Interview

Anas Al-Ansari : «Le secteur du textile marocain doit aujourd’hui faire face à plusieurs défis majeurs pour rester compétitif»

Dans cet entretien, Anas Al-Ansari dresse un panorama lucide et engagé du secteur textile marocain. Il revient sur les forces qui positionnent le Royaume parmi les acteurs clés du textile mondial, tout en mettant en lumière les défis à surmonter pour réussir la transition vers une industrie plus durable, innovante et régionalement ancrée. 

Challenge : Le textile marocain est en constante évolution. Quelles sont aujourd’hui, selon vous, les principales forces qui permettent au Maroc de rester compétitif sur la scène internationale ?

Anas Al-Ansari  : LEffectivement, le secteur textile marocain conserve sa compétitivité sur la scène internationale grâce à plusieurs atouts structurants qui se renforcent au fil des années. Tout d’abord, la proximité géographique avec l’Europe constitue un avantage logistique majeur, permettant des délais de livraison courts, en phase avec la tendance du “fast fashion” et des circuits réactifs (“nearshoring”). Cette réactivité est aujourd’hui un critère décisif pour les donneurs d’ordre européens. Ensuite, les accords de libre-échange dont bénéficie le Maroc, notamment avec l’Union européenne (Accord d’association) et les États-Unis (ALE), lui offrent un accès préférentiel à plusieurs grands marchés.

Par ailleurs, le pays dispose d’une main-d’œuvre qualifiée et compétitive. Le secteur bénéficie d’un savoir-faire historique, soutenu par des institutions de formation spécialisées comme l’ESITH, qui forment aux métiers techniques, managériaux et à l’innovation textile. L’écosystème industriel est structuré : le Maroc a développé des filières intégrées, notamment dans le fast fashion, le denim, et plus récemment les textiles techniques. Des plateformes industrielles comme celles de Casablanca, Tanger ou Salé offrent des infrastructures modernes.

L’orientation croissante vers la durabilité constitue un autre levier : le Maroc investit de plus en plus dans l’économie circulaire, l’éco-conception, la traçabilité et l’usage d’énergies renouvelables, autant d’atouts pour répondre aux exigences RSE des clients internationaux. Enfin, le secteur bénéficie d’un soutien institutionnel et d’une vision stratégique. Le textile est identifié comme secteur prioritaire dans les stratégies industrielles nationales, avec des mesures d’appui à l’investissement, à l’innovation et à l’export, ainsi qu’un dialogue public-privé actif.

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Challenge : Quels sont les principaux défis que le secteur doit surmonter aujourd’hui, notamment en matière de durabilité, d’innovation ou de logistique ?

A.E.A : Le secteur textile marocain, bien qu’en croissance, doit aujourd’hui faire face à plusieurs défis majeurs pour rester compétitif et durable sur le long terme. Il y a d’abord la pression des donneurs d’ordre : les marques internationales exigent désormais des produits conformes aux normes environnementales, notamment en ce qui concerne l’empreinte carbone, l’usage de produits chimiques, la recyclabilité, etc. Ensuite, le traitement des eaux usées et la circularité restent des enjeux critiques : peu d’unités disposent de stations de traitement performantes ou de systèmes de recyclage des matières textiles à grande échelle.

L’accès aux matières premières durables est également limité et coûteux, qu’il s’agisse de coton biologique, de matières recyclées ou certifiées. On observe un sous-investissement en R&D : la majorité des entreprises restent concentrées sur la sous-traitance, avec peu d’efforts d’innovation produits ou procédés. De plus, la digitalisation reste insuffisante : peu d’acteurs exploitent pleinement les outils digitaux pour la conception (modélisation 3D), la gestion de la chaîne de valeur ou la relation client.

La filière amont demeure peu développée, ce qui engendre une dépendance vis-à-vis de l’import, notamment pour la filature, le tissage et la teinture, avec des intrants souvent importés de Turquie ou d’Asie, générant des délais et des coûts parfois pénalisants. Malgré les progrès, les infrastructures portuaires et douanières doivent encore être améliorées, notamment pour les livraisons urgentes. Le secteur souffre aussi d’un besoin en profils techniques et qualifiés : les formations actuelles ne couvrent pas toujours les besoins, notamment dans les métiers liés à la durabilité, au design produit, ou au lean manufacturing.

L’attractivité du secteur reste un défi: le textile peine parfois à attirer de jeunes talents, malgré son poids économique. Par ailleurs, la concurrence féroce des pays à bas coûts comme le Bangladesh, le Pakistan ou l’Égypte, qui bénéficient de matières premières locales ou de politiques de soutien plus agressives, représente une menace. Enfin, le tissu industriel reste dominé par la sous-traitance, et il y a un enjeu stratégique à créer davantage de valeur par des marques marocaines à vocation internationale.

