Médecin et chercheur en politiques et systèmes de santé, Dr Tayeb Hamdi dresse un diagnostic sans détour du système de santé marocain. Malgré les milliards investis dans les hôpitaux et centres de santé, il alerte sur une réalité implacable : sans gouvernance efficace, ressources humaines motivées et équité territoriale, le Maroc ne pourra pas transformer ses infrastructures en véritable progrès sanitaire.
Challenge : Ces dernières années, le Maroc a beaucoup investi dans la construction d’hôpitaux, de CHU et dans la réhabilitation de plus de 1 400 centres de santé. Pourtant, sur le terrain, les citoyens continuent de se plaindre de la qualité et de l’accès aux soins. Comment expliquez-vous ce décalage entre les investissements et l’impact encore limité sur le système de santé ?
Dr Tayeb Hamdi : Le problème n’est pas seulement financier ou matériel. Ce qui freine notre système, c’est d’abord la gouvernance et le manque de ressources humaines. Un système de santé performant, c’est d’abord celui qui offre des soins de qualité, accessibles, rapides et équitables. Cela suppose quatre piliers. D’abord, la qualité et la disponibilité des soins : personne ne devrait attendre six ou sept mois pour un rendez-vous, une opération ou un examen. Ensuite, la proximité, car un Marocain ne devrait pas parcourir des kilomètres pour atteindre un centre de santé.
Troisième pilier : l’accessibilité financière. Se soigner ne doit pas conduire un citoyen à s’endetter, à vendre ses biens ou à puiser dans son épargne familiale. C’est tout l’enjeu de la généralisation de l’assurance maladie.
Enfin, l’équité d’accès : quel que soit son revenu ou sa région, chacun doit pouvoir bénéficier du même droit à la santé.
Les investissements dans la pierre ou les équipements sont nécessaires, mais insuffisants sans gouvernance efficace ni ressources humaines motivées. Aujourd’hui, le Maroc doit plus que doubler le nombre de ses médecins et réformer en profondeur la gestion du système de santé et de l’assurance maladie. Il est inacceptable que les assurés continuent à payer plus de 50 % de leurs dépenses de santé de leur poche comme reste à charge.
Challenge : Plusieurs hôpitaux régionaux et CHU sont construits, mais tardent à être opérationnels, parfois pour des raisons techniques ou administratives. Est-ce la preuve que la gouvernance reste le principal frein du secteur ?
T.H. : Absolument. La gouvernance est le point noir du système. Certes, nous manquons de médecins, d’hôpitaux et de moyens financiers, mais même avec les ressources actuelles, nous pourrions faire bien mieux. Le problème n’est pas seulement le manque de moyens, c’est leur mauvaise utilisation.
Un hôpital prêt depuis des années reste fermé… simplement parce que le raccordement électrique n’a pas été fait ! C’est un gâchis énorme : on construit, on équipe, mais on ne met pas en service.
Les chiffres sont éloquents : un chirurgien du public effectue en moyenne une opération tous les trois jours, un spécialiste du public fait trois consultations en moyenne par jour, alors que dans le privé, on atteint des multiples de ces chiffres. Les taux d’occupation des hôpitaux publics ne dépassent pas 50 à 60 %, quand ils devraient atteindre 80 %. Ces dysfonctionnements ne relèvent pas de la paresse des personnels, mais d’un manque de pilotage.
Sur le plan budgétaire, la situation est tout aussi révélatrice. L’OMS recommande de consacrer 10 % du PIB à la santé, voire jusqu’à 15 % selon les accords d’Abuja. Le Maroc n’y consacre que 5 à 6 %. À titre de comparaison, l’Allemagne est à 13 % et les États-Unis à 16 %. On ne peut pas prétendre à des résultats similaires avec un tel écart de moyens.
Challenge : Le Maroc construit de nouveaux hôpitaux, mais la pénurie de médecins, persiste. Planifie-t-on les ressources humaines au même rythme que les infrastructures ?
T.H. : Malheureusement non. Nous faisons face à une double crise : un déficit de personnel médical et une démotivation croissante.
Le Maroc compte moins de 30 000 médecins en exercice. Pour atteindre les normes minimales de l’OMS, il nous en faudrait plus de 34 000 supplémentaires. Autrement dit, nous devons plus que doubler nos effectifs rien que pour respecter les standards de base.
Et encore, ce chiffre ne tient pas compte de l’exode massif vers l’étranger. Plus de 14 000 médecins marocains exercent aujourd’hui hors du pays. Nous avons environ 15 000 médecins dans le public, 15 000 dans le privé… et 14 000 à l’étranger. C’est tout un pan de la médecine marocaine qui s’est expatrié.
