Dans cet entretien exclusif, le président de la Confédération Marocaine des TPE-PME, Abdellah El Fergui, tire la sonnette d’alarme sur la marginalisation persistante des petites entreprises, qui représentent pourtant 98,4 % du tissu économique national. Il plaide pour une représentation équitable dans les instances décisionnelles, une réforme en profondeur des programmes de financement comme Intelaka et Forsa, l’application effective du quota de 20 % des marchés publics, et la création d’une banque d’État dédiée. Un appel pressant au gouvernement pour mettre en place un nouveau pacte économique et social fondé sur l’équité, l’inclusion et la confiance.
Challenge : Vous désapprouvez voire dénoncez le monopole des instances décisionnelles par les grandes entreprises, au détriment des TPE-PME. Que proposez-vous dans l’immédiat pour garantir une représentation équitable de ce tissu entrepreneurial dans les politiques publiques ?
Abdellah el Fergui : Vous mettez en lumière une problématique cruciale : la faible représentation voire l’absence des TPE-PME dans les instances décisionnelles, alors que celles-ci représentent plus de 98,4% du total des entreprises au Maroc. Pour assurer une représentation plus équitable de ce tissu entrepreneurial dans les politiques publiques, plusieurs initiatives doivent être envisagées.
Il serait judicieux d’instaurer des quotas de représentation spécifiques pour les TPE-PME au sein de la deuxième Chambre du parlement (Chambre des conseillers), des conseils d’administration des institutions publiques (telles que Maroc PME, CNSS, DGI, TAMWILCOM, AMDIE, ANAPEC, OMPIC, CESE, etc.), ainsi que dans les Chambres professionnelles et les organisations patronales. Ces quotas permettraient à ces entreprises de défendre leurs intérêts, de faire entendre leur voix et de proposer des recommandations concrètes pour améliorer leur situation économique. Sans oublier d’associer ces TPE-PME dans les différentes consultations y compris lors du dialogue social.
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Je me souviens parfaitement d’un événement marquant en 1995, lorsque feu Abderrahim Lahjouji, alors président de la CGEM, et son bureau ont sollicité une audience auprès de feu Hassan II, paix à leurs âmes. Lors de cette rencontre, le Roi avait demandé au patronat de s’ouvrir sur les PME. À la suite de cette directive royale, Lahjouji nous avait approchés, en tant que responsables de la première «Fédération des Associations des Jeunes Entrepreneurs du Maroc» (FAJEM), pour nous convaincre d’adhérer à la CGEM et de créer la première –et malheureusement dernière– Fédération des PME-PMI.
Effectivement, nous avons intégré la CGEM et fondé cette fédération, mais nous avons rapidement constaté que les statuts du patronat n’avaient pas évolué pour accorder un véritable espace aux PME. Face à ce blocage structurel, nous avons dû quitter la CGEM en 1996 et poursuivre notre mouvement de manière indépendante jusqu’à aujourd’hui.
Les discussions ont repris en juillet 2019 entre moi et le vice-président Mehdi Tazi, à l’époque où Salaheddine Mezouar occupait la présidence. Nous avons eu de longs échanges et sommes parvenus à un accord visant à collaborer pour accompagner et soutenir les TPE-PME marocaines. Malheureusement, avec le changement à la tête de la CGEM, et la survenue de la pandémie de Covid-19, la situation n’a pas évolué positivement et demeure à aujourd’hui inchangée. Les TPE-PME continuent à ne pas être officiellement représentées ce qui contribue à leur marginalisation au sein de l’économie nationale.
Challenge :D’après vous quelle est la menace la plus fatale à la survie des TPE : la trésorerie, les coûts de production ou la baisse de la demande ?
A.E.F. : La survie des TPE dépend de plusieurs facteurs interdépendants, mais si l’on devait identifier la menace la plus fatale, ce serait la «trésorerie», car elle constitue le nerf de la guerre pour toute entreprise, et encore plus pour les TPE.
