Au début de ce 3ème millénaire en cours, le Maroc a connu le début d’une expérience originale et inédite de réconciliation nationale, grâce à un contexte historique et à une volonté politique favorables. Presque 20 ans après, ce processus, entamé notamment avec l’Instance Equité et Réconciliation (IER), a permis au Royaume de connaitre une évolution globalement positive. Un processus nécessairement continu qui mérite néanmoins périodiquement une évaluation en vue d’être renforcé et consolidé.
Garder les yeux braqués sur le rétroviseur ne peut mener que droit au mur ou dans un ravin. Et si l’on casse le «rétroviseur du passé», c’est à une perte de repères et de direction à laquelle la collectivité peut être confrontée. L’évaluation périodique des réalisations n’est pas automatiquement assimilable à des «larmes à verser sur le mur des lamentations», ni à une action qui risque de «remuer le couteau dans la plaie», ni encore à une tentative de «réveiller des fantômes». Elle devrait surtout permettre d’apprécier objectivement l’effectivité des changements et des avancées ou progrès réalisés, ainsi que les difficultés et obstacles rencontrés.
Créée le 7 janvier 2004, l’IER a disposé de 23 mois pour examiner une période de 43 ans (1956-1999). Ses investigations ont porté sur les «violations graves des droits de l’Homme qui ont revêtu un caractère systématique et/ou massif, ayant eu lieu durant la période précitée et qui ont englobé la disparition forcée, la détention arbitraire, la torture, les violences sexuelles, les atteintes au droit à la vie, du fait notamment de l’usage disproportionné de la force, et l’exil forcé»(1). Dans cette démarche, visant «l’établissement de la vérité sur les violations graves des droits de l’homme», il a surtout été question de tourner une page sombre de l’histoire nationale récente, après l’avoir collectivement lue, et d’en tirer les leçons pour pouvoir entamer la reconstruction d’un «Maroc réconcilié avec lui-même», tout en se dirigeant vers un avenir consacrant le respect des droits humains fondamentaux, et in fine le respect de la dignité humaine.
Lire aussi | Standard & Poor’s: le Maroc se hisse dans la catégorie Investment Grade (BBB-/A-3)
Outre la dimension individuelle de la réparation, l’IER a aussi préconisé l’adoption et le soutien de programmes de développement socioéconomique et culturel en faveur de plusieurs villes et régions. Les recommandations finales ont aussi porté sur des «réformes susceptibles de préserver la mémoire, de garantir la non répétition des violations, d’effacer leurs séquelles, de restaurer et de renforcer la confiance dans les institutions et le respect de la règle de droit et des droits de l’Homme».
Ainsi, les travaux de l’IER ont permis grâce à ses investigations d’élucider, malgré les multiples difficultés et contraintes, 742 cas de disparitions forcées. 66 autres cas sont restés en suspens et pour lesquels les investigations devraient être poursuivies (recommandation de l’IER). En effet, ces travaux n’ont pas été sans difficulté. Le rapport final de l’IER a notamment évoqué : «l’état déplorable de certains fonds d’archives nationales quand elles existent ; la coopération inégale des appareils de sécurité ; l’imprécision de certains témoignages d’anciens responsables ; et le refus d’autres à contribuer à l’effort d’établissement de la vérité». De même, l’IER a aussi analysé la pratique de la «détention arbitraire» ; la torture et les mauvais traitements ; ainsi que les «atteintes au droit à la vie du fait de l’usage excessif et disproportionné de la force publique». Dans ce dernier aspect, l’Etat a eu recours, à plusieurs reprises (1965, 1981, 1984 et 1990) à l’armée pour réprimer des manifestations et révoltes populaires pacifiques.
Sur la base des résultats des investigations effectuées, l’IER a ensuite procédé à une réparation équitable des préjudices subis par les victimes, en s’inspirant des expériences locales et internationales (Espagne, Afrique du Sud, Portugal, Chili…). Néanmoins, au-delà des réparations individuelles, une politique et des programmes de réparation communautaire ont été élaborés et proposés. En effet, la «réparation communautaire» devait ouvrir la voie à un processus de transformation d’une réalité sociale et existentielle, auparavant génératrice de révoltes et de répression. Cela devait être, dans l’immédiat, un processus d’amélioration des conditions de vie des populations, en termes de respect des droits économiques, sociaux, environnementaux et culturels, en particulier dans les zones géographiquement enclavées et socio-historiquement marginalisées. Cette dimension est au cœur de la réconciliation nationale et de la «justice sociale et territoriale».