Pire encore, cette tendance s’aggrave : une étude a montré que plus de 70 % des étudiants en dernière année de médecine déclarent vouloir partir. En moyenne, deux médecins marocains quittent le pays chaque jour. Dans ces conditions, il est impossible de bâtir un système de santé performant, même avec les meilleures infrastructures. C’est pourquoi former plus de professionnels de santé et savoir les retenir est une urgence.
Sur le plan de la motivation, les difficultés sont tout aussi préoccupantes. Dans le secteur public, beaucoup de praticiens cumulent les postes ou cherchent à partir faute de reconnaissance et de perspectives. Dans le privé, d’autres peinent à remplir leurs cabinets, car leurs patients n’ont pas les moyens de consulter.
Résultat : nous faisons face à une triple impasse – manque de médecins, démotivation du personnel et accès limité aux soins pour des raisons financières. Tant que ces trois verrous ne seront pas levés, le Maroc aura des difficultés à faire de son système de santé un levier de développement.
Challenge : Le ministère de la Santé annonce la réhabilitation de 1 400 centres de santé pour en faire des structures de proximité de référence. Pourtant, beaucoup demeurent mal équipés ou manquent de personnel. Est-ce un problème de pilotage, de priorités ou d’une réforme mal synchronisée ?
T.H. : Parfois, c’est plus grave que cela. Même lorsqu’un centre est rénové, équipé et doté en ressources humaines, sa rentabilité reste très inférieure aux attentes. Comme l’avait rappelé l’ancien ministre de la Santé, près de 80 % du matériel médical dans les hôpitaux publics marocains est sous-utilisé.
Pourquoi ? Parce que les équipements sont installés là où ils ne sont pas adaptés aux besoins de la population, ou non adaptés à la formation du personnel, ou pour des problèmes de maintenance ou de consommables. Parfois, les machines tombent en panne et ne sont jamais réparées. C’est un problème de gouvernance avant tout.
Réhabiliter 1 400 centres, c’est bien. Mais encore faut-il qu’ils soient attractifs pour la population. Aujourd’hui, l’hôpital public, qui absorbe l’essentiel des investissements du secteur, ne capte que moins de 10 % des dépenses de l’Assurance Maladie Obligatoire.
Les patients assurés préfèrent le privé, même s’il coûte plus cher. Le coût moyen d’un dossier remboursé pour des soins dans le privé revient à cinq fois plus cher que dans le public. Ce n’est pas par confort, mais par manque de confiance dans la qualité du service public. L’exemple de l’AMO-Tadamon, qui couvre plus de dix millions de Marocains, est révélateur : malgré le fait que les cotisations des assurés soient totalement supportées et payées par l’État, et malgré la gratuité des soins à l’hôpital public, les deux tiers des dépenses de cette couverture vont au privé, faute d’un hôpital public attractif. Cela montre que la rénovation des bâtiments est un levier important mais insuffisant. Ce qu’il faut, c’est une gouvernance efficace, un personnel motivé et valorisé, et une vraie culture du service.
Challenge : Malgré l’ouverture du recrutement de médecins étrangers et le retour de praticiens marocains de la diaspora, le Maroc reste peu attractif. Les conditions de travail et les salaires sont souvent jugés dissuasifs. Peut-on réellement espérer renforcer l’offre de soins sans rendre le système public plus compétitif et motivant pour les praticiens ?
T.H. : Je suis souvent surpris d’entendre que le Maroc n’a pas réussi à combler son trou de 34 000 médecins malgré le changement des lois pour attirer les médecins étrangers et les médecins marocains de la diaspora, comme si on s’y attendait. La loi 33-21 de 2021 a bien facilité leur installation, mais son objectif n’a jamais été de faire venir 30 000 ou 40 000 praticiens étrangers. Elle visait avant tout à accompagner la modernisation du système de santé et à ouvrir le secteur à l’investissement étranger.
Les grands groupes hospitaliers internationaux, lorsqu’ils investissent, souhaitent pouvoir faire venir leurs chirurgiens ou spécialistes pour des missions ponctuelles. La loi a donc permis cette flexibilité. Mais prétendre que le Maroc pourrait combler son déficit de médecins en les recrutant massivement à l’étranger relève du mythe.
La vérité, c’est que le Maroc n’est pas attractif, ni pour les médecins étrangers ni, plus grave encore, pour ses propres praticiens. Si les conditions d’exercice étaient réellement favorables, nos médecins ne partiraient pas. Aujourd’hui, plus de 14 000 médecins marocains exercent à l’étranger, contre à peine 400 à 600 médecins étrangers installés au Maroc, soit environ 1 % du total.
