Lire Luc Ferry est toujours un enrichissement et un plaisir. Philosophe, Ancien ministre français de l’Education Nationale sous la présidence de Jacques Chirac , passionné de science, l’enseignant qu’il fut, a conservé un talent de pédagogue qui facilite la compréhension par ses lecteurs du sujet qu’il traite, qu’il s’agisse des philosophies grecque antique ou allemande, ou ici, de la révolution de l’intelligence artificielle, qui, selon certains penseurs, parmi lesquels l’auteur à succès Yuval Harari, «menacerait tout simplement la survie de la civilisation humaine». ( Luc Ferry. IA. Grand remplacement ou complémentarité. Editions de l’Observatoire, 2025).
Nous vivons désormais à l’heure de ces IA génératives, génératrices de textes, d’images et de vidéos que plusieurs d’entre nous utilisent régulièrement, ChatGPT par exemple. Leur performance est d’ores et déjà sidérante. «Fondées sur des réseaux de neurones artificiels et entraînées à partir de quantités astronomiques de données textuelles ou visuelles qu’elles ont littéralement «pillées» ( livres, journaux, photos, images, graphiques, œuvres d’art, podcasts, films, émissions de radio, télévisions, etc.), non seulement elles comprennent mieux que la plupart des humains les documents qu’on leur soumet, y compris quand il s’agit d’articles scientifiques pointus, de textes littéraires sophistiqués ou même de dessins humoristiques, mais elles se montrent capables de répondre en quelques secondes, là encore de façon souvent bien supérieure à la plupart des humains, à toutes les questions qu’on leur pose – du moins si ces questions ne viennent pas heurter les codes éthiques sur lesquels elles sont «alignées»». Prochaine étape ? : «on parviendra dans la décennie qui vient à fabriquer une «AGI», une intelligence artificielle générale ou «super-IA» qui finira par nous surpasser dans tous les domaines. Certains évoquent alors, tantôt effrayés, tantôt sceptiques, le fameux mythe de Frankenstein dans lequel la créature échappe à son créateur et menace de dévaster le monde».

L’IA a désormais ses partisans zélés , convaincus qu’il s’agit d’une avancée majeure, une nouvelle étape décisive dans l’alliance entre progrès technique et progrès social, susceptible d’améliorer le quotidien de l’Homme, d’accroître sa longévité en bonne santé ( c’est en général dans le domaine médical que les apports de l’IA, présents et à venir, sont le moins contestés), voire de lui accorder une forme «d’éternité». L’IA compte autant, voire plus , de pourfendeurs , convaincus que l’Homme ne sera plus capable de maîtriser la machine qu’il est en train de créer et que sa survie même serait menacée.
Tout le mérite de l’essai de Luc Ferry, apôtre pour sa part d’une complémentarité entre l’Homme et l’Intelligence artificielle, est d’avoir «pris le parti d’argumenter aussi rationnellement que possible», en résumant pour le lecteur ce que sont les thèses , espoirs ou craintes, des deux camps. Le lecteur est ainsi guidé vers quelques questions essentielles.
1. «Des performances que personne n’avait prévues : comment l’expliquer ?»
Nous sommes, affirme l’auteur, «au seuil d’une révolution à nulle autre pareille dans l’histoire humaine». «Car à la différence des grandes révolutions techno-industrielles qui ont marqué l’histoire du capitalisme moderne, la révolution de l’IA attaque l’humain dans ce qui était jusqu’alors sa différence spécifique, son monopole imprenable : l’intelligence définie non seulement comme la capacité à résoudre des problèmes complexes, mais plus encore comme la faculté de comprendre et de parler le langage de tous les jours, celui que l’on trouve dans des images et des textes produits par des humains». La «question peut-être la plus cruciale de l’histoire humaine» serait donc, si l’on veut éviter le potentiel «grand remplacement» de l’Homme par la machine, «d’organiser une complémentarité bénéfique entre l’humain et la machine». De fait, les perspectives donnent le vertige. «En janvier 2024, Sam Altman, le patron d’OpenAI et le créateur de ChatGPT, a déclaré que, dans la décennie qui vient, des «licornes», autrement dit des entreprises dont la valorisation dépassera le milliard de dollars, verraient le jour alors qu’elles ne comporteraient aucun salarié humain, seulement des logiciels et des robots dotés d’IA». Et le même d’affirmer que l’IA pourrait bientôt accomplir en 15 jours «le travail de plusieurs millions de chercheurs en un an». Autre exemple : en 2023, «la version 4 de ChatGPT avait non seulement passé avec succès les épreuves du barreau de New-York, mais qu’en outre les performances de cette machine la situaient parmi les 10% des meilleurs candidats». De ce fait, «les pays qui maitriseront l’IA seront bientôt les maîtres du monde», et pour l’heure, ce sont «de très loin les Etats-Unis et la Chine qui sont leaders dans ce domaine». Comment expliquer que nul n’ait «vu venir le tsunami» ? D’abord, par «la capacité de calcul des ordinateurs qui a progressé de façon phénoménale au cours des dernières décennies», puis par «la taille des données disponibles avec lesquelles on entraîne les machines», enfin par les progrès des algorithmes.

