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Yassine Regragui : «le Maroc se dote déjà d’un cadre législatif pour préparer un éventuel lancement de sa monnaie numérique»

Le Maroc se penche sur le sujet de la monnaie numérique et crée un comité ad-hoc. Yassine Regragui, sinophile, expert en Fintech et anciennement cadre dirigeant au sein d’Alipay en Chine, nous livre son analyse et sa vision des dernières actualités sur la monnaie numérique.

Challenge : Le Maroc va-t-il lancer sa propre monnaie numérique?

Yassine Regragui : La crise du COVID 19 a accéléré l’usage du digital dans de multiples domaines, dont le domaine monétaire. Plus de 80% des banques centrales dans le monde ont déjà lancé des réflexions autour d’une monnaie digitale souveraine, et c’est également le cas du Maroc, alors qu’il y a deux ans, aucun état n’en parlait.

En effet, Bank-Al-Maghrib a créé un comité institutionnel afin d’identifier et d’analyser les avantages et risques du lancement de sa monnaie numérique pour l’économie marocaine.

La banque centrale marocaine a fait le choix de l’agilité et de la proactivité en mettant en place ce comité avec 3 groupes de travail pour suivre l’évolution et les risques des monnaies digitales des banques centrales ainsi que des crypto-actifs. Des discussions sont notamment menées conjointement avec les banques du Canada, d’Angleterre et la banque nationale Suisse afin de définir une vision et un cadre en amont d’un éventuel lancement de cette monnaie. Le lancement n’est pas prévu dans l’immédiat, mais le Maroc se dote déjà d’un cadre législatif  pour préparer un éventuel lancement et éviter tout retard face aux autres pays qui s’intéressent également au sujet.

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Qu’est-ce qu’une monnaie numérique?

Yassine Regragui : Une monnaie numérique de banque centrale (MNBC), plus communément connues sous le nom de CBDC (Central Bank Digital Currency), est une version digitalisée de la monnaie souveraine d’un état, émise par une banque centrale, au même titre que la monnaie fiduciaire (pièces et billets de banque).

Attention ! La monnaie numérique banque centrale n’est pas une cryptomonnaie ou un crypto- actif. Pour rappel, l’usage et l’échange des crypto-actifs sont interdits au Maroc. Contrairement aux crypto-actifs décentralisés et hautement spéculatifs comme le Bitcoin, une CBDC est centralisée et réglementée par l’autorité monétaire d’un pays, aux manettes du gouvernement.

Plusieurs gouvernements étudient la viabilité de la création et de l’émission d’une CBDC. Le seul pays à l’avoir lancé à date est les Bahamas. La Chine a beaucoup d’avance sur le sujet et a lancé de nombreuses expérimentations sur son territoire. D’autres pays tels que la France, la Suède ou encore le Japon ont également lancé des expérimentations.

Challenge : Pourquoi les états souhaitent lancer leur propre monnaie numérique?

Yassine Regragui : Au-delà du gain considérable en efficience des paiements B2B et B2C opérés en temps réel, je vois 3 avantages principaux pour les états au lancement d’une CBDC.

Tout d’abord l’inclusion financière, afin de permettre aux 60% de marocains non bancarisés d’avoir accès aux services financiers. Cela permettra d’accélérer naturellement l’adoption du paiement mobile.

Le second avantage est le renforcement de la souveraineté monétaire et technologique. L’objectif est de faire face à la montée en puissance des crypto-actifs tels que le bitcoin dont la capitalisation totale a dépassé le trillion de dollars, et la valeur unitaire a passé le seuil historique des 60,000$. Il est aussi question de contrer l’éventuel lancement de monnaies privées initiées par les géants du numérique tel que Facebook avec son projet de monnaie numérique nommée DIEM (anciennement connue sous le nom de Libra).

Le troisième avantage serait la lutte contre l’économie souterraine, l’évasion fiscale, le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. La mise en place de solutions technologiques associée à la CBDC comme la blockchain permettra de sécuriser les transactions et de les tracer.

Le lancement d’une monnaie numérique pourrait aussi mener à la baisse d’impression de la monnaie fiduciaire, qui représente un coût non négligeable. En 2018, l’impression des billets de banque et des pièces de monnaie au Maroc représentait 0.8% du PIB, contre 1.5% au niveau mondial.

Challenge : Le cash va-t-il disparaitre?

Yassine Regragui : Le cash n’est pas voué à disparaitre. Cela a été prouvé en Suède (9% d’utilisation de cash) ou en Chine (41%) où même si l’utilisation du cash est en forte baisse, la monnaie numérique ne pourra pas remplacer définitivement le paiement en espèce. Il existe une part de la population voire toute une génération qui ne peut pas ou ne souhaite pas être digitalisée, ou encore les personnes âgées qui souhaitent conserver l’usage du cash.

