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Maroc-France. Les dessous du refroidissement des relations

Le Monde a consacré dans son édition du 18 novembre une enquête sur le vent  glacial qui souffle sur la relation entre Paris et Rabat dont le « partenariat d’exception », célébré dans les discours officiels est fragilisé par une montée de crispations : restrictions des visas, Sahara, pari algérien d’Emmanuel Macron. Dans cette enquête, le journal met le doigt également sur un fait nouveau : « les élites francophones entravées dans leur liberté de circulation se retournent contre la France. »

«Entre le Maroc et la France, le grand désamour ». C’est le titre de l’enquête publiée par le journal Le Monde dans son édition du 18 novembre, consacré au refroidissement des relations entre le Maroc et la France. Sur quatre pages, le quotidien explique comment en est-on arrivé là.

Dès l’entame de son enquête, Le Monde met en scène  Hennou Allali Maamar, un octogénaire au port noble, lunettes en sautoir sur un chemisier immaculé, qui a encore de l’émotion dans la voix quand elle raconte son refoulement du sol français. « Je me suis sentie humiliée », lance cette Marocaine, un brin désemparée, calée sur le canapé du salon de sa maison de Rabat embaumée d’effluves de citronnelle et de romarin, fiertés de son jardin. « Autour d’elle, les fauteuils de style Louis XV témoignent d’un goût de références, d’un lien avec la France qui ne lui ont guère été utiles, ce 12 septembre, quand le policier de l’aéroport de Montpellier lui lança : « Je suis en droit de vous refuser l’accès au territoire français. », rapporte le quotidien notant que « Mme Allali Maamar tenait à ce séjour de deux semaines en France. Elle souhaitait revoir la faculté de médecine de Montpellier, ville « chère à [son] cœur », dont elle sortit diplômée en 1971 et qui fit d’elle l’une des toutes premières médecins marocaines ».

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Mais c’est sans compter sur l’officier de service qui lui demanda son certificat d’hébergement. Pourtant, la présentation de ce document, exigence certes légale, ne lui avait jamais été réclamée lors de ses entrées précédentes en France. Surtout, c’est le ton « irrespectueux » et « arrogant » d’un policier la traitant « comme une clandestine » qui lui parut insupportable. « Ce n’est pas la France que j’ai connue », ajoute-t-elle avec amertume. Quelques minutes plus tard, elle réembarqua dans le même avion pour un retour immédiat vers Casablanca, colère rentrée.

Il faut dire que le sujet empoisonne les relations entre Paris et Rabat depuis un an : les restrictions d’octroi de visas pour entrer en France. Sous le feu roulant des critiques, la mesure suscite une indignation croissante au sein de la société marocaine.

Selon l’auteur de l’enquête, cet incident fit grand bruit au Maroc. La presse publia une lettre ouverte du fils de Mme Allali Maamar à Emmanuel Macron, exprimant l’« adieu » de sa mère à la France après un tel affront.

Si elle était détentrice d’un visa en bonne et due forme, son refoulement relève d’une application zélée des règles d’admission en France (le certificat d’hébergement lui manquait) illustrant une détermination d’entraver les arrivées, à tout le moins en provenance d’Afrique du Nord, relève l’enquêteur, notant que le grand tournant date de septembre 2021, quand Paris annonça une réduction drastique dans l’octroi des visas aux ressortissants des pays du Maghreb, une mesure de représailles face à la mauvaise volonté imputée aux autorités consulaires de ces Etats à réadmettre leurs migrants en situation irrégulière sur le sol français. 

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Analysant cette pression des autorités françaises, le journal relève que le  but était d’imposer un taux de refus de 50 % aux demandes de visa pour les Marocains et les Algériens, et de 30 % pour les Tunisiens. « En réalité, cet objectif n’a jamais été atteint au Maroc. Le taux de refus n’a pas excédé 35 %, malgré une sélection plus sourcilleuse des dossiers, selon des sources françaises. Mais le seuil habituel étant plutôt bas (autour de 15 %), le durcissement, incontestable, a créé un choc dans l’opinion publique. », écrit encore Le Monde, notant que la mesure a plus que vexé les milieux intellectuels au Maroc. Car, souligne le journal, l’ère de la relative liberté de circulation, vers une France dont les classes moyenne et supérieure se sentaient proches, a paru se refermer.  « Douloureuse révélation pour des contingents d’universitaires, de membres de professions libérales ou de cadres d’entreprise qui se voyaient subitement interdire l’accès à l’Hexagone pour assister au mariage d’un enfant y résidant, participer à une conférence ou suivre un séminaire de formation. Et déchirante désillusion pour cette élite francophone et francophile, véhicule historique de l’influence de la France, soudain traitée comme une menace », poursuit l’enquête qui revient une fois encore sur le cas de Mme Allali Maamar, qui a « été nourrie de Ronsard, Du Bellay et Montaigne » et dont les six enfants qui sont aujourd’hui médecin, ingénieurs et chefs d’entreprise, ont été scolarisés au lycée Descartes de Rabat, pour illustrer le grand malaise de cette catégorie de Marocains qui ont tissé un lien affectif avec l’Hexagone.

