Le retail alimentaire au Maroc. entre concentration extrême et besoin de réforme structurelle

Entre domination de quelques géants, faiblesse de la régulation et fragilité du commerce traditionnel, le retail alimentaire marocain traverse une phase de transition. Explications de Rachid LASRI, Expert en retail et fondateur de SADURA RETAIL.
«Le secteur du retail alimentaire au Maroc est dans une phase de transition profonde, marquée par plusieurs tensions structurelles et des changements importants dans ses dynamiques internes », constate Rachid LASRI. Selon lui, la concentration des acteurs est l’un des premiers marqueurs de cette situation. Il affirme que le secteur est dominé par quelques grands acteurs tels que LabelVie, Marjane et BIM, et que cinq enseignes captent à elles seules près de 97 % du chiffre d’affaires de la grande distribution, comme le confirme le dernier rapport du Conseil de la Concurrence. Pourtant, cette domination ne garantit pas toujours la performance. « Il y a une croissance par empilement de formats qui ne se traduit pas toujours par une rentabilité immédiate », souligne-t-il, estimant que les ouvertures de magasins se multiplient sans optimiser les résultats économiques.
Autre déséquilibre structurel : celui entre les formats. Rachid LASRI précise que le hard discount représente plus de 75 % des magasins, mais seulement 16 % du chiffre d’affaires total du secteur. Pour lui, cela révèle une distorsion sur la rentabilité et un modèle de développement qui ne correspond pas toujours à la réalité du terrain. À cela, s’ajoute une fracture persistante entre commerce moderne et traditionnel. « Le commerce traditionnel continue de représenter 70 à 75 % des ventes alimentaires au Maroc, mais il est en perte de vitesse. En l’absence de soutien structurel et logistique, ce secteur demeure extrêmement fragile », explique-t-il. Il rappelle également que cette situation crée une pression accrue sur l’ensemble du système, notamment en matière de marges.
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Sur ce point, Rachid LASRI alerte sur l’opacité qui règne : « Les marges restent opaques et inégalitaires à tous les niveaux. Dans les hypermarchés, elles peuvent atteindre 11,5 %, contre 6,8 % dans le hard discount, sans réglementation claire pour encadrer ces pratiques. » Il insiste sur le fait que cela soulève des questions autour de la transparence du secteur, de la régulation étatique et de l’équité fiscale, surtout dans un contexte de pression sur le pouvoir d’achat des consommateurs.
Concernant la digitalisation, Rachid LASRI considère que le secteur reste encore en retard : « Le digital reste encore élitiste et urbain, avec une fracture numérique entre les grandes villes et les zones rurales. » Il estime que les enseignes doivent désormais répondre à une demande plus flexible et transparente sur les prix, mais aussi sur la valeur perçue des produits.
Pour expliquer les freins structurels qui empêchent une évolution plus rapide et plus saine du retail alimentaire au Maroc, Rachid LASRI identifie plusieurs verrous majeurs. D’abord, il souligne l’absence d’un cadre réglementaire sur les marges arrière : « Aujourd’hui, aucun texte ne plafonne ou encadre la marge arrière. Résultat : opacité totale, avec des écarts qui vont jusqu’à 11,5 %. Cela crée une asymétrie de pouvoir entre fournisseurs et distributeurs et favorise les comportements anti-concurrentiels. »
Il pointe ensuite la problématique du foncier. « Les grandes villes manquent cruellement de foncier structurant à des prix raisonnables. Cela freine l’expansion de formats de proximité pourtant mieux adaptés aux dynamiques urbaines », affirme-t-il. Selon lui, le coût du mètre carré commercial en centre-ville devient dissuasif, notamment pour les franchises ou les enseignes en croissance organique.
La logistique du dernier kilomètre constitue un autre point de blocage important. « La logistique est encore très individualisée par enseigne, ce qui génère des surcoûts, des ruptures fréquentes et une empreinte carbone élevée. Le Maroc manque d’une vision territoriale de la supply chain retail, avec des plateformes mutualisées ! » insiste-t-il.
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Rachid LASRI revient également sur l’importance du commerce traditionnel, qu’il qualifie de maillon central du système mais encore largement exclu des politiques publiques. « Le circuit traditionnel fonctionne selon ses propres règles : crédit interpersonnel, horaires étendus, non-déclaration… Mais il reste massivement exclu des politiques publiques, alors qu’il constitue un maillon central du système. » Il met en garde contre le risque d’un dualisme permanent, voire d’un affrontement entre deux modèles de retail si aucune stratégie d’intégration n’est mise en place.
Enfin, il déplore une faible régulation de la structure du marché. « Il y a peu de garde-fous en matière de lutte contre les ententes, d’équité de traitement des fournisseurs ou d’abus de position dominante. Cela pénalise les nouveaux entrants, qui peinent à accéder aux bons emplacements et à des conditions équitables », explique-t-il.
Pour Rachid LASRI, « le Maroc a besoin non pas uniquement de réformes techniques, mais d’un véritable plan stratégique national du retail ». Ce plan devrait reposer sur quatre piliers : un cadre réglementaire clair et équilibré autour des marges, des ententes et de la transparence ; une politique foncière et logistique adaptée au commerce de proximité ; une intégration progressive et réaliste du commerce traditionnel ; et enfin, une gouvernance concertée entre opérateurs, régulateurs et territoires.
Il conclut en affirmant : « Le modèle hybride, qui combine commerce de proximité et grande distribution moderne, semble être la voie la plus viable pour répondre aux besoins du marché tout en rééquilibrant les marges et en améliorant l’accessibilité. Le Maroc a l’opportunité de définir un modèle unique, bien adapté à son contexte et à ses spécificités. »