En pleine période de retour des Marocains du monde, le marché immobilier marocain est quasiment paralysé. En cause : l’indisponibilité du quitus fiscal, document clé pour conclure une vente. Pour Karim Librahimi, professionnel du secteur, cette crise révèle les effets d’une réforme mal préparée et propose des pistes de sortie.
Le marché immobilier marocain traverse une crise inédite. En cette saison estivale, période traditionnellement marquée par un afflux massif d’investissements de la part des Marocains résidant à l’étranger (MRE), tout est suspendu. La cause ? L’indisponibilité du quitus fiscal, document indispensable à la conclusion de toute transaction immobilière. Ce blocage administratif, fruit d’une réforme mal préparée, a provoqué l’engorgement des services fiscaux, la paralysie des études notariales et l’exaspération des professionnels de l’immobilier.
Pour Karim Librahimi, Directeur de l’agence «Le Point de Vente», cette situation reflète un véritable décalage entre les décisions administratives et la réalité du terrain. Il évoque un manque de coordination flagrant : « L’État réforme, mais sans consulter ceux qui doivent ensuite appliquer ces changements. Nous, agents, notaires, promoteurs, nous sommes laissés à l’écart, alors que nous sommes au contact direct avec les citoyens. »
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Cette absence de dialogue provoque selon lui une série de blocages en chaîne. La réforme, censée moderniser et simplifier, a au contraire figé les processus, faute de moyens humains, d’outils numériques opérationnels et d’une clarification préalable des procédures.
Le contexte n’aide pas. L’été est la période la plus dynamique de l’année pour le marché immobilier marocain, dopée par la présence des MRE qui viennent finaliser des projets familiaux ou patrimoniaux. Or, cette année, les promesses de vente s’accumulent sans pouvoir aboutir. «Nos clients sont contraints de repartir sans avoir pu vendre ou acheter. C’est frustrant pour eux, et catastrophique pour l’économie locale», confie Librahimi. Il rappelle que les transferts de fonds des MRE représentent une part significative du PIB marocain et que l’immobilier reste l’un de leurs canaux d’investissement privilégiés.
Plutôt que de critiquer l’administration fiscale, Librahimi propose des pistes concrètes pour sortir de l’impasse. Il appelle d’abord à une accélération de la digitalisation, mais avec des plateformes réellement fonctionnelles et compréhensibles. Il plaide aussi pour une plus grande souplesse dans l’évaluation des prix, estimant que l’application stricte d’un référentiel fiscal figé crée des distorsions.
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Enfin, il insiste sur la nécessité d’instaurer une cellule de coordination entre les professionnels de terrain et l’administration, afin de résoudre plus rapidement les dossiers complexes. Pour lui, il ne s’agit pas de contourner les règles, mais d’introduire du discernement dans leur application.
Au fond, cette crise du quitus fiscal met en lumière les limites d’une réforme menée sans préparation suffisante. Si l’objectif affiché d’amélioration du système est légitime, son exécution improvisée a, selon Librahimi, produit l’effet inverse : «On comprend la volonté de mieux encadrer et contrôler, mais sans pédagogie, sans transition, on crée plus de blocages que de solutions. »
La paralysie actuelle illustre une fois de plus, la nécessité d’associer les acteurs de terrain à la conception des politiques publiques. Car au-delà des chiffres et des procédures, ce sont des projets de vie qui se trouvent suspendus. La confiance des citoyens, notamment celle de la diaspora marocaine, est un capital précieux. La préserver exige écoute, anticipation et efficacité.

3 questions à Karim Librahimi // Directeur de l’agence immobilière “Le Point de Vente”
«Sans quitus fiscal, aucun notaire ne peut légalement acter une vente»
Karim Librahimi, Directeur de l’agence “Le Point de Vente”, alerte sur les effets du blocage du quitus fiscal en pleine saison estivale. Transactions suspendues, vendeurs découragés, MRE frustrés : il appelle à des solutions rapides et concertées.