Les salaires, les conditions de travail, l’environnement professionnel et la reconnaissance sociale ne sont pas au niveau de leurs attentes. Or, les pays qui réussissent à attirer les médecins — comme la France, l’Allemagne ou le Canada — offrent précisément cela : des conditions dignes, stables et motivantes. Tant que le Maroc n’aura pas corrigé ces déséquilibres, il ne pourra ni retenir ses praticiens ni séduire les talents venus d’ailleurs. Il est plus facile de motiver un médecin marocain à rester dans son pays que motiver un médecin étranger pour venir s’installer au Maroc. Le médecin marocain a sa vie, sa famille, son peuple sa patrie là, et ne quitte tout ça que pour force majeure.
Challenge : Le Royaume semble avoir misé sur une politique d’infrastructures ambitieuse. Mais dans les faits, les problèmes d’organisation, de maintenance, d’équipement et de ressources humaines persistent. Est-ce que la réforme n’a pas privilégié les bâtiments au détriment du cœur du système : la qualité du service et la continuité des soins ?
T.H. : C’est une question centrale. Et pour y répondre, il faut revenir à la vision royale, qui ne date pas d’hier. Dès le discours du Trône du 29 juillet 2018, Sa Majesté le Roi avait appelé non pas à une simple réforme, mais à une refonte profonde du système de santé.
Ce diagnostic reposait sur un diagnostic clair : les « réformettes » accumulées pendant des décennies n’ont jamais produit les effets escomptés. Les problèmes de financement, de gouvernance et de ressources humaines étaient devenus structurels.
La vision royale, consolidée par la loi 06-22, repose sur une approche intégrée où la santé est à la fois un droit constitutionnel, un pilier du développement économique, un enjeu de souveraineté nationale et un levier essentiel de lutte contre la pauvreté. Le secteur de la santé n’est pas seulement un service public : c’est un investissement social et économique.
Faciliter l’accès financier aux soins revient à augmenter le revenu réel des familles. À l’inverse, des dépenses de santé mal maîtrisées peuvent précipiter des foyers, des auto-entrepreneurs ou des PME dans la précarité.
Mais pour concrétiser cette vision, il ne suffit pas d’ériger des bâtiments. Il faut une gestion efficace, des ressources humaines motivées et évaluées, et une culture du résultat. Investir, c’est bien ; savoir gérer, c’est mieux. Tant que la gouvernance, la motivation et l’équité territoriale ne seront pas au cœur du système, le Maroc ne pourra pas transformer ses investissements en véritable progrès sanitaire encore moins socioéconomique.
Challenge : Le ministre parle d’une réforme « globale et intégrée » du système de santé. Pourtant, les mêmes problèmes persistent : lenteur administrative, gouvernance défaillante, manque d’attractivité, désert médical… Que manque-t-il, selon vous, pour transformer cette réforme en véritable rupture, visible et tangible pour les Marocains ?
T.H. : Si on se réfère à la vision Royale, elle est effectivement globale, intégrée et cohérente. Elle repose sur une refonte structurelle du système de santé, à travers la mise en place des Groupements de Santé Territoriaux (GST), la décentralisation de la gouvernance, la digitalisation, l’amélioration de la qualité des soins et la valorisation des ressources humaines. Cette approche systémique est la seule capable de produire des résultats durables.
Mais la réussite se mesurera à l’exécution par le gouvernement et les autres partenaires et aux faits. Ce que l’on attend, c’est une amélioration réelle de l’état de santé des Marocains : que chaque citoyen vive mieux, plus longtemps, avec un meilleur accès aux soins. C’est une condition essentielle au développement économique et social du pays, à sa souveraineté et à sa stabilité.
Or les chiffres du Conseil économique, social et environnemental (CESE) sont alarmants. Dans son rapport 2024 sur l’Assurance Maladie Obligatoire (AMO), on apprend que 40 % des Marocains renoncent aux soins pour des raisons financières, un taux qui grimpe à 60 % chez les non-assurés. Même parmi les personnes couvertes, un tiers renonce encore aux soins faute de moyens. Cela prouve que le reste à charge reste trop lourd et que le financement de la santé demeure un maillon faible.
À cela s’ajoute une pénurie inquiétante de professionnels de santé qui risque de s’aggraver. Le Maroc vit une double transition : démographique et épidémiologique. Sa population vieillit – un quart des Marocains aura plus de 60 ans d’ici 2050 – et les maladies chroniques explosent. Aujourd’hui, 19 adultes marocains sur 20 présentent au moins un facteur de risque aux maladies non transmissibles. Cela signifie qu’il faudra davantage de médecins, d’infirmiers, d’équipements et de moyens financiers.
