Anas Abdoun: «Le Maroc, futur hub industriel des États-Unis grâce aux tarifs douaniers de Trump ?»

Malgré les nouvelles taxes douanières imposées par les États-Unis, le Maroc semble tirer son épingle du jeu. Avec une taxation limitée à 10 % et des atouts stratégiques incontestables, Anas Abdoun, Expert en géopolitique, analyse comment le Royaume pourrait se positionner comme une plateforme industrielle clé pour les exportations vers le marché américain.
Challenge : L’annonce par Donald Trump de l’instauration de tarifs douaniers, variant de 10 à 45 %, sur les importations provenant de plus de 100 pays a inquiété les marchés mondiaux. Le Maroc, avec une taxe fixée à 10 % (le taux le plus bas annoncé), semble avoir été relativement épargné. Peut-on vraiment considérer cela comme une exemption, ou ces mesures pourraient-elles avoir des répercussions sur son économie ?
Anas Abdoun : LCe n’est pas tant une exemption qu’un positionnement stratégique exceptionnel pour le Maroc. Le pays se retrouve dans une situation de quasi-dumping fiscal face à ses concurrents directs, notamment la Chine et l’Union européenne, tous deux fortement taxés par l’administration Trump.
Avec une taxation limitée à 10%, un accord de libre-échange en vigueur avec les États-Unis, un coût de main-d’œuvre compétitif et une connectivité logistique performante via Tanger Med, le Maroc dispose désormais d’un avantage comparatif réel. Ce contexte ouvre une opportunité unique : devenir une plateforme industrielle et logistique de premier plan pour l’Union européenne et d’autres acteurs cherchant à exporter vers le marché américain.
Dans un environnement où les exportations européennes vers les États-Unis avoisinent 800 milliards d’euros par an, la possibilité pour le Maroc de capter ne serait-ce qu’une fraction de ces flux pourrait profondément transformer son rôle dans les chaînes de valeur internationales.
Challenge : Actuellement, les échanges commerciaux entre le Maroc et les États-Unis bénéficient d’un accord de libre-échange. Cette nouvelle politique tarifaire remet-elle en question la validité de tels accords, et peut-on en déduire que les États-Unis renoncent à leurs engagements en matière de libre-échange ?
A.A : Ce que révèle cette nouvelle politique tarifaire, ce n’est pas tant un renoncement au libre-échange qu’un changement d’approche stratégique des États-Unis à l’égard de leurs engagements commerciaux. Washington ne remet pas en cause tous les accords en bloc, mais cherche à en rééquilibrer certains, en particulier ceux jugés défavorables à ses intérêts.
En tant que premier importateur mondial, les États-Unis disposent d’un levier considérable. L’objectif de cette administration est clair : exploiter la puissance d’attraction de leur marché pour renégocier certains accords ou imposer des ajustements unilatéraux afin de réduire les déficits commerciaux structurels. Il s’agit moins d’un rejet du libre-échange que d’un usage assumé du rapport de force.
Cette stratégie, cependant, s’inscrit dans un moment charnière. Les États-Unis savent que leur position dominante est menacée par l’émergence d’autres pôles économiques, notamment en Asie. C’est donc maintenant qu’ils tentent d’imposer leurs conditions – tant qu’ils en ont encore les moyens.
Challenge : Pour de nombreux analystes, cette décision vise principalement des puissances commerciales comme la Chine ou l’Union européenne. Partagez-vous cette analyse ? À quoi cette mesure pourrait-elle réellement servir sur le plan géopolitique ?
A.A : Absolument. Cette décision s’inscrit dans une volonté claire de contenir les grandes puissances commerciales concurrentes, en particulier la Chine et, dans une moindre mesure, l’Union européenne. Les États-Unis cherchent à retarder autant que possible le transfert de suprématie économique qui s’opère progressivement vers d’autres pôles, en utilisant les leviers juridiques, commerciaux et réglementaires dont ils disposent encore.
Mais au-delà de l’aspect économique, cette mesure prend tout son sens sur le plan géopolitique. La guerre en Ukraine a mis en lumière une vulnérabilité structurelle : les États-Unis, en ayant massivement délocalisé leur appareil industriel ces dernières décennies, ne disposent plus de la capacité de production suffisante pour soutenir un effort de guerre prolongé.
L’un des atouts majeurs des États-Unis lors des deux guerres mondiales résidait précisément dans leur puissance industrielle. Aujourd’hui, cette force a été affaiblie par la mondialisation. La Chine et même la Russie disposent désormais d’une souveraineté industrielle plus robuste. En cas de conflit majeur, la supériorité technologique américaine ne suffirait pas à compenser un déficit de production en volume face à des adversaires capables de soutenir un effort industriel de long terme.
Les nouvelles mesures tarifaires participent donc d’un mouvement plus large : celui d’une réindustrialisation stratégique, perçue comme indispensable pour restaurer la résilience économique et sécuritaire des États-Unis.
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Challenge : Face à ce retour en force du protectionnisme, comment le Maroc pourrait-il adapter sa stratégie économique et commerciale pour continuer à prospérer sur la scène internationale ?
A.A :Le Maroc a une opportunité historique à saisir. Ce contexte de guerre commerciale globale, bien que porteur d’incertitudes, peut être transformé en levier de croissance stratégique. Jusqu’ici, le Maroc était surtout perçu comme une plateforme industrielle tournée vers l’Europe et l’Afrique. Mais les nouvelles barrières tarifaires imposées à des pays comme la Chine, le Vietnam ou le Mexique rééquilibrent les cartes.
Grâce à ses accords de libre-échange avec les États-Unis, son coût de main-d’œuvre compétitif, sa stabilité macroéconomique et surtout ses infrastructures portuaires et logistiques (comme Tanger Med), le Maroc peut devenir une base industrielle attractive pour les exportations vers le marché américain.
Encore faut-il, pour cela, que l’on mette en place une stratégie proactive : adaptation du cadre réglementaire, incitations fiscales ciblées, sécurisation logistique, montée en gamme industrielle. Si ces leviers sont bien activés, le Maroc peut fortement augmenter les prochaines années, et consolider sa position comme maillon stratégique des nouvelles chaînes de valeur mondiales.
Son parcours
Anas Abdoun est Analyste en prospective économique et géopolitique chez Stratas Advisors, une compagnie de consulting spécialisée dans le secteur pétrolier, où il suit les marchés énergétiques au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, ainsi qu’en Afrique subsaharienne. Il est également consultant indépendant basé à Casablanca.
Son Actu
Le Président américain Donald Trump a dévoilé une série de droits de douane, ou taxes à l’importation, sur des milliards de dollars de marchandises en provenance de plus de 100 pays, dont le Maroc, entrant sur le marché américain.
Résultat : le monde entier s’inquiète.