La technologie de l’hydrogène vert cache bien un autre décor au-delà de ses externalités louables en termes de réduction carbone. À l’international, les bruits de couloir à son sujet soulèvent des interrogations… Les experts nous éclairent.
C’était au Forum économique mondial à Riyad, que le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, a estimé que ce gaz bas carbone n’était pour l’instant « qu’au stade embryonnaire » et qu’il est illusoire de s’attendre à une production de 20 millions de tonnes annuellement, comme souhaité par l’Union Européenne dès 2030. Aujourd’hui, le constat, au demeurant amer, est que bien que ce gaz ait suscité un grand espoir chez plusieurs spécialistes, car vu comme un moyen de réussir la transition énergétique mondiale, il est évident qu’à ce jour, cet engouement n’est plus au beau fixe. Au moment même où le Maroc ajuste son offre, la tendance mondiale dans ce secteur est en train de dévier de sa trajectoire initiale.
D’après l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), sur les 360 GW d’électrolyseurs annoncés à l’échelle mondiale pour 2030, seuls 12 gigawatts (GW) de capacité d’électrolyse sont actuellement en construction ou ont déjà fait l’objet d’une décision finale d’investissement, soit 3,33% du total des annonces. Ce maigre bilan reflète les hésitations des investisseurs à se lancer dans de tels projets nécessitant des capitaux importants pour un marché peu lisible.
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Et pour cause, le manque de dynamisme observé dans le secteur de l’hydrogène vert s’explique par plusieurs facteurs : le coût de l’hydrogène issu du renouvelable augmente au lieu de baisser, en raison de l’augmentation des coûts de financement, de l’électricité renouvelable et des électrolyseurs.
Entre engouement et défis…
Contactée par Challenge, l’expert en énergie Amine Bennouna nous éclaire sur la situation. Quatre raisons « objectives » semblent être à l’origine de cet engouement : « La première raison est due à l’existence d’un off-taker local (OCP) dont l’extraction de phosphate devrait passer de 41 Mt en 2022 à 70 Mt en 2027 et une production d’engrais qui nécessitera 2 Mt d’ammoniac en 2031, dont 1 Mt d’ammoniac vert qui nécessiterait 0,2 Mt d’hydrogène vert à produire au Maroc. La deuxième raison vient de l’intention de l’UE d’importer 10 Mt d’hydrogène renouvelable par an en 2030, adossés à 10 Mt à produire sur place, subventionnés à 1,8 G€. La 1ère tranche de 0,72 G€ a alloué 0,46 €/kg en moyenne à 7 projets produisant 1,58 Mt/an avant 2029 sur 4 pays (P : 337 M€, E : 255 M€, N : 81 M€, FIN : 45 M€).
La troisième raison est arithmétique : l’AMI s’adressait à tous les métiers de l’écosystème lié à l’hydrogène vert, depuis la génération de l’énergie électrique renouvelable jusqu’à la production, la manutention et le stockage de l’hydrogène produit avec tous les métiers industriels et intermédiaires qu’ils soient de développement, de services, de développement et de financement. La quatrième raison est un mix de conditions scientifiquement quantitatives et qualitatives qui ont fait que des cabinets spécialisés avaient déjà placé le Maroc dans le top 10 des pays les plus prometteurs pour la production d’hydrogène vert. »
H2 vert : Pas encore de vrai « marché », mais quel est son prix ?
« Si le prix de l’hydrogène vert devait entrer en concurrence directe avec ceux du gasoil et du gaz naturel de ce premier trimestre de 2024, il faudrait que les prix de H2 soient environ 7 fois plus faibles que le prix moyen du marché d’aujourd’hui. Et si la courbe d’apprentissage devait suivre le « learning rate » du solaire photovoltaïque, il faudrait que les ventes cumulées se multiplient au moins par 40, ce qui ne devrait pas se produire avant la moitié de la décennie 2030-2040″, prévient l’expert.