2. «La question de la créativité de l’IA. Un art sans artistes, une médecine sans médecins ? Des livres sans «auteurs»» ?
Ferry est «convaincu que l’AGI va être capable d’une créativité extraordinaire dans bien des domaines jusqu’alors réservés aux humains». Les exemples abondent . Comme celui d’un concours de beaux-arts remporté par un artiste américain avec une œuvre intitulée Space Opera Theater créée grâce à l’IA et dont l’auteur dit fort justement que l’on peut aimer ou pas, mais qu’il est difficile de nier qu’elle a quelque chose de poétique et de saisissant». Ou le fait que «Paul McCartney a de son côté avoué avoir utilisé une IA pour recréer la voix de John Lennon à partir d’anciennes prises de son afin de boucler une chanson inédite qu’il allait enfin pouvoir éditer». Au Japon, en 2024, une jeune femme a gagné l’équivalent du prix Goncourt «avec un roman dont elle a fini par avouer qu’il avait été écrit et composé en grande partie par une IA générative». Dans le domaine de la santé, «l’IA va changer du tout au tout les métiers de la médecine». Citant des documents de médecins et d’experts, Luc Ferry rapporte que «en radiologie, en dermatologie ou encore en ophtalmologie, l’IA permet de détecter des maladies invisibles à l’œil nu et d’établir des prévisions» ; mieux encore, «les prochaines générations de robots chirurgicaux vont dépasser les chirurgiens» et «demain des robots-chirurgiens ultraperformants et infatigables remplaceront les humains nettement plus faillibles». Grâce aux formidables progrès du séquençage de l’ADN permis par l’IA, «nous allons accéder à une compréhension absolument inédite du fonctionnement de notre corps». De ce fait, la médecine personnalisée «ne sera pas seulement thérapeutique, elle sera aussi prédictive et comme telle préventive». Luc Ferry soutient le projet dit «transhumaniste» : «nous allons bientôt être en mesure de ralentir, sinon de stopper les processus du vieillissement». Vivre plus longtemps en bonne santé, qui ne souscrirait à un tel programme ; hélas, pour l’heure «la question du rajeunissement du cerveau reste encore problématique» même si l’on fonde de grands espoirs sur la reprogrammation cellulaire et l’apparition de nouveaux sénolytiques, ces médicaments qui permettent de cibler les cellules atteintes de vieillissement. En synthèse, estime Ferry, «en science, en médecine et même dans la création artistique ou littéraire, elle va sans aucun doute faire des merveilles», mais «pas dans le domaine des valeurs morales, politiques, esthétiques ou spirituelles où l’intelligence ne suffit plus.»
3. «Des entreprises sans travailleurs humains ?»
Ferry cite une prédiction d’Elon Musk selon laquelle «le travail allait totalement disparaître et que seuls ceux qui ont envie de trouver un emploi travailleront, car l’intelligence artificielle sera plus performante que 100% des humains». Affirmation contestée ou nuancée par de nombreux économistes ou experts qui estiment soit que seuls les emplois entièrement automatisables seraient menacés, soit que «les technologies nouvelles créeront dans de nombreux domaines de nouveaux emplois inconnus des temps anciens». Qu’en pense l’auteur ? : «il me semble assez probable que des milliers voire des millions d’emplois puissent être remplacés à terme, qu’il s’agisse des secrétaires, des géomètres, de certains médecins, des juristes dans les cabinets d’avocats, des conducteurs de train, de métro ou de bus, des traducteurs, des doubleurs, des figurants, de certains journalistes dans des domaines spécifiques, et d’une infinité d’autres encore…». Certes, «il y aura bien création de nouveaux métiers – data scientists, programmeurs, spécialistes des algorithmes, des cyberattaques etc. – mais rien n’indique que les créations compenseront les destructions»; «le risque d’une destruction massive d’emploi est donc ici tout à fait inédit». Il n’est donc pas étonnant que ressurgisse, porté notamment par les acteurs américains de cette révolution de l’intelligence, le débat autour de l’attribution à tous les citoyens d’un pays une allocation forfaitaire supposée compenser partiellement la «fin du travail» ou sa rareté , ce que certains appellent un RUB ( revenu universel de base). Hélas, la seule expérimentation grandeur de nature de cette idée, testée aux Etats-Unis pendant 3 ans , financée par Sam Altman lui-même, qui accordait 1000 dollars par mois à des personnes qui avaient des revenus très modestes, a abouti à des résultats «calamiteux», les bénéficiaires, sans doute privés du lien et du statut social qu’apporte le travail , devenant la proie de l’alcoolisme et de la prise d’analgésiques. Plutôt que ce RUB, Ferry plaide lui, pour un service civique rémunéré, très centré sur les aides à la personne.