Challenge : Vous avez récemment mis en lumière le partenariat Sunrise au Maroc. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette initiative et sur la manière dont elle s’inscrit dans la stratégie de croissance du secteur ?

A.E.A : Le partenariat entre le Maroc et le groupe textile chinois Sunrise, représente une avancée stratégique majeure pour l’industrie textile nationale. Signé en mars 2025, cet accord prévoit un investissement de 2,3 milliards de dirhams (environ 240 millions de dollars) pour la construction de deux unités industrielles à Fès et Skhirat, près de Rabat. Ce partenariat vise à renforcer la compétitivité du secteur textile marocain en créant une chaîne d’approvisionnement intégrée. Les nouvelles usines produiront du fil, des tissus et des vêtements finis, réduisant ainsi la dépendance aux importations et les délais de livraison.

Il permettra également de réduire les coûts logistiques : en localisant la production, les entreprises marocaines pourront répondre plus rapidement aux commandes internationales sans recourir à des intermédiaires. Ce projet générera par ailleurs 7000 emplois directs et plus de 1500 emplois indirects, contribuant ainsi à la dynamique d’inclusion professionnelle et de relance industrielle du pays. Ce partenariat s’inscrit dans la vision du Royaume visant à faire du Maroc un hub régional dans l’industrie textile. Il reflète également la confiance des investisseurs étrangers dans l’économie marocaine.

Cependant, il est essentiel de veiller à l’intégration effective des chaînes de valeur locales, afin d’assurer que les entreprises marocaines bénéficient pleinement de ce partenariat en accédant aux matières premières et en développant leurs capacités de production. Il faudra aussi garantir le respect des normes environnementales en mettant en place des pratiques durables dans la production textile pour répondre aux exigences des marchés internationaux. Enfin, il est primordial d’investir dans la formation et la montée en compétences de la main-d’œuvre afin que les emplois créés soient pourvus par des travailleurs qualifiés. En somme, le partenariat avec le groupe Sunrise constitue une étape déterminante pour renforcer la position du Maroc sur la scène textile internationale, à condition de relever les défis liés à l’intégration, la durabilité et la formation.

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Challenge : Les accords de libre-échange avec l’Europe et les États-Unis offrent un accès privilégié à deux marchés majeurs. Comment les industriels marocains peuvent-ils mieux tirer parti de ces accords ?

A.E.A : Les accords de libre-échange avec l’Union européenne (Accord d’Association) et les États-Unis (ALE Maroc-USA) sont de véritables leviers stratégiques pour les industriels marocains du textile. Pour en maximiser les retombées, plusieurs actions peuvent être mises en œuvre. Il est essentiel de développer une connaissance fine des protocoles, car beaucoup d’entreprises n’exploitent pas pleinement les accords en raison d’une méconnaissance des règles d’origine ou d’une complexité perçue. Il convient aussi de mettre en place des dispositifs de formation et d’accompagnement pour aider les industriels, notamment les PME, à certifier l’origine marocaine de leurs produits et à accéder aux exonérations de droits de douane.

Le développement de la filière amont est crucial : la production locale de tissu, de fil et d’accessoires permettrait de répondre aux critères d’origine et de réduire la dépendance à l’import. Il faut également encourager les partenariats verticaux, en collaborant avec des fournisseurs locaux ou régionaux pour sécuriser la chaîne d’approvisionnement et gagner en réactivité. Les industriels doivent aussi miser sur des produits responsables et traçables, car les marchés européens et américains sont très sensibles aux critères RSE, à la durabilité et à la traçabilité.

Une montée en gamme est nécessaire : il faut travailler sur le design, la qualité et l’innovation pour sortir du modèle de sous-traitance pure. La mutualisation des efforts, via des groupements d’entreprises, peut permettre de partager des coûts logistiques, commerciaux ou de certification pour adresser efficacement ces marchés. Il est également recommandé de participer activement aux salons professionnels internationaux comme Première Vision, Sourcing at Magic ou Texworld USA. L’ouverture de bureaux de représentation ou d’agents commerciaux dans les marchés cibles est un moyen efficace de capter directement la demande. Enfin, il faut recourir aux programmes d’accompagnement à l’export (via Maroc Export, AMDIE, les Chambres de commerce, etc.) et accéder à la labellisation, à la certification et aux audits exigés par les donneurs d’ordre internationaux. En résumé, tirer pleinement parti des accords de libre-échange nécessite une démarche structurée : montée en compétence sur les règles d’origine, intégration de la filière, montée en gamme des produits et offensive commerciale ciblée.

Challenge : La durabilité devient un critère incontournable dans le textile. Quelles sont les actions concrètes menées par l’AMITH pour faire du Maroc un pôle textile responsable et écoresponsable ?