Du côté Marocain, malgré une hausse importante des paiements mobiles accéléré par la pandémie, le cash reste le moyen de paiement préféré des marocains. Les paiements par internet ont de leur côté augmenté de 25% en 2020, preuve qu’une partie de la population commence à s’intéresser et faire confiance au paiement électronique.

La banque centrale marocaine en partenariat avec les opérateurs de paiement, a pour objectif de mener des campagnes de communication, de sensibilisation et de formation autour du paiement mobile puis de la monnaie numérique (une fois qu’elle sera lancée). C’est d’ailleurs tout l’objet du lancement du label Maroc Pay ayant pour but de faciliter l’identification de la disponibilité des services de paiement numériques par les utilisateurs. C’est la première pierre angulaire à l’échelle nationale d’acculturation sur les paiements mobiles et pour en accélérer l’adoption.

Ajouter à cela l’initiative du CMI (Centre Monétique Interbancaire) qui a déployé une infrastructure globale de paiement mobile interopérable pour accepter les paiements mobiles et sans contact auprès des marchands.

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Challenge : Quid de la Chine?

Yassine Regragui : La Chine a lancé des expérimentations de sa monnaie digitale banque centrale depuis quelques mois. Cette monnaie porte le nom de « DCEP – Digital Currency Electronic Payment», avec comme code monnaie « e-CNY ». La banque centrale chinoise a distribué gratuitement l’équivalent de 165 millions de dirhams dans le cadre d’une loterie digitale dans 4 villes de Chine. Les utilisateurs sélectionnés disposaient de 200 Yuan (275 dirhams) chacun sous forme de monnaie digitale à utiliser dans des points de ventes des villes de Shenzhen, Suzhou, Chengdu et Pékin. Le paiement s’effectue sur smartphone via code QR au même titre que sur les applications de paiement digitales déjà largement adoptées par les chinois : Alipay, lancé par Alibaba/Ant Group et WeChat Pay, lancé par Tencent. Deux centres commerciaux de la ville de Shanghai sont les premiers à accepter officiellement la CBDC chinoise.

Pour l’utilisateur, la CBDC ne change rien à l’usage quotidien car il est déjà habitué aux paiements digitaux opérés par Alibaba et Tencent. Par contre, étant donné que la CBDC est une monnaie officielle de l’état, elle sera systématiquement acceptée par les marchands, même s’ils ne sont pas équipés des terminaux d’acceptation des wallets mobiles tels que WeChat et Alipay. Ces deux dernières sont aussi appelées Super Apps, au vu du nombre et la nature des services disponibles sur leurs plateformes : au-delà du paiement, du transfert d’argent, des souscriptions à des micro-crédits ou assurances en quelques secondes, Alipay et WeChat permettent à leurs 1 milliard d’utilisateurs d’avoir accès à plus de 1000 services, tels que la réservation de billets de train, les formulaires de mariage, les demandes de pièce d’identité, la commande de repas à domicile, etc. C’est véritablement des applications à tout faire. Un prochain article sera dédié à la présentation de ces plateformes et de comment le Maroc pourrait s’en inspirer.

La Chine pousse par ailleurs à l’internationalisation de sa monnaie pour rivaliser avec le système SWIFT. Les banques centrales de Chine, des Émirats arabes unis, de Thaïlande, et de Hong Kong explorent ensemble un projet de paiement transfrontalier en monnaie numérique basé sur la blockchain. Le projet intitulé m-CBDC bridge vise à développer un prototype pour faciliter les paiements transfrontaliers en devises en temps réel sur la technologie de la blockchain, fonctionnant 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7.

Bio express :

Yassine Regragui est expert Fintech & Chine avec près de 10 années d’expérience professionnelle, dont 6 ans en Chine. Yassine a débuté sa carrière à Shanghai en tant qu’entrepreneur, puis a rejoint le groupe Alibaba pendant 4 ans où il a lancé et dirigé la version multilingue de l’application Alipay. Après un passage de 2 ans et demi chez Deloitte à Paris en tant que responsable consulting en Paiement & Chine, il accompagne actuellement les banques, entreprises, universités et gouvernements dans le développement des activités Fintech en Europe, Afrique et Asie. Il est également auteur d’un ouvrage sur la Chine à paraître cet automne et professeur intervenant en écoles de commerce et universités. Yassine est intervenu dans plus de 100 médias internationaux dans 12 pays, et parle couramment 5 langues dont le Mandarin. Pour plus d’informations sur son profil : yassineregragui.com

 
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