Expert reconnu du retail et fin analyste des dynamiques de consommation, Rachid Lasri décrypte pour nous les ressorts d’un secteur beauté marocain devenu l’un des plus solides du pays. Selon lui, sa force tient à un ADN hybride , entre rituels ancestraux et influences digitales, porté par des filières locales structurées, une diversité unique de canaux et une cliente qui ne quitte jamais la catégorie. Agile, phygital et profondément ancré dans la culture marocaine, le retail beauté démontre une résilience rare et s’affirme désormais comme un modèle prêt à rayonner au-delà des frontières nationales.
Quelles sont, selon vous, les spécificités du retail beauté au Maroc et les raisons de sa stabilité dans le temps malgré les crises économiques et l’évolution des comportements de consommation ?
Je vois deux idées fortes : le retail beauté marocain est hybride et structurellement résilient. D’abord, il a un ADN vraiment particulier. C’est un marché qui vit à la fois au rythme de TikTok et du hammam. La consommatrice marocaine passe sans complexe d’une crème dermocosmétique conseillée en pharmacie à un masque au ghassoul inspiré des rituels ancestraux, d’un parfum aux codes internationaux à une eau de rose de la Vallée des Roses.
Cette double appartenance (modernité mondialisée et culture locale) est une première spécificité : la beauté n’est pas qu’un produit, c’est un marqueur identitaire.
Ensuite, le Maroc dispose aujourd’hui d’un écosystème beauté complet, de la matière première au point de vente. Les filières locales (argan, figue de barbarie, ghassoul, rose…) alimentent des coopératives féminines, puis des laboratoires certifiés, puis des marques et enseignes qui distribuent en pharmacies, GMS, parfumeries, concept stores et en ligne.
Le retail beauté s’appuie donc sur une base productive nationale et sur une diversité de canaux presque unique dans la région: souk, hypermarché, parapharmacie, boutique de centre commercial, live shopping sur Instagram… tout coexiste.
Cette profondeur de réseau permet d’adresser tous les budgets, tous les styles de vie et toutes les villes, des centres commerciaux de Casablanca aux médinas et villes moyennes.
La troisième spécificité, c’est le basculement vers un retail phygital. Le magasin physique reste central pour tout ce qui touche au sensoriel (odeur, texture, essayage) et au conseil, mais il est de plus en plus connecté : click-and-collect, social selling, prise de rendez-vous en ligne, programmes de fidélité digitalisés.
À côté des enseignes historiques, on voit monter des marques locales nées sur les réseaux sociaux, qui utilisent les laboratoires marocains en marque blanche et s’adossent à des formats légers : micro-boutiques, corners, pop-up, salons de beauté. Le retail beauté devient un écosystème agile plutôt qu’un modèle unique de boutique de 100 m² en centre-ville.
Pourquoi ce secteur reste-t-il aussi stable malgré les crises ?
D’abord parce que la beauté est, au Maroc, une dépense de quotidien et de dignité, plus qu’un luxe superflu. On coupe dans les sorties ou dans le renouvellement techno avant de couper dans le shampoing, la coloration, la crème hydratante ou le parfum des grandes occasions. Quand le pouvoir d’achat est sous pression, la cliente ne sort pas de la catégorie, elle arbitre, elle change de marque, de format, de canal, mais elle continue d’acheter.
Ensuite, parce que le marché offre une élasticité interne très forte :
• formats petits prix, MDD, promos en GMS quand la conjoncture est difficile ;
• dermocosmétique, clean beauty, halal, naturalité premium quand le revenu progresse ;
• mix entre import et production locale qui permet d’ajuster l’offre.
Enfin, la stabilité vient du fait que le secteur est aligné avec les grandes tendances de fond plutôt qu’avec des modes fragiles : montée du soin de la peau et du solaire dans un pays très ensoleillé, exigence de transparence et de naturalité, recherche de produits responsables qui soutiennent l’emploi local, et digitalisation rapide des usages.
Tant que la population reste jeune, urbaine et connectée, et que les filières locales continuent de se structurer, le retail beauté marocain restera un des secteurs les plus dynamiques et résilients de l’économie du pays.
Le modèle traditionnel du point de vente physique suffit-il encore aujourd’hui, ou faut-il passer à des formats plus agiles : micro-boutiques, corners, franchise flexible, services intégrés ?
Le modèle historique de la boutique physique reste un pilier, mais il ne suffit plus seul. Le point de vente conserve une valeur forte : il offre le contact humain, le conseil personnalisé, l’expérience sensorielle des textures et des senteurs. C’est un lieu de confiance et de fidélisation, surtout dans un univers où le soin et la beauté restent liés à la proximité et à la démonstration.
