cerveaux. En revanche, il est tout à fait possible pour le Royaume d’opérer la même démarche en visant des catégories bien précises d’européens.

Pour les Marocains résidents à l’étranger [ MRE ], à fortiori ceux nés à l’étranger, les aspirations et les attentes sont sociologiquement différentes, particulièrement chez la catégorie des cadres et diplômés. Beaucoup d’études ont révélé la volonté de cadres et diplômés MRE de s’expatrier. Les destinations les plus prisées sont, malgré la fin des salaires attractifs, les pays du Golfe, du fait de la proximité culturelle. La crispation identitaire montante en Occident, pousse un certain nombre de MRE à chercher à s’expatrier dans des contrées plus en adéquation avec leur identité. Les expatriés se comptent en dizaines de milliers dans le Golfe, rien qu’à Dubaï, le Consulat de France enregistre 100 nouvelles arrivées par mois dont une grande majorité est issue de l’immigration, si bien qu’un certain nombre d’agences spécialisées dans le recrutement des compétences maghrébines en Europe ont fleuri ces dernières années. Autant de chercheurs et ingénieurs qui ne profitent pas au Maroc.

À ce titre, le Royaume, à travers des mécanismes de benchmark doit observer comment des pays comme le Qatar ou les États-Unis, notamment avec la fondation Marshall, ont tissé un réseau de relation important auprès des compétences MRE pour attirer les meilleurs talents. Il est également judicieux de s’inspirer de l’exemple d’Israël, qui a historiquement toujours intégré les cerveaux de la diaspora juive dans sa politique de développement et qui n’hésite pas aujourd’hui, à utiliser la peur de l’antisémitisme de la diaspora juive pour les pousser à faire leur alya à des fins économiques. L’intelligence économique tant dans le sens sémantique du terme, que dans la discipline qui en porte le nom doit pousser Rabat à tirer à son avantage la crispation politique grandissante en Europe et en Amérique du Nord.

Aéronautique : La base marocaine va-t-elle continuer de monter ?
Le Maroc est considéré comme la base la plus compétitive à la porte de l’Europe, qui est le deuxième marché mondial dans la construction aéronautique après les Etats-Unis. Cette base constituée au cours de ces dix-neuf dernières années, affiche 16 700 emplois et près de 140 sociétés qui réalisent à fin 2018 un chiffre d’affaires à l’export de 13,9 milliards de DH, soit 5,6% du total des exportations du Royaume. Ainsi, le secteur enregistre la plus forte croissance à l’export de l’industrie manufacturière avec un taux de 13,8%. Il faut dire que le Maroc est tout simplement entré dans une nouvelle ère aéronautique où l’intégration locale est le fer de lance. En effet, depuis le lancement du Plan d’Accélération Industrielle (PAI) en 2014, le taux d’intégration locale a presque doublé. Il est passé de 17,5% à fin 2014 à 38% à fin 2019. L’objectif initial à l’horizon 2020 était de 35% avant d’être relevé à 42%. Une performance qui confirme jusqu’avant la crise du Coronavirus, la capacité de la plateforme marocaine à produire davantage localement et ne plus servir uniquement de zone de délestage à bas coûts. En fait, la destination était en train d’écrire la phase 2 de son développement aéronautique, une étape qui devait lui permettre d’attirer de nouveaux acteurs mondiaux, de nouveaux métiers et aussi des industries connexes de l’aéronautique. Quid de l’après crise sanitaire ?