Une trésorerie insuffisante empêche les TPE de couvrir leurs charges fixes (salaires, loyers, remboursements de crédits, impôts, cotisations sociales, etc.), de financer leurs activités courantes et de réagir rapidement à des imprévus. Contrairement aux grandes entreprises, les TPE n’ont généralement pas accès à des lignes de crédit importantes ou à des réserves financières suffisantes pour absorber les chocs. Même si la demande existe ou si les coûts de production sont maîtrisés, une trésorerie tendue peut entraîner la cessation des activités à très court terme surtout que l’assiette financière des TPE est très faible et fragile.
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Cela étant dit, les «coûts de production» et la «baisse de la demande» sont également des menaces sérieuses, mais leur impact est souvent moins immédiat. La baisse de la demande affecte les revenus à moyen terme, tandis que des coûts de production élevés grignotent les marges bénéficiaires à long terme. Cependant, ces deux problématiques peuvent être partiellement atténuées par des ajustements stratégiques, contrairement à une crise de trésorerie qui, sans intervention rapide, peut devenir fatale en quelques semaines. Dans tous les cas, si toutes ces menaces sont graves, la gestion de la trésorerie reste le facteur clé pour la survie des TPE, surtout dans un environnement économique instable.
Challenge :Pour vous, les programmes «Intelaka» et «Ana Moukawil» ne sont pas plus que des «cosmétiques». Quels changements structurels proposez-vous pour qu’ils répondent réellement aux besoins des TPE et deviennent des leviers de transformation et non de simple communication ?
A.E.F. : Tout d’abord, il convient de noter que les seuls programmes qui ont retenu notre attention et auxquels nous avons participé, malgré notre mise à l’écart injustifiée, sont «Intelaka» et «Forsa». Cependant, nous avons relevé des insuffisances et des dysfonctionnements dans leur mise en œuvre, ce que nous avons signalé aux magistrats de la «Cour des Comptes» lors de notre réunion d’évaluation du programme «Intelaka», en octobre 2023.
Le programme «Ana Moukawil», lancé par le ministre de la Petite Entreprise et de l’Emploi, Younes Sekkouri, quant à lui, n’a pas suscité l’intérêt des TPE et des auto-entrepreneurs. Et pour principale cause, il ne répond pas à la problématique cruciale du financement. Ce programme se limite à une assistance technique, un rôle que de nombreuses organisations étrangères présentes au Maroc remplissent déjà de manière plus efficace. De plus, l’Anapec (Agence nationale de promotion de l’emploi et des copétences), en charge de ce programme, n’a pas su le gérer convenablement en raison du manque d’expérience et de formation de son personnel dans l’accompagnement des entreprises.
Les programmes comme «Intelaka» et «Forsa», bien qu’appréciables en théorie, demeurent majoritairement des solutions superficielles. En effet, ils n’abordent pas les obstacles structurels qui entravent réellement les Très Petites Entreprises (TPE). Intelaka a subi des retards de plusieurs mois voire plusieurs années, dans les procédures de déblocage des crédits par les banques. Pour sa part, Forsa, malgré un montant de financement très limité, fixé à 100.000 DH, a rencontré divers dysfonctionnements, tant dans le processus de déblocage que dans la formation, qui s’avère très longue. De plus, aucun accompagnement n’a été proposé après le financement.
Pour que ces programmes réussissent à soutenir financièrement les TPE, il est essentiel de créer une «Banque d’État» spécialisée dans les TPE-PME. De plus, des réformes profondes et structurelles doivent être apportées à leur conception et à leur mise en œuvre. Voici quelques suggestions :
En somme, pour qu’Intelaka et Forsa deviennent des leviers de transformation, ils doivent dépasser leur rôle de «vitrines» et s’attaquer aux véritables freins structurels des TPE. Cela nécessite une approche intégrée, centrée sur l’accompagnement, la simplification, et l’adaptation aux réalités du terrain.
Challenge : Quota de 20% des marchés publics : bien qu’inscrit dans la loi, il reste inappliqué. Selon vous, l’obstacle majeur est-il d’ordre politique (manque de volonté), technique (difficultés d’accès des TPE aux appels d’offres) ou les deux ?