Mais la structure du marché a profondément changé. Les enseignes doivent composer avec une réalité économique plus tendue (loyers, coûts de personnel, inflation) et avec des comportements d’achat éclatés entre physique et digital. Résultat: on ne parle plus d’un modèle unique, mais d’un portefeuille de formats complémentaires.
Aujourd’hui, le retail beauté marocain s’oriente vers des formats plus agiles et hybrides :
• micro-boutiques dans les malls ou les quartiers à fort trafic,
• corners et shop-in-shop dans les GMS ou les parapharmacies,
• pop-up stores saisonniers pour tester une ville ou un concept,
• franchises légères et modulables, capables d’évoluer entre 20 et 60 m²,
• espaces mixtes combinant vente, diagnostic et prestation express (soin flash, coiffage, maquillage rapide).
Cette flexibilité permet d’élargir la couverture du territoire tout en limitant les risques financiers. Elle s’adapte aussi à la montée du phygital : le client découvre la marque sur les réseaux sociaux, achète en ligne, puis vient chercher ou tester le produit en magasin. L’avenir n’oppose pas digital et physique, il repose sur leur complémentarité.
Le magasin devient un lieu d’expérience, de conseil et de contenu, tandis que la transaction peut se faire partout : sur le site web, via WhatsApp, sur TikTok ou en caisse. Ceux qui réussiront seront les acteurs capables de passer d’une logique d’emplacement à une logique d’écosystème : le magasin comme scène, la marque comme plateforme, et le client comme communauté.
Comment le secteur s’adapte-t-il aux nouvelles attentes des consommatrices : personnalisation, expérience, digitalisation, conseils experts, social selling ?
Les consommatrices marocaines ont profondément changé, et le secteur a suivi. Elles veulent moins de discours publicitaire et plus de preuves, de personnalisation et de relation. Elles ne cherchent plus seulement à acheter un produit, mais à trouver une solution adaptée à leur peau, à leur rythme de vie et à leurs valeurs.
La première évolution, c’est la montée du conseil expert. Le rôle de la vendeuse beauté s’est transformé : elle devient conseillère, parfois même « coach » du quotidien. En pharmacie, en institut ou en boutique, la cliente attend un diagnostic, un échange, une routine claire. Les formations à la dermocosmétique, à la clean beauty ou au conseil personnalisé se multiplient, et c’est une très bonne chose ! Cela revalorise les métiers du retail.
Deuxième mutation : la digitalisation du parcours client. Les consommatrices découvrent les produits sur Instagram ou TikTok, regardent des tutos, lisent des avis, puis testent ou achètent via des canaux multiples.
Le magasin n’est plus toujours le point d’entrée, il devient un espace d’expérience, un lieu où l’on confirme un choix fait en ligne ou où l’on cherche une interaction humaine après un parcours digital. C’est pour cela que les enseignes développent des services connectés : prise de rendez-vous par WhatsApp, programmes de fidélité digitalisés, click-and-collect, ou même conseils en visio avec une conseillère beauté.
Troisième tendance : le social selling. Le Maroc a complètement intégré la beauté dans l’économie de l’attention. Les micro-influenceuses régionales, les lives shopping, les challenges beauté sur TikTok créent des ventes réelles.
Des marques locales, parfois nées sur les réseaux sociaux, arrivent à construire une communauté avant même d’avoir une boutique physique. Le contenu devient un levier de conversion : un tutoriel bien fait, un avant/après crédible ou un avis authentique valent plus qu’une publicité classique.
Enfin, la personnalisation devient un standard. Des quiz beauté, des diagnostics rapides ou des mini-routines par type de peau se développent. On ne parle pas d’hyper-tech, mais de bon sens, comprendre la peau marocaine, le climat, le rythme de vie, et adapter la recommandation en conséquence.
En résumé, le retail beauté marocain s’adapte vite parce qu’il a compris que la valeur ne réside plus seulement dans le produit, mais dans l’expérience relationnelle. C’est un secteur où la cliente veut être reconnue, conseillée et comprise, pas juste servie.
L’exigence croissante en matière de transparence, de durabilité, de production locale ou d’impact social est-elle perçue comme une opportunité de différenciation ou comme une pression supplémentaire sur les marges ?
C’est les deux à la fois. Une opportunité évidente pour ceux qui s’organisent, une contrainte réelle pour ceux qui improvisent. Le Maroc a une vraie légitimité sur ce sujet. Les ingrédients naturels emblématiques : argan, figue de barbarie, ghassoul, rose, safran, … ne sont pas des effets de mode. Ils portent une histoire, une origine, et surtout un impact social.
