Le secteur pharmaceutique marocain traverse une crise profonde. Entre un décret contesté sur la fixation des prix des médicaments, un arsenal juridique obsolète, la prolifération de circuits parallèles et l’absence de réformes depuis plusieurs années, les pharmaciens alertent sur un risque de fermeture massive d’officines et une menace directe sur la sécurité médicamenteuse des citoyens. Le 9 septembre 2025, ils ont manifesté massivement devant le ministère de la Santé. Dans cet entretien, Mohamed Lahbabi, Président de la Confédération des syndicats des pharmaciens du Maroc, revient sur les raisons de cette mobilisation, détaille les revendications de la profession et évoque les prochaines étapes.
Challenge : Quelles sont les principales menaces qui pèsent aujourd’hui sur les pharmacies marocaines ?
Mohamed Lahbabi : Depuis des années, nous dialoguons avec le ministère de la Santé, mais nos propositions ne sont jamais prises en compte. Au contraire, le ministère multiplie les décrets pris de manière unilatérale, sans concertation. Le dernier en date, sur la fixation des prix des médicaments, est emblématique de cette approche. En effet, le nouveau projet de décret sur la fixation des prix des médicaments a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ce texte impose des baisses de prix sans mesures d’accompagnement ni réformes parallèles. Résultat : l’équilibre économique de toutes les pharmacies est menacé.
À cela s’ajoutent des lois dépassées, comme le Dahir de 1922 sur les substances vénéneuses, qui assimilent encore le pharmacien à un trafiquant en cas d’ordonnance falsifiée. Nous avons aujourd’hui des confrères poursuivis en justice simplement pour avoir délivré un médicament avec une prescription falsifiée. Enfin, il faut souligner les pénuries récurrentes et la vente illégale de médicaments dans des circuits parallèles, qui mettent directement en danger la santé des citoyens.
Challenge : Le décret sur la fixation des prix est au cœur de vos critiques. Que lui reprochez-vous et quelles alternatives proposez-vous ?
M.L. : Le problème n’est pas de réduire les prix – nous sommes les premiers à défendre l’accessibilité des traitements pour les citoyens. Le problème, c’est la méthode. Une étude commandée par le ministère démontre que 157 médicaments, dont le prix dépasse 3.000 dirhams, représentent 57 % des dépenses de la CNSS. Ce sont ces médicaments qu’il fallait cibler, parce qu’ils représentent un vrai fardeau pour les familles et pour la collectivité. Or, sur ce segment stratégique, aucune réforme n’a été engagée.
Lire aussi | Réforme du secteur. Comment fixer le prix du médicament ?
En effet, nous avons proposé de cibler ces médicaments onéreux, qui pèsent lourdement sur les ménages et sur les caisses de prévoyance. Mais le ministère a préféré réduire les prix de médicaments déjà peu chers, qui constituent pourtant 80 % du chiffre d’affaires des officines. C’est une décision populiste, sans impact réel sur le citoyen, mais qui risque d’accentuer les ruptures de stocks.
Le paradoxe, c’est qu’en réduisant les prix des médicaments bon marché, on crée un effet pervers : les laboratoires risquent d’arrêter la production de certaines molécules devenues non rentables. Résultat : des ruptures de stock à répétition et un marché noir qui s’étend.
Notre alternative est claire : baisser drastiquement le prix des médicaments coûteux, comme cela se fait en Espagne ou en Turquie, et repenser globalement le modèle économique des pharmacies pour ne plus dépendre uniquement de la marge sur le médicament.
Challenge : Vous parlez aussi d’un cadre juridique dépassé. Quelles réformes vous semblent urgentes ?
M.L. : Il est urgent de moderniser tout l’arsenal juridique. Premièrement, mettre fin au Dahir de 1922 qui criminalise notre métier. D’ailleurs, c’est l’un de nos combats les plus anciens. Aujourd’hui encore, les pharmaciens marocains exercent sous la menace de lois datant du protectorat français. Je pense notamment au Dahir de 1922 sur les substances vénéneuses, qui assimile le pharmacien à un trafiquant en cas d’ordonnance falsifiée. Imaginez : un confrère peut être poursuivi pénalement simplement pour avoir délivré un médicament sur la base d’une ordonnance falsifiée, alors qu’il en est lui-même victime !
Lire aussi | Tehraoui promet une «révision approfondie» de la tarification des médicaments
Deuxièmement, appliquer enfin la loi 98-18 sur l’Ordre des pharmaciens, publiée mais jamais mise en œuvre faute de décrets d’application. Troisièmement, instaurer le droit de substitution, qui permettrait aux pharmaciens de délivrer un médicament équivalent en cas de rupture, comme cela se pratique partout ailleurs.
Dans tous les pays modernes, le pharmacien peut délivrer un médicament équivalent en cas de rupture ou si le prix est trop élevé. Au Maroc, ce droit n’existe pas. Résultat : quand un médicament est introuvable, le patient repart les mains vides. Ces réformes sont essentielles pour sécuriser la profession, protéger les pharmaciens et améliorer l’accès aux traitements pour les citoyens.
