Tribune et Débats

Maroc-Espagne : l’urgence d’une relecture de leur histoire commune [Par Lahcen Haddad]

Pour vraiment avancer ensemble vers un avenir mutuellement bénéfique, l’Espagne et le Maroc doivent d’abord porter un regard critique sur leur passé commun, plein de tragédies et de douleurs, mais aussi de promesses et d’espoirs.

Les Marocains considèrent la chute de Grenade aux mains des forces aragonaises et castillanes en janvier 1492, comme la fin d’une présence de huit siècles qui a marqué une ère florissante pleine de progrès, de tolérance et de prospérité. En revanche, les Espagnols y voient un triomphe qui a libéré l’Andalousie de l’emprise des intentions suspectes des maures, la voyant enfin revenir au sein de l’église catholique après des siècles de sérieuses tentatives. Par ailleurs, les Marocains voient l’inquisition du XVIe siècle (officiellement commencée en 1478 et qui a duré jusqu’en 1834) contre les musulmans et les juifs comme une envie folle de se venger, de rechercher le nettoyage ethnique et d’éradiquer la présence des musulmans en Espagne. Alors que les Espagnols le lisent comme un signe d’enthousiasme et de fanatisme religieux de l’Église, ciblant « l’hérésie » en général et pas particulièrement les musulmans et les juifs.

Trois siècles plus tard, en 1860 plus précisément, l’Espagne a fait la guerre contre le Maroc à Tétouan, dans le nord du Maroc. Les Espagnols considèrent l’incident comme un moyen de dissuasion contre les attaques des forces marocaines contre les villes de Ceuta et Melilla. Alors que les Marocains y voient une continuation des ambitions coloniales espagnoles qui ont atteint leur apogée lorsque l’Espagne a nominalement occupé le Sahara marocain en 1884 (l’occupation effective n’a commencé qu’en 1934) et le nord du Maroc (à l’exception de Tanger) en 1912. La «guerre du Rif» n’échappe pas non plus aux lectures contradictoires des deux parties. Les Marocains voient en la bataille d’Anoual (22 Juillet -8 Août, 1921) une saga de guerre de libération contre l’occupation. En revanche, les Espagnols y voient un soulèvement mené par des Amazighs vivant dans les montagnes et se comportant de manière barbare.

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L’ascension au pouvoir de Francisco Franco et sa victoire sur la faction républicaine lors de la guerre civile espagnole (1936-1939), n’ont pas non plus fait exception aux interprétations opposées qui s’ajoutent à la liste des jugements et des idées fausses de part et d’autre. Les Espagnols voient la présence de Marocains du nord recrutés de force par le Général Franco, comme une tentative marocaine de contribuer aux efforts des fascistes de saper la démocratie naissante en Espagne. Pour les Marocains, cependant, le Maroc était alors un protectorat français et espagnol et le rôle du roi (et celui de son représentant dans la région sous domination espagnole) était superficiel. Le monarque n’avait pas la pleine capacité de contrôler ni le «recrutement» forcé de Franco dans le nord, ni la campagne similaire de la France dans la région centrale pendant la Seconde Guerre mondiale et les guerres indochinoises.

Ce qui a aggravé les choses, c’est la Marche verte de 1975. Les Espagnols ont interprété l’événement comme une humiliation du pays à un moment où Franco était mourant et où les signes d’un vide constitutionnel commençaient à se profiler dans l’horizon. Les Marocains, d’autre part, y ont vu une réponse naturelle à la décision du 16 octobre 1975 de la Cour internationale de justice, dans laquelle elle a déclaré que le Sahara marocain n’avait pas été une « terra nullius » lorsqu’il avait été colonisé par les Espagnols en 1884, et qu’à cette époque, et avant cela, les tribus sahariennes et les rois marocains entretenaient déjà des siècles de liens forts à travers des actes de Bay’ah (le serment d’allégeance) continus et réguliers. Pour l’Espagne, les dernières actions du Maroc pour renforcer sa souveraineté territoriale ne sont que la pointe de l’iceberg dans le plan d’expansion à long terme du Royaume pour reconstruire le Grand Maroc à partir de la Mauritanie au sud à l’Andalousie au nord, en passant par le Sahara occidental et le Sahara oriental. 

L’Espagne voit dans la Marche verte, un événement décisif dans la reprise par le Maroc de ses provinces du sud, les incidents de l’île Perejil (2002), et la toute récente clôture des frontières avec Ceuta et Melilla sont des exemples concrets de ce prétendu expansionnisme marocain. L’Espagne se sent menacée à la suite de la loi marocaine de définition de ses eaux territoriales en 2019, suivie de sa décision de mettre fin à la contrebande de marchandises en provenance de Ceuta et Melilla et de fermer la frontière avec les deux villes occupées. La crise liée à l’entrée illégale d’Ibrahim Ghali (chef du mouvement séparatiste) en Espagne, et l’afflux massif de migrants à Ceuta en mai 2021 (un autre exemple du fameux et continu « chantage marocain » véhiculé par la presse espagnole), et la présence croissante des Marocains en Espagne ne font que confirmer certaines craintes, profondes et récurrentes, chez les espagnols.