Il faut souligner que le secteur aéronautique est aujourd’hui directement impacté par la crise des compagnies aériennes, des avionneurs et des équipementiers, suite aux conséquences de la pandémie du Covid-19, et les industriels marocains n’y échappent pas, malheureusement. Opérant dans une configuration de supply chain mondialisée, le secteur aéronautique marocain est directement impacté par la crise des opérateurs de l’aviation : compagnies aériennes, avionneurs et équipementiers. Selon le Groupement des Industries Aéronautiques et Spatiales (GIMAS), après une première phase d’adaptation aux mesures de sécurité sanitaire, les donneurs d’ordre et leurs sous-traitants doivent faire face à une vague d’annulations et de reports de commandes. Malgré le taux d’intégration locale de 38%, plusieurs acteurs majeurs de l’aéronautique au Maroc subissent directement ou indirectement les décisions de fermeture d’usines à l’étranger. Boeing a déjà pris les devants en prolongeant la fermeture de ses principaux sites de production. Airbus a annoncé réduire sa cadence de production de 30 à 40%. Les perturbations attribuables à la pandémie de Covid-19 pourraient réduire le taux d’occupation de la capacité installée au Maroc de 30% voire 50% pour certaines activités, telles que le MRO et l’ingénierie. Compte tenu du manque de visibilité des grands donneurs d’ordre mondiaux sur l’avenir et le cycle long de l’aéronautique, le fort niveau d’activités enregistré ces dernières années ne sera retrouvé qu’en 2023, selon le GIMAS. Cette baisse d’activité impacte automatiquement sur les ressources humaines qui doivent en conséquence être ajustées en fonction de la charge de travail.

D’un point de vue strictement économique, les MRE ne sont pas utilisés à leurs pleins potentiels. L’intégration de ces derniers à l’économie, se limite à l’entrée de devises au Maroc, alors que comme pour les matières premières, c’est dans la transformation que réside la vraie valeur ajoutée. Le timing est d’autant plus important, qu’en plus des investissements massifs réalisés dans les infrastructures qui sont un élément d’attractivité pour les expatriés comme elle l’a été pour les IDE, le Maroc ne peut jouer la carte du retour au pays que sur une période limitée de temps. Le temps creuse inéluctablement la distance entre le Maroc et ses sujets au fil des générations. À l’aube de l’économie de la connaissance, le Maroc possède un formidable atout qui lui permet non seulement d’engager une politique industrielle plus souveraine, mais également de rester compétitif face aux mutations économiques, en attendant la nécessaire mise à niveau de son système d’éducation.

Pour ce faire, seul l’État marocain peut créer la synergie entre le tissu industriel, le capital financier et le capital humain de la diaspora. Une volonté politique forte peut faire émerger d’importantes entreprises industrielles marocaines, qui peuvent demain devenir des champions industriels africains. C’est là un passage obligé pour répondre à l’ambition du Maroc de devenir un pays émergent.

Métiers mondiaux du Maroc : L’automobile, un chef de file très exposé
Jusqu’avant la crise du Coronavirus, l’industrie automobile au Maroc était en plein boom au cours de ces huit dernières années : tous les ans, le pays accueille une dizaine de nouvelles usines ou des agrandissements de sites existants. Une progression fulgurante qui n’était pas près de s’arrêter, puisque le Royaume était en train de se hisser parmi les plus grands constructeurs d’automobiles du monde. D’ailleurs, jusque-là, le Royaume a conforté sa place de numéro un sur le continent, détrônant dans sa foulée l’Afrique du Sud. Mais depuis le début de la pandémie, le secteur automobile est en crise, et pas seulement au Maroc. Chômage technique, plans sociaux, fermetures de sites : toute l’Europe est concernée. Certes, l’arrêt d’activité est une tendance mondiale, mais l’industrie automobile marocaine est plus exposée, car elle est érigée en tant que secteur stratégique à la fois pour l’export, les rentrées de devises et l’employabilité. Des enjeux hautement sensibles.  Globalement, la filière emploie quelque 200.000 personnes  avec un chiffre d’affaires à l’export dépassant les 80 milliards de dirhams.  Elle compte plus de 240 équipementiers de renom installés majoritairement à Tanger et Kénitra (1er et 2e rangs). Tous dépendent directement des commandes de leurs écosystèmes respectifs, lesquels sont tributaires du rythme de production des deux constructeurs français, en l’occurrence Renault et PSA.

 
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