Lire aussi | Défaillances d’entreprises: les petites entreprises étouffent en silence
Initialement, le Maroc a fait le choix d’une «justice restauratrice» au lieu et place d’une «justice accusatoire», et d’une «vérité historique», au lieu d’une «vérité judiciaire». Mais, pour réussir cette transition, la réconciliation, conditionnée par une forte adhésion de la société, ne peut être qu’un «processus continu» et constructif d’’une «mémoire collective» et décomplexée, avec un «renforcement de l’esprit citoyen, de la solidarité et de la cohésion sociale». Car l’analyse historique et sociologique des révoltes, parfois réprimées dans le sang, révèle que la violence des révoltés n’était souvent qu’une réaction à la violence systémique et officielle exercée souvent en dehors des lois. La transition doit surtout permettre d’entamer une évolution positive et irréversible, garantissant la non répétition des graves violations des droits humains et leur prévention, tout en évitant que «la démocratie ne soit réduite à de simples mécanismes formels».
Au niveau de la «réparation communautaire», une esquisse a été entamée par l’IER, en vue de dresser un «état des lieux des besoins prioritaires et des programmes de développement», et de présenter des propositions pouvant alimenter les processus de la décision publique, dans le cadre d’un développement territorial, équitable et durable.
Une partie importante des recommandations de l’IER va connaitre une application progressive. C’est notamment le cas de certaines garanties constitutionnelles des droits humains et de la réforme du pouvoir judiciaire. En effet, la Constitution de 2011 va consacrer l’indépendance du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir exécutif. De même, plusieurs dispositions constitutionnelles vont explicitement prohiber la pratique de la disparition forcée, la détention arbitraire, la torture, les traitements inhumains et dégradants (…). Le «droit à la vie», en tant que «droit premier de tout être humain», sera aussi explicitement consacré dans la nouvelle Constitution (Article 20). «Les appareils sécuritaires» ont aussi connu des «mises à niveau» avec un renforcement des mécanismes de conformité aux procédures légales et de la transparence dans le mode d’organisation et de fonctionnement. C’est en particulier le cas de la Direction générale de la sûreté nationale et de l’administration pénitentiaire.
L’évolution au cours des deux dernières décennies (2005-2025) n’a certes pas été linéaire. Elle a été inégale dans chacun des secteurs visés par lesdites recommandations. Sur le plan socioéconomique, les principaux chantiers relatifs à la généralisation de la protection sociale et à la réforme des systèmes de l’éducation et de la santé s’inscrivent parfaitement dans le processus global de la réconciliation. Et le volet territorial est particulièrement important dans ce processus.
Néanmoins, les politiques publiques réellement adoptées et appliquées demeurent fortement entachées d’un esprit de continuité qui s’inspire de la doxa néolibérale des années 1980. Le «social» est souvent perçu comme un «complément» à ces politiques, voire un «simple emballage» de l’ancien. Un important déficit de cohérence caractérise l’action publique, surtout au niveau de la définition des priorités nationales. Ce qui explique la persistance de l’enclavement de plusieurs zones rurales et/ou montagneuses, voire de l’isolement sociogéographique de plusieurs régions ayant été historiquement, politiquement et socio-économiquement marginalisées. Tout cela au moment où la pauvreté connait une extension dans les zones rurales et urbaines, avec une concentration des richesses au profit d’une minorité (Voir dernier rapport du HCP, publié le 9 septembre 2025).
Lire aussi | Achraf Fayda: «From strong to stronger, l’ONMT trace sa trajectoire vers 2030»
Sans être ni automatique ni mécanique, la situation réelle et concrète de plusieurs régions, caractérisée par un niveau élevé de pauvreté absolue, est propice à une continuité des actions de mécontentement et de contestation, spontanée ou organisée, selon le degré de maturité des mouvements sociaux, faute de réponses pertinentes des décideurs publics, aux niveaux national et territorial, à des besoins et attentes légitimes, souvent basiques (routes, pistes aménagées, centres de santé, écoles, internats, accès à l’électricité et à l’eau potable, transport collectif…). De manière générale, il est surtout question de réorienter l’action publique, nationale et territoriale, pour cibler en priorité l’amélioration des conditions de vie dans les zones rurales et montagneuses les plus défavorisées, en vue de favoriser l’émergence d’une dynamique génératrice d’activités économiques et d’emploi.
La «moitié pleine du verre» mérite aussi d’être consolidée. C’est notamment le cas de chantier relatif à la langue et à la culture amazigh dont la consécration effective, sur le terrain, demeure prisonnière d’une approche élitiste, sécuritaire et bureaucratique. Il en est de même du développement régional au sud du Maroc, au Sahara, et au nord, dans le Rif, où la jeunesse aspire à une véritable dynamique participative et créatrice de richesses matérielles et immatérielles.