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Pour sa part, le Maroc pense que l’Espagne essaie d’affaiblir le pays et de freiner ses efforts pour atteindre ses objectifs géostratégiques et vitaux au nord, à l’ouest et au sud. Parmi ces mesures, figurent la réticence de l’Espagne à honorer ses obligations en vertu des accords de Madrid (signés le 14 novembre 1975, en vertu desquels le Maroc a recouvré sa souveraineté sur le Sahara), ainsi que son mépris persistant pour le fait que la question du Sahara est une question de vie ou de mort pour les Marocains. L’Espagne est généralement un pays qui tolère le Polisario, fournissant un soutien populaire, partisan et médiatique plus ou moins fort au front séparatiste. De plus, Madrid hésite à ouvrir des discussions sur Ceuta, Melilla et les îles Zaffarines, considérant la migration irrégulière comme un chantage monté de toute pièce par le Maroc à l’encontre de l’Espagne.

L’Espagne considère également, les dernières résolutions du Maroc pour définir ses frontières maritimes et moderniser son arsenal de défense en réponse aux provocations de l’Algérie, comme une menace pour l’Espagne. Ces récits alternatifs d’événements historiques illustrent que les relations entre le Maroc et l’Espagne sont dominées par des interprétations conflictuelles et contradictoires. Chacun a ses propres récits et histoires qui sont diamétralement opposés à ceux de l’autre camp. Des idées toutes faites, des stéréotypes et des opinions bien ancrées sont maintenus, entretenus et conservés de part et d’autre depuis le Moyen Âge. L’ironie est que les relations commerciales et économiques sont devenues très développées et que les relations sociales et culturelles sont profondes entre les deux peuples, mais le dialogue politique reste stérile et est dominé par une vision étroite des intérêts internes et externes et des calculs et considérations tactiques de part et d’autre.

Par conséquent, une relecture objective et académique de l’histoire partagée doit être effectuée pour s’éloigner des idées toutes faites et fournir un espace pour un compte rendu honnête des faits à la lumière des positions et lectures, déconstruits (au sens philosophique et derridien du terme), de chaque camp. Cela nécessite des spécialistes de l’histoire, expérimentés et impartiaux pour rétablir une compréhension objective de l’importance de la Reconquista, du déplacement massif de juifs et de musulmans qui s’ensuit, ainsi que du rôle et des réalités de l’Inquisition et de son impact sur les chrétiens, les musulmans et les juifs. Les historiens doivent également creuser dans le passé colonial espagnol et enquêter sur sa relation avec la guerre du Rif et les tragédies qui en résultent, ainsi que les problèmes actuels du Sahara, de Ceuta et de Melilla. Les rôles forcés ou autres des Marocains dans la guerre civile espagnole doivent être également mis en lumière.

Par ailleurs, un examen critique de la période de la sortie de l’Espagne du nord du Maroc (1956) puis de Tarfaya (1958) et de Sidi Ifni (1969) devrait être mené. La libération du Sahara (comme un processus qui a commencé dans les années 1950, notamment les actions de l’Armée de libération (1957-1958), l’opération franco-espagnole Ecouvillon (1958) et son impact sur le tissu démographique du Sahara occidental, l’enregistrement auprès de l’ONU ( 1963-4), le recensement espagnol (1973-1974), l’arrêt de la Cour internationale de justice (1975), la Marche verte (1975), la maladie et la mort de Franco et les accords de Madrid (1975) doivent être explorés de manière critique. Comme quoi le Maroc avait saisi l’opportunité de la maladie de Franco pour imposer un fait accompli à l’Espagne doit être évalué et mis en lumière de manière critique également.

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Relire l’histoire ne signifie pas déterminer qui avait tort et qui avait raison. Le but d’un tel effort, est d’établir des mécanismes pour comprendre mutuellement des événements bien documentés, grâce à une écriture historiographique soigneuse et objective. Cette lecture ne signifie ni faire taire des textes, des événements ou des gestes qui gênent, ni trouver des excuses aux tragédies du passé. Ce qui compte, c’est d’explorer les profondeurs de l’histoire – avec toutes ses tragédies, ses douleurs et ses chagrins- et de réconcilier les générations présentes des deux côtés avec elle. Ce qui compte, c’est de poser les bases d’un traitement complexe et critique (au sens philosophique d’Edgar Morin et de Daniel Inerarity) de la présence continue du passé dans le présent et le futur.

Les deux parties doivent procéder à une déconstruction philosophique, historique et conceptuelle des idées toutes faites, des points de vue profondément enracinés, des stéréotypes et des protocoles rhétoriques des uns envers les autres. Réalisé de bonne foi, cela contribuerait à créer un terrain fertile pour un débat critique sur l’héritage commun, avec ses tragédies et ses ratages, sur le présent tumultueux, mais surtout sur les espoirs et les promesses de l’avenir de leurs relations et de leur destin commun.

 
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