Derrière chaque flacon d’huile ou de crème, il y a souvent une coopérative féminine, un modèle de commerce équitable, une région qui vit de cette économie locale. Cette dimension sociale et territoriale donne une authenticité que beaucoup de marques étrangères cherchent aujourd’hui à reproduire artificiellement. Mais cette authenticité a un coût.
Travailler avec des coopératives, garantir la traçabilité, respecter les normes bio, halal ou ISO, concevoir des packagings recyclables, tout cela pèse sur les marges, surtout dans un marché où le prix reste un critère décisif. Les marques locales doivent donc trouver un équilibre entre sincérité, rentabilité et accessibilité.
Certaines choisissent de segmenter leur offre : une gamme “accessible” en GMS, une gamme premium plus engagée en parapharmacie ou online. D’autres misent sur le storytelling et la proximité plutôt que sur la certification coûteuse.
Ce qui est sûr, c’est que la durabilité n’est plus une option marketing, c’est devenu un critère d’entrée dans la beauté moderne. Les consommatrices veulent savoir d’où viennent les produits, qui les fabrique, et à quoi leur achat sert. Elles associent de plus en plus beauté, responsabilité et fierté nationale. En ce sens, la transition durable est un levier de différenciation fort pour le Maroc.
Parce qu’ici, la beauté responsable n’est pas une tendance importée, c’est une continuité logique entre patrimoine, innovation et impact local. Le vrai défi, désormais, c’est de garder cette cohérence tout en restant compétitif.
Quelles conditions doivent être réunies pour que le retail beauté marocain passe d’un marché national mature à un modèle exportable vers d’autres pays africains ?
Pour exporter durablement, il faut d’abord penser comme une industrie structurée, pas seulement comme un marché national.
Le Maroc a déjà les bases : une matière première reconnue, des laboratoires certifiés, une main-d’œuvre qualifiée et une image positive de “beauté naturelle du Sud”. Mais pour franchir un vrai cap continental, cinq conditions sont essentielles.
1. Passer du produit à l’expérience de marque. Exporter de l’huile d’argan ou des crèmes, c’est une première étape. Exporter une identité beauté marocaine, avec un univers sensoriel, un discours, un rituel, c’est un changement d’échelle.
Il faut des concepts retail clairs et duplicables : routines beauté inspirées du hammam, dermocosmétique naturelle made in Morocco, parfumerie d’inspiration locale… bref, une signature cohérente et lisible.
2. Maîtriser la qualité et la conformité. C’est la condition pour exister à l’international. Les laboratoires marocains certifiés ISO 22716, Ecocert ou Halal montrent la voie. L’Afrique francophone a ses propres réglementations (UEMOA, CEMAC), et la conformité devient un avantage compétitif. Les marques qui sauront garantir traçabilité, stabilité des formules et packaging adaptés au climat seront crédibles.
3. Adapter les formats et les prix. On ne vend pas un soin à Dakar, Abidjan ou Cotonou comme à Casablanca. Les marchés africains sont très segmentés : il faut des formats sachets, mini, dose unitaire, et une approche “bottom-up”. Les produits premium ont leur place, mais le cœur du volume viendra de gammes accessibles et pratiques.
4. Créer des partenariats solides sur le terrain. La réussite à l’export passera par des alliances locales : distributeurs, franchisés, enseignes mixtes, influenceuses régionales, e-commerçants. L’implantation physique ne doit pas précéder la présence digitale ! (le digital est souvent le meilleur test de marché avant l’ouverture d’un point de vente.)
5. Assumer un rôle de hub africain de la beauté. Le Maroc a un positionnement logistique, réglementaire et d’image unique entre l’Europe et l’Afrique. Il peut devenir la plateforme de formulation, de conditionnement et de distribution régionale pour la beauté naturelle et dermocosmétique.
Mais cela suppose une vision publique-privée : clusters beauté, salons professionnels, zones d’export dédiées et diplomatie économique active autour du “Made in Morocco Beauté”.
À terme, le Maroc peut jouer en Afrique un rôle comparable à celui de la Corée avec la “K-Beauty” ou de la Turquie avec la “Turkish Beauty”, devenir un label identitaire, innovant et exportable, fondé sur la naturalité et la fierté culturelle.
En résumé, le retail beauté marocain est prêt pour l’Afrique, à condition de jouer collectif et long terme. C’est en combinant savoir-faire local, agilité digitale et exigence industrielle que le Maroc pourra devenir le référent beauté du continent africain dans la prochaine décennie.