Challenge : En quoi l’absence ou le blocage du quitus fiscal perturbe-t-il aujourd’hui les transactions immobilières ?
Karim Librahimi : Le quitus fiscal, c’est un document délivré par l’administration fiscale attestant que le vendeur est à jour de ses obligations vis-à-vis de l’État. En théorie, c’est une formalité. En pratique, son obtention est devenue un point de tension majeur dans les ventes immobilières.
Sans ce document, aucun notaire ne peut légalement acter une vente. Résultat : des transactions pourtant bien engagées, parfois même urgentes pour des raisons personnelles ou d’investissement, se retrouvent bloquées. Il m’est arrivé de voir un vendeur accepter une offre rapidement, motivé par l’acquisition d’un autre bien ou un besoin immédiat de liquidité. Mais au moment de passer chez le notaire, les délais d’attente pour obtenir le quitus refroidissent tout. La vente est suspendue, renégociée, ou carrément annulée. C’est une situation qui crée de la frustration pour toutes les parties, et mine la confiance.
Challenge : Comment avez-vous vécu, en tant que professionnel, l’impact de la fusion TGR-DGI sur les délais et la fluidité ?
K.L. : La fusion TGR-DGI partait d’une volonté de rationalisation et de simplification, que nous saluons dans son principe. Mais sur le terrain, cette réorganisation a eu pour effet immédiat un allongement des délais et un certain flou procédural. Certaines directions locales sont débordées, d’autres manquent de ressources humaines. Résultat : un manque d’homogénéité dans le traitement des dossiers et une imprévisibilité qui complique notre métier.
En tant que professionnel, nous avons besoin de visibilité et de stabilité dans les délais pour sécuriser les ventes. Quand l’incertitude devient la règle, cela fragilise toute la chaîne, du vendeur à l’acheteur, en passant par les notaires et les intermédiaires.
Challenge : Avez-vous constaté une baisse d’activité ou une forme d’attentisme chez les vendeurs ou les MRE ?
K.L. : Oui, indéniablement. Plusieurs propriétaires, notamment parmi les MRE, repoussent leurs projets de vente à cause de l’inertie administrative. D’autres hésitent à déclarer un prix conforme à la réalité du marché, de peur d’un redressement fiscal s’il est jugé inférieur aux prix de référence.
Il faut avoir à l’esprit qu’au sein d’un marché aussi diversifié que le nôtre, la notion de “prix de marché” ne peut être figée. Deux appartements situés dans le même immeuble peuvent présenter des écarts de valeur importants en fonction de leur orientation, de leur étage, de leur luminosité ou de leur état général. Pourtant, certains propriétaires finissent par accepter un prix inférieur, non par choix, mais parce que leur bien, pour des raisons objectives, ne trouve pas preneur au prix de référence.
Une fois chez le notaire, ces vendeurs se retrouvent face à une injonction fiscale : vendre au prix estimé par l’administration ou risquer un redressement. L’acheteur, de son côté, n’est en rien concerné par cette contrainte. Dans la majorité des cas, il refuse catégoriquement toute forme de compensation ou d’ajustement au cas où l’administration viendrait à requalifier la vente. Ce refus, compréhensible juridiquement, place le vendeur dans une position inconfortable, parfois anxiogène. Cette pression peut entraîner une remise en question de la vente, voire son abandon, ce qui ralentit davantage un marché déjà sous tension. Il est important de souligner, même si ce n’est pas souvent dit, que cette insécurité administrative et financière n’est pas sans effet sur les personnes. Nous avons vu certains propriétaires âgés tomber dans des états de grande inquiétude, voire de déprime, faute de pouvoir conclure sereinement la vente d’un bien qui représente souvent toute une vie d’efforts. Cela rappelle que l’immobilier n’est pas qu’une affaire de chiffres ou de lois : il touche aussi à la stabilité psychologique, à la dignité, et parfois même à la santé.