Selon Le Monde, le malaise est beaucoup plus profond. Le contentieux autour des visas s’ajoute à une longue liste de motifs de crispation, allant du Sahara au réchauffement franco-algérien (qui trouble le Maroc) en passant par les soupçons d’espionnage marocain avec le logiciel israélien Pegasus et des pratiques d’entrisme, jugées «déloyales» à Paris, dans les cercles de pouvoir français. Ce coup de froid relève davantage de la crise à bas bruit que de l’affrontement, les deux capitales s’étant bien gardées de déclarations agressives officielles, précise tout de même le quotidien.

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Sur cette question Le Monde parle de signe qui ne trompe pas : Rabat a rappelé le 18 octobre son ambassadeur en France, Mohamed Benchaâboun, grand commis de l’Etat, quelques semaines à peine après son installation, une manière silencieuse de protester contre la lenteur de Paris à nommer un nouvel ambassadeur à Rabat après le départ en septembre d’Hélène Le Gal, en poste depuis 2019, estime le journal. « Les deux présences diplomatiques sont donc actuellement assurées par des chargés d’affaires, une situation inédite pour le «partenariat d’exception» célébré jusque-là dans les discours officiels. Et une représentation hémiplégique d’autant plus visible, et donc mal vécue par les réseaux franco-marocains, que l’intimité du lien entre les deux pays est assurément profonde. », analyse l’auteur de l’enquête qui souligne que le Maroc envoie 45 000 étudiants en France (soit le premier contingent d’étudiants étrangers dans l’Hexagone) et accueille sur son sol des établissements français scolarisant 46 500 élèves (dont deux tiers de Marocains), ainsi qu’un réseau de douze instituts français en charge de la coopération culturelle et linguistique (le premier au monde).

En arrière-plan, poursuit le quotidien, le Maroc est devenu le lieu de résidence de 51 000 Français enregistrés auprès des consulats, un chiffre à doubler si l’on comptabilise les binationaux, tandis qu’une diaspora d’origine marocaine en France forte d’environ 700 000 personnes a vu émerger en son sein une élite politique et culturelle très visible (Rachida Dati, Najat Vallaud-Belkacem, Tahar Ben Jelloun, Jamel Debbouze…). Sur le plan économique et financier, la France est le premier investisseur étranger (en stock) au Maroc, avec un tiers du total, alors que le royaume est le premier bénéficiaire dans le monde des financements de l’Agence française pour le développement (AFD). Bref, une imbrication humaine, culturelle et économique sans équivalent.

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Pour Le Monde, tous ces ingrédients tendent à amortir la brouille entre les deux alliés. Et de se demander d’ailleurs si la désescalade n’a-t-elle déjà commencé ? Un échange téléphonique, le 1 er novembre, entre Macron et le Roi Mohammed VI semble avoir esquissé la reprise d’un dialogue au plus haut niveau qui paraissait, sinon rompu, en tout cas suspendu, selon le journal qui cite une source proche de l’Elysée qui confirme la future visite du président français au Maroc, prévue au début 2023, vraisemblablement en janvier. «Ça se décrispe, mais le malaise est toujours là», ajoute cette source du quotidien.