A.E.F. : La loi n° 2.12.349, article 156, publiée le 20 mars 2013, prévoit un quota de 20% des commandes publiques pour les TPE-PME. En 2023, un décret supplémentaire a augmenté ce quota de 10% pour les Auto-entrepreneurs et les coopératives. Cette loi attribue également au ministère de l’Économie et des Finances la responsabilité de veiller à son application. À cet égard, nous avons tenu deux réunions avec la ministre de l’Économie et des Finances, Nadia Fettah Alaoui, les 24 novembre 2022 et 9 décembre 2024, pour demander la publication des décrets d’application. Cependant, jusqu’à présent, nous n’avons obtenu que des promesses.
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L’application du quota de 20% en faveur des TPE et PME demeure un défi, malgré son inscription législative. Les obstacles sont à la fois politiques et techniques, souvent interconnectés.
Sur le plan politique, il existe un manque de volonté réelle, en raison de l’absence de décrets d’application nécessaires à la mise en œuvre de ce dispositif. La priorité accordée à cette mesure dans l’agenda public est minimale ou inexistante et l’absence de mécanismes de contrôle ou de sanctions rend la loi inefficace. De plus, les grandes entreprises, qui occupent souvent une position dominante, influencent l’application réelle de ce quota.
D’un point de vue technique, les TPE font face à des difficultés significatives pour accéder aux appels d’offres. Les procédures sont souvent complexes et bureaucratiques, nécessitant des ressources administratives que ces petites structures n’ont pas toujours. En outre, la centralisation des marchés en lots importants favorise les grandes entreprises, tandis que les longs délais de paiement des administrations peuvent mettre en péril la situation financière des TPE.
Pour progresser, il est crucial d’obtenir rapidement les décrets d’application de cette loi, promulguée le 20 mars 2013. Il serait également nécessaire de simplifier les procédures, de diviser les marchés pour permettre un accès aux petites entreprises, et de renforcer les mécanismes de contrôle afin de garantir le respect du quota. L’accompagnement des TPE par le biais de formations et d’outils adaptés serait un levier essentiel pour surmonter ces obstacles. En somme, seule une action conjointe sur les plans politique et technique permettra une application efficace de ce quota.
Challenge : Le «secteur informel» absorbe plus de 70% de la main-d’œuvre. Quelle politique incitative -plutôt que répressive- pourrait encourager une migration progressive vers le secteur formel, sans fragiliser davantage les petites structures déjà légales ?
A.E.F. : Dans un de ses derniers rapports, la Banque mondiale note que le Maroc représente 77,3% de la population active, sans couverture sociale ni assurance. Ce taux est nettement supérieur à celui de l’Égypte (62,5%) et de la Tunisie (43,9%), qui ont des caractéristiques et un potentiel comparable.
Ce secteur informel qui représente environ 30% du PIB et emploie 77,3% de la population active marocaine, joue un rôle essentiel. Il permet à des millions de personnes de survivre, tout en privant l’État de ressources fiscales de 34 milliards de dirhams annuellement et en bloquant l’accès de ces petites structures aux financements et aux programmes publics. Pour réussir une migration progressive vers le secteur formel, il est indispensable d’adopter une politique incitative et non répressive.
Cela passe d’abord par un allègement fiscal progressif, permettant aux petites structures de s’intégrer sans subir immédiatement une forte pression fiscale. Un régime fiscal simplifié et adapté peut offrir une transition douce. Parallèlement, il est nécessaire de faciliter l’accès aux services financiers pour les entreprises nouvellement formalisées, en leur ouvrant prioritairement la porte aux crédits garantis par l’État, aux micro-financements et aux programmes de soutien à l’investissement.