Pourtant, pendant que les besoins augmentent, les médecins continuent de quitter le pays. Nous formons des praticiens qui partent ensuite servir d’autres systèmes de santé, en France, au Canada ou en Allemagne. Il faut donc agir sur deux fronts : rendre l’hôpital public attractif et motiver les professionnels de santé. La refonte doit commencer dès maintenant, sans attendre la généralisation complète de l’assurance maladie. Car aujourd’hui encore, 8,5 millions de Marocains ne bénéficient pas de l’assurance maladie, dont 5 millions non inscrits et 3,5 millions ont des droits fermés.
L’autre levier essentiel, c’est la gouvernance. Elle conditionne l’efficacité des investissements. Sans gouvernance rigoureuse, les moyens financiers et humains sont gaspillés. Il faut rompre avec le népotisme, mettre fin aux nominations de complaisance et choisir des profils compétents, porteurs d’une vision moderne, courageuse et inspirant la confiance des marocains pour les réconcilier avec leur système de santé. Si l’on continue à reproduire les schémas d’il y a cinquante ans, on obtiendra les mêmes résultats. La réforme doit être un tournant, pas une continuité.
Challenge : Depuis la loi de 2015 autorisant l’ouverture du capital des cliniques à des investisseurs privés, le secteur lucratif connaît une expansion rapide. Les cliniques privées représentent désormais plus du tiers des lits d’hospitalisation. Le Maroc est-il, de fait, en train de privatiser sa santé ?
T.H. : La privatisation ne doit jamais signifier l’abandon du service public. Dans tous les pays du monde, c’est le secteur public qui constitue la colonne vertébrale de la politique sanitaire. Le privé a un rôle important à jouer, mais son objectif premier reste la rentabilité. Cela n’est pas un problème en soi, à condition que cela se fasse dans le cadre de l’éthique médicale et d’une régulation forte.
L’hôpital public, lui, doit rester la locomotive du système. Il doit investir de manière intelligente, renforcer ses performances et redevenir attractif. Le modèle international le prouve : aux États-Unis, souvent cités comme l’exemple du libéralisme médical, 60 % des établissements médicaux et hospitaliers avec en sus des facultés de médecine rattachés relèvent du secteur privé non lucratif et non pas le secteur public à but lucratif. En Europe, que ce soit en France, en Espagne , en Grande Bretagne, ou aux Pays-Bas, le service public demeure le socle du système de santé.
Au Maroc, le problème n’est pas le développement du privé, mais son déséquilibre avec un public affaibli. Pire encore, il arrive que des structures privées s’appuient sur les ressources du public — médecins, matériel, patients — ce qui constitue une dérive. Le privé doit recruter ses propres équipes, non siphonner celles de l’hôpital public. Sinon, on crée un système inéquitable où le privé prospère sur la fragilité du public.
Il est urgent aussi de revoir la tarification nationale de référence, fixée en 2006 et jamais révisée depuis, alors qu’elle devait l’être tous les trois ans. L’absence de mise à jour ouvre la porte aux dérives tarifaires et alourdit le reste à charge des patients. Quand le contrôle fait défaut, ce sont les citoyens qui paient le prix fort, tandis que les assurances – y compris l’AMO – voient leurs ressources s’éroder.
Le privé doit être complémentaire du public, pas son substitut. D’ailleurs, la carte sanitaire est claire : là où il n’y a pas d’hôpital public, il n’y a pas de clinique privée non plus. Cela prouve que le privé ne peut pas assurer seul une couverture nationale, sauf dans un effort national avec échange et incitations.
Il faut encourager l’investissement privé, y compris étranger, mais dans un cadre strictement régulé et en parallèle d’un service public fort et performant. Faute de quoi, on glisse vers un modèle à deux vitesses, où les plus aisés se soignent dans le privé et les autres renoncent aux soins. Et lorsque le public s’effondre, le privé finit lui aussi par se dégrader en matière de qualité, tout en devenant plus coûteux.
Malgré tout, il serait injuste d’ignorer les progrès accomplis. En vingt ans, la mortalité maternelle a chuté de 70 %, la mortalité infantile a reculé, l’espérance de vie s’est allongée. Ces avancées ne viennent pas seulement du système de santé, mais aussi des politiques publiques : généralisation de l’eau potable, électrification rurale, amélioration de l’habitat. Oui, la situation n’est pas encore à la hauteur des besoins, mais le Maroc a posé des bases solides. Pour aller plus loin, il lui faut désormais un système de santé performant, équitable et gouverné avec rigueur.