Selon l’enquête, le Maroc, qui « est une posture plus offensive sur le Sahara » a élevé pour autant son niveau d’exigences vis-à-vis envers ses partenaires, surtout de la France. « Au cœur du mois d’août, le roi Mohammed VI a officialisé cette inflexion dans un discours solennel où il a armé que le Sahara (appelé au Maroc «provinces du Sud») serait désormais «le prisme» à travers lequel le pays considérerait « son environnement international». En conséquence, il a appelé les «partenaires » du royaume dont les « positions sur l’affaire du Sahara sont ambiguës» à les « clarifier ». La mise en garde visait implicitement la France qui, si elle a toujours loué comme «une base sérieuse » le plan marocain d’autonomie du Sahara, dès sa présentation en 2007, refuse encore de franchir le pas d’une reconnaissance expresse de sa «marocanité» – ainsi que l’avait concédé, en décembre 2020, le président américain en fin de mandat Donald Trump », rappelle Le Monde, qui citant un diplomate français, précise qu’ « aux yeux des Marocains, le geste de Trump a effacé quinze ans de défense française de leur plan d’autonomie».

Aujourd’hui, enhardi par le cadeau de Trump, «le Maroc crispe délibérément le rapport de force avec la France autour de l’affaire du Sahara », déplore une source proche de l’Elysée, citée par le quotidien qui indique que le Maroc veut forcer les Français à marcher dans les pas des Américains. Pourtant, Paris pourra difficilement céder sous peine de s’aliéner l’Algérie, soutien des indépendantistes du Front Polisario. Or, la réconciliation avec Alger, notamment sur le dossier mémoriel, est le grand dessein d’Emmanuel Macron, ajoute Le Monde.

Dès lors, rares sont ceux qui escomptent le retour aux tensions d’antan, selon l’enquête. Quelque chose s’est-il brisé ? A Rabat, l’impression dominante est qu’un cap a été franchi. «On peut craindre que le désamour soit en train de s’installer et de se répandre au sein de la société», relève Khalid El Kadiri, ancien haut fonctionnaire, président de la Fondation Abou Bakr El Kadiri, l’un des fondateurs du parti nationaliste Istiqlal. «La crise semble durable », appréhende un diplomate français.

Mais selon Le Monde, ce n’est pas la première fois que les relations entre Rabat et Rabat connaissent des difficultés comme l’affaire Mehdi Ben Barka ou encore la suspension sa coopération judiciaire après la convocation, par un juge français, d’Abdellatif Hammouchi.

A chaque fois, la relation a été remise sur les rails au nom de la realpolitik, zone trouble où se croisent intérêts financiers de haut vol (impliquant des fragments des élites respectives) et impératifs stratégiques dictés par la guerre froide, puis par la lutte antiterroriste dans la foulée du 11-Septembre, de la guerre en Syrie (à partir de 2011) et des attentats à Paris en 2015. Les services marocains ont fourni de précieuses informations à leurs homologues français. «Ils nous ont aidés, mais les Algériens tout autant», précise une source française qui a été proche du dossier des attentats. Quoi qu’il en soit, il n’a pas manqué en France de lobbies entreprenants pour plaider les bénéfices d’une normalisation avec Rabat.

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Mais à en croire l’enquête, cette fois, ces forces de rappel sont à la peine. A la froideur de Paris s’oppose de plus en plus un Maroc qui gagne en assurance, surtout depuis que Washington a reconnu la «marocanité» du Sahara.

La vérité pourrait être ailleurs, selon l’auteur de l’enquête qui cite Abdelmalek Alaoui, communicant et président de l’Institut marocain d’intelligence stratégique. «Le nœud du problème, c’est que le Maroc a affiché ses ambitions de boxer dans la catégorie supérieure. Il est devenu une puissance régionale émergente qui veut s’affranchir d’une relation asymétrique avec Paris.», dit-il.

Selon cette vision, l’«évolution doctrinale» du Maroc l’amène à «diversifier» ses partenaires, scellant une quasi-alliance militaire avec Israël, coproduisant des vaccins avec la Chine ou envisageant une coopération dans le nucléaire civil avec la Russie, autant de gestes d’émancipation qui contrarieraient une France habituée à un «pré carré» africain discipliné.

Mais le quotidien français, à en croire cette explication du désamour par la géopolitique, la France prendrait même ombrage de l’activisme économique du Maroc en Afrique subsaharienne. Une espèce de rivalité opposerait désormais les deux pays sur certains marchés comme la banque ou même l’armement, secteur où Rabat s’imagine comme une future industrie exportatrice grâce à des transferts de technologie israéliens. «La France est consciente que l’alliance entre le Maroc et Israël va la concurrencer en Afrique», observe Nizar Derdabi, ancien officier de la gendarmerie royale et expert en sécurité. Les diplomates français, de leur côté, ouvrent de grands yeux perplexes en apprenant l’existence d’une «concurrence» entre le Maroc et la France sur le continent.

 
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