La simplification administrative est un autre levier clé. La mise en place de guichets uniques, physiques et digitaux, permettrait d’accompagner les entrepreneurs dans leurs démarches, de l’immatriculation jusqu’à la gestion fiscale et sociale. En outre, la formalisation doit s’accompagner d’un véritable filet social: assurance maladie obligatoire, retraite et protection sociale doivent être rendues accessibles et attractives pour que les acteurs de l’informel y trouvent un avantage concret.
De plus, il est crucial d’ouvrir aux ex-informels l’accès aux commandes publiques, aux marchés publics, aux programmes de digitalisation et aux initiatives d’exportation, afin de transformer la formalisation en véritable levier de croissance. Enfin, un effort de communication et d’accompagnement doit être mené à grande échelle, avec la participation active de la «Confédération Marocaine des TPE-PME», pour expliquer, rassurer et valoriser les bénéfices de ce passage vers la légalité.
Il est également nécessaire de repenser le statut de l’auto-entrepreneur en lui insufflant une nouvelle dynamique, notamment par une révision des plafonds actuels : 200 000 DH pour les activités de services et de production, et 500 000 DH pour le commerce. Avec l’inflation et la hausse généralisée des prix, ces seuils sont aujourd’hui obsolètes et ne correspondent plus à la réalité économique.
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Par ailleurs, bien que le secteur informel présente des inconvénients, il possède tout de même des atouts qu’il convient de valoriser. L’un de ses principaux points forts est sa capacité à atteindre une clientèle souvent hors de portée des TPE-PME formelles. En mettant en place des lois ciblées et adaptées, il est possible de favoriser des partenariats entre les acteurs formels et informels, permettant ainsi d’élargir considérablement la portée commerciale. À condition que ces collaborations s’inscrivent dans une dynamique progressive de formalisation du secteur informel, accompagnée d’un soutien adapté, elles pourraient devenir un levier puissant de développement économique inclusif.
L’idée fondamentale est claire : la formalisation ne doit pas être perçue comme une sanction, mais comme une opportunité de croissance, de protection et d’intégration dans l’économie nationale pour le secteur formel et informel.
Challenge :Quelle serait pour vous la mesure la plus urgente et prioritaire que vous proposeriez au gouvernement dans les six prochains mois ?
A.E.F. : La mesure la plus urgente serait le «lancement d’une deuxième édition des programmes Intelaka et Forsa», avec une revalorisation du montant des financements pour Forsa, passant de 100.000 DH à 250.000 voire 300.000 DH. Cette nouvelle version devrait s’accompagner de «procédures simplifiées», d’un «accompagnement renforcé après la création de l’entreprise», ainsi que d’un «déblocage rapide des crédits». Un tel dispositif permettrait de lever l’un des principaux freins au développement des TPE : «l’accès au financement», tout en stimulant l’entrepreneuriat à plus grande échelle.
Cette nouvelle version de «Intelaka», repensée à la lumière des recommandations émises lors de l’évaluation menée par la Cour des Comptes en octobre 2023, viserait à encourager le financement des TPE, y compris celles en voie de formalisation ou n’ayant pas encore de parcours bancaire structuré. Elle devrait s’appuyer sur des critères d’éligibilité simplifiés et s’accompagner d’un suivi opérationnel axé sur la gestion, la structuration et la digitalisation des entreprises bénéficiaires.
Il est également indispensable de «publier les décrets d’application de la loi n° 2.12.349, notamment l’article 156», afin de permettre aux TPE-PME d’accéder effectivement à leur quota de 20% des marchés publics, tel que prévu depuis mars 2013.
Par ailleurs, les TPE-PME devraient être représentées réellement et intégrées aux différentes concertations économiques et sociales du pays, notamment le dialogue social, la mise en place des commissions régionales d’investissement, ainsi que les consultations liées à l’élaboration des projets de loi de finances.
Ces mesures prises ensemble auraient un impact immédiat et structurant sur la relance de milliers de petites entreprises, favoriseraient la création d’emplois durables et contribueraient à l’inclusion progressive du secteur informel. Elles enverraient un signal fort de confiance, de reconnaissance et d’engagement envers les TPE, véritable socle de l’économie marocaine.