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Selon les données de l’expert, avec un montant des ventes chiffré à 1 320,19 MUS$ par le CHP1, on aboutit à un total de 0,17 Mt vendues, soit 0,17% des 100 Mt totales de tout H2. Avec un montant des ventes chiffré à 3 200 MUS$ par le GVR2, on aboutit à un total de 0,41 Mt vendues, soit 0,41% des 100 Mt totales de tout H2. Au final, la masse de H2 vert se situe entre 0,17 et 0,41% du total, ce qui, malgré l’énorme incertitude, vérifie l’information de l’IEA3 à moins de 1%.
Selon les calculs de l’AIE, une augmentation de 3 points de pourcentage du coût de financement pourrait augmenter le coût total d’un projet d’hydrogène produit à partir d’électricité renouvelable de près d’un tiers. De ce fait, plusieurs projets ont vu leurs estimations de coûts initiaux réévaluées jusqu’à 50% de plus. Cette hausse des coûts a une influence directe sur la compétitivité d’un tel procédé. Étant donné que jusqu’à 70% du coût final d’un kilogramme d’hydrogène dépend du prix de l’électricité, le marché n’a pour l’instant aucun intérêt à adopter l’hydrogène vert sans incitations.
Pour l’expert, la production d’hydrogène va coûter trop cher si l’on souhaite l’utiliser comme combustible. « Il est admis que le coût de H2 doit descendre sous 1$/kg pour les usages énergétiques ». Le coût actualisé de la production d’hydrogène (LCOH) renouvelable est estimé à environ 4,5 à 6,5 US$… Cependant, le coût de production d’hydrogène renouvelable devrait baisser à 2,5 à 4,0 US$/kg d’ici 2030, grâce aux progrès de la technologie des électrolyseurs, aux économies d’échelle, aux améliorations de conception et à la réduction du coût de l’énergie renouvelable », nuance l’expert.
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Le défi de l’électrolyseur
Dans cette ruée vers l’or vert, il faut reconnaître que l’hydrogène n’est pas une source d’énergie, il doit être produit (comme l’électricité). Il faut donc de l’énergie pour obtenir de l’hydrogène. Pour des raisons économiques, l’énergie utilisée vient en grande majorité de combustibles fossiles (à 96% dans le monde). Seule l’électrolyse de l’eau, pratiquée à partir d’électricité décarbonée (issue d’électricité nucléaire ou renouvelable), permettrait de produire de l’hydrogène propre ou bas carbone.
Au Maroc ainsi que dans bon nombre de pays, c’est la solution de production de l’hydrogène par le processus de l’électrolyse qui est à l’honneur. Sauf que les récentes remontées d’information au sujet de cette technologie laissent un avis mitigé. Seuls 12 gigawatts (GW) de puissance d’électrolyse au niveau mondial sont en cours de construction ou ont déjà fait l’objet d’une décision finale d’investissement, selon une étude de l’Agence internationale de l’énergie.
« La raison principale est la lenteur à mener les projets planifiés jusqu’aux décisions finales d’investissement, en raison d’un manque d’acheteurs et de l’impact de la hausse des prix sur les coûts de production », synthétise l’AIE. En plus de la question des investissements, un autre défi se pose notamment celui de la technologie en elle-même.
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En Chine, par exemple, selon le rapport Hydrogen Insights, son projet d’hydrogène dans la province du Xinjiang n’a produit que 2000 tonnes depuis son lancement. Selon les chiffres, d’une puissance de 260 mégawatts (MW) d’électrolyse, l’unité devait produire 20 000 tonnes d’hydrogène vert par an en rythme de croisière. Dans une analyse, les experts de Bloomberg NEF expliquaient que cette situation était le fait des électrolyseurs (un problème commun lié à leur flexibilité).
Pour étendre l’hydrogène vert à d’autres usages, il faudrait donc produire de l’électricité bas-carbone supplémentaire. De plus, comme le soulignent Alessandro Clerici et Samuel Furfari dans un article scientifique sur le sujet, « la grande variabilité et l’intermittence inéluctables des énergies renouvelables ont un impact sur l’électrolyse, car si l’électrolyseur peut en partie faire face à ces fluctuations, l’équilibre de l’ensemble de l’installation complexe (the balance of plant) d’électrolyse présente de sérieuses difficultés dans le fonctionnement souvent ignorées, ce qui impacte également sur l’économie de ce qui est présenté comme une nouvelle solution possible pour faire face aux réductions d’émissions de CO2 ».