Challenge : Au-delà des revendications économiques, vous insistez sur la place du pharmacien dans le système de santé. Quel modèle proposez-vous ?
M.L. : Le pharmacien doit redevenir un acteur central de santé publique. Nous plaidons pour un modèle inspiré d’expériences internationales. Prenons l’exemple de la vaccination. En France, dès que les pharmaciens ont été autorisés à vacciner contre la grippe, le taux de couverture a bondi. Au Maroc, notre objectif n’est pas d’augmenter le chiffre d’affaires des officines, mais de vacciner plus largement la population. Cela permettrait d’éviter des hospitalisations coûteuses, notamment pour les maladies chroniques ou saisonnières, et donc de réaliser une économie substantielle pour les caisses de prévoyance sociale.
Nous pourrions aussi assurer le suivi des diabétiques, accompagner les patients hypertendus, participer à la pharmacovigilance. Tout cela réduirait les coûts globaux pour la CNSS et améliorerait la qualité des soins. Nous proposons donc un modèle mixte : une rémunération partielle liée à la délivrance des médicaments, et une autre liée aux services pharmaceutiques rendus. C’est ce qui se fait en Espagne, en Turquie, en Angleterre. Le Maroc ne peut pas rester à la traîne. Nous demandons à être intégrés dans la prévention, le suivi des maladies chroniques, la pharmacovigilance. Et cela ne coûterait pas plus cher : au contraire, ce modèle permettrait de réaliser des économies pour les caisses de prévoyance. Nous voulons simplement qu’une partie de ces économies soit réinvestie dans la rémunération du service pharmaceutique, afin d’assurer la pérennité des officines.
Lire aussi | Akhannouch préside une réunion de suivi du chantier de mise à niveau du système de santé
Aujourd’hui, nous sommes 12.000 pharmacies réparties sur l’ensemble du territoire, y compris dans les zones les plus reculées. Chaque jour, nous accueillons des millions de citoyens, sans rendez-vous, sans barrière d’accès. Nous conseillons, nous orientons, nous assurons le suivi de malades chroniques. C’est un service de santé de proximité irremplaçable. Notre objectif est de renforcer ce rôle, pas de le réduire.
Challenge : Quelles seront vos prochaines actions si vos demandes ne sont pas entendues ?
M.L. : Tout dépendra de la réaction du ministère de la Santé. Si le ministère persiste dans son approche unilatérale, nous n’aurons pas d’autre choix que d’intensifier notre mobilisation. La manifestation du 9 septembre n’était qu’une première étape. Le 19 septembre, le Conseil national de la Confédération se réunira pour décider des prochaines mesures. Toutes les options restent ouvertes : grèves, fermetures symboliques, actions de terrain. Nous ne cherchons pas le conflit. Nous cherchons un dialogue réel, sérieux et responsable. Nous voulons un partenariat avec les autorités de santé pour sauver la pharmacie marocaine et garantir l’accès des citoyens à un médicament sûr, disponible et à un prix juste.
Son parcours
Mohamed Lahbabi est pharmacien de formation, diplômé au début des années 1990, et installé depuis plus de deux décennies en officine. Très tôt engagé dans la vie associative et syndicale, il s’illustre dans les années 2000 par sa participation active aux débats sur la modernisation du secteur pharmaceutique et sur la défense des intérêts des professionnels.
En 2010, il intègre les instances syndicales nationales, où il contribue à structurer le dialogue avec les pouvoirs publics sur des sujets sensibles tels que la fixation des prix des médicaments, l’accès aux soins ou encore la réglementation du secteur. Son engagement croissant lui vaut d’être élu président de la Confédération des syndicats des pharmaciens du Maroc, une organisation qui fédère les structures régionales et représente la voix des pharmaciens à l’échelle nationale.
Lire aussi | On connait les modalités de nomination des membres de la Haute Autorité de la Santé
Sous sa présidence, la Confédération a multiplié les actions de plaidoyer pour défendre la viabilité économique des officines, réformer un cadre juridique jugé obsolète et consolider le rôle du pharmacien comme acteur central de la santé publique. Reconnu pour sa capacité à fédérer et pour son franc-parler, Mohamed Lahbabi s’impose aujourd’hui comme l’un des interlocuteurs incontournables dans le débat national sur l’avenir du médicament et du système de santé au Maroc.
Son actu
À bout de souffle face à un décret sur les prix jugé déséquilibré et à un cadre juridique dépassé, les pharmaciens marocains haussent le ton. Après la manifestation du 9 septembre, la Confédération tiendra son Conseil national le 19 septembre pour trancher sur des mesures de riposte. Pour ses dirigeants, la défense de la pharmacie et de la sécurité médicamenteuse est un enjeu national.