A.E.A : L’AMITH (Association Marocaine des Industries du Textile et de l’Habillement) a placé la durabilité au cœur de sa stratégie de transformation sectorielle. Consciente des exigences croissantes des marchés internationaux, elle agit concrètement pour positionner le Maroc comme un pôle textile responsable, compétitif et durable. Le lancement du programme « Dayem » illustre cette volonté : il vise à accompagner les entreprises dans leur transition écologique, en mettant à disposition des outils de diagnostic environnemental, des feuilles de route personnalisées et des aides à la mise en conformité. Ce programme s’articule autour de trois axes : efficacité énergétique, gestion des ressources (eau, déchets, énergie) et traçabilité des chaînes d’approvisionnement.

L’AMITH promeut également l’économie circulaire en soutenant des initiatives pilotes dans le recyclage textile, la réutilisation des chutes de production et le développement de produits éco-conçus. Des collaborations sont en cours avec des startups et centres de recherche pour développer des matières premières alternatives comme les fibres recyclées ou biodégradables. L’association œuvre à la mise à niveau réglementaire et normative en collaborant avec les autorités pour mettre en place un cadre fiscal incitatif à l’investissement durable. Elle participe à l’élaboration de normes marocaines en matière de textile écologique, en alignement avec les standards internationaux (Oeko-Tex, GOTS, ISO 14001…).

La formation « verte » est accélérée grâce à des partenariats avec des institutions comme l’ESITH. L’AMITH développe des modules de formation sur la durabilité, l’éco-conception et la responsabilité sociale, tout en organisant des sessions de sensibilisation auprès des chefs d’entreprise, équipes R&D et de production. Elle collabore aussi avec des bailleurs et institutions internationaux comme l’Union européenne, GIZ, IFC ou la Banque Mondiale, dans le cadre de programmes d’appui technique et financier à la durabilité, et participe à des initiatives régionales telles que MedTest ou SwitchMed. Enfin, l’AMITH intègre la durabilité dans les stratégies export : elle encourage les entreprises à valoriser leurs efforts environnementaux dans leurs argumentaires commerciaux et à obtenir des certifications reconnues par les marchés cibles. Le pavillon marocain dans les salons internationaux met ainsi de plus en plus en avant des produits écoresponsables et des démarches vertueuses. Ces actions démontrent l’engagement de l’AMITH à faire de la durabilité non pas une contrainte, mais un levier de compétitivité et de différenciation pour l’industrie textile marocaine.

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Challenge :  Le développement régional est considéré comme un axe prioritaire. Quelles régions présentent aujourd’hui un potentiel industriel textile à développer, et quelles incitations l’AMITH met-elle en œuvre pour encourager les investissements ?

A.E.A : Le développement régional est effectivement un pilier stratégique pour une croissance équilibrée du secteur textile marocain. En s’appuyant sur les potentialités territoriales et les complémentarités entre régions, l’AMITH œuvre à renforcer l’ancrage industriel au-delà des grands pôles historiques comme Casablanca ou Tanger. Pour cela, elle élabore des fiches territoriales d’investissement, présentant les atouts, disponibilités foncières, compétences locales et les aides publiques disponibles. Elle assure aussi un accompagnement personnalisé des investisseurs, notamment en les mettant en relation avec les Centres Régionaux d’Investissement (CRI), l’AMDIE et les autorités locales.

L’AMITH appuie également la mobilisation du foncier industriel, qu’il s’agisse de zones aménagées ou d’offres locatives, et soutient les démarches d’obtention de subventions à l’investissement, notamment dans le cadre du Fonds d’appui à l’industrie (FAI). L’association travaille avec les institutions financières pour améliorer l’accès au financement, en particulier pour les projets implantés en régions. Elle sensibilise à la création d’emplois locaux, en négociant des conventions avec les OFPPT régionaux afin de former la main-d’œuvre selon les besoins spécifiques des projets industriels.

Son parcours 
Anass El Ansari, président de CRC Production, une entreprise industrielle spécialisée dans le textile-habillement et basée à Meknès, incarne une nouvelle génération de dirigeants engagés dans la transformation du secteur textile marocain. Fort d’une solide expérience dans la gestion industrielle et l’innovation textile, il est élu président de l’Association Marocaine des Industries du Textile et de l’Habillement (AMITH) pour un mandat de trois ans (2022-2025). À ce poste, Anass El Ansari porte une vision ambitieuse fondée sur la durabilité, l’intégration régionale, l’innovation et la montée en gamme du secteur. 

Son Actu  
Le secteur du textile traverse une période marquée par d’importants défis. Toutefois, il continue d’occuper une place stratégique dans l’économie nationale. Consciente de ces enjeux, l’Association Marocaine des Industries du Textile et de l’Habillement (AMIth) a mis en œuvre plusieurs mesures concrètes pour soutenir et renforcer la résilience du secteur. À travers des plans d’action ciblés, des dispositifs d’accompagnement, et des initiatives de modernisation, l’AMIth œuvre activement pour relever les défis actuels et assurer la compétitivité durable de l’industrie textile au Maroc.

 
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