4. Régulation. Décélérer ou accélérer ?
Les termes de ce débat sont assez connus. D’un côté, quantité d’acteurs de l’intelligence artificielle paraissent assez effrayés à l’idée que la créature qu’ils sont en train d’enfanter n’échappe à l’Homme et plaident pour un ralentissement , voire un «moratoire» sur leurs travaux afin , selon la formule de Yuval Harari, de «ralentir le processus pour que les sociétés puissent identifier les dangers et agir en conséquence». Les dangers, Ferry en établit une liste impressionnante : deepfakes ( piratage de voix, fausses videos, jumeaux numériques etc.), remise en cause des droits d’auteur et de propriété intellectuelle, contrôle social via des caméras équipées d’IA ( qui peuvent cependant être très utiles dans la lutte contre le terrorisme ou la délinquance ), vol de données personnelles, pouvoir d’influence octroyé aux détenteurs des outils de l’IA, fractures entre pays ( ceux qui maitriseront l’IA et les autres) ou entre citoyens, risques d’attaques ou cyberattaques facilitées par l’IA etc. De l’autre côté, les partisans d’une accélération notent d’abord que quand bien-même les Etats-Unis accepteraient , par exemple, la volonté européenne de mettre en place des régulations efficaces, ce qui est en 2025 fort peu probable, il est «évident que le reste du monde, à commencer par la Chine, la Russie et les théocraties, en profiterait pour continuer à accélérer comme jamais». Et ils sont convaincus que «la science et la technologie vont permettre de résoudre tous les problèmes de l’humanité, de la crise écologique à l’immortalité en passant par la croissance et finalement, le bonheur». Leurs mots d’ordre sont dépourvus de nuance : «Accélérez ou mourez», «Laissez l’IA ouverte». Ces «libertariens» sont persuadés que «c’est à l’élite scientifique accélérationniste qu’il conviendra bientôt de laisser la place sur le plan politique afin qu’elle prenne en main les affaires du monde». Ce «solutionnisme», cette «foi technophile inébranlable dans les vertus retrouvées du progrès», seraient désormais largement partagés dans la Silicon Valley californienne.
5. «Abandonner son corps pour entrer dans l’éternité. Le grand dessein métaphysique du posthumanisme».
Plusieurs «solutionnistes», et parmi eux certains patrons des plus grandes entreprises américaines de l’économie numérique, seraient persuadés que «cette immortalité que les humains recherchent depuis toujours dans les religions», «la science va enfin pouvoir la leur donner vraiment». Dans ce scénario, il nous faut « passer du transhumanisme (qui ne vise que l’augmentation de la longévité en bonne santé sans abolir pour autant la biologie humaine), au posthumanisme qui nous invite à nous débarrasser de notre enveloppe corporelle mortelle». Le patron de la recherche de Google est «persuadé que l’on pourra transférer intégralement notre mémoire et notre conscience dans des microprocesseurs dès 2045, ce qui permettra à notre esprit de survivre à notre mort biologique». Et de citer le médecin Laurent Alexandre, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet : «les posthumanistes souhaitent carrément que l’homme abandonne son corps et fusionne avec les machines en téléchargeant son cerveau dans des composants électroniques». Nous aurions ainsi accès non plus à l’immortalité, mais à une forme d’éternité. Perspective, à dire le vrai, assez peu attirante…
6. «Des machines dotées de consciences et d’émotions ? L’IA générative va-t-elle un jour devenir une IA «forte»» ?
Le débat est crucial : l’IA peut-elle bientôt donner naissance à des machines qui seraient pourvues d’une conscience et seraient capables de ressentir des émotions ? Cette «IA forte» serait alors à n’en pas douter «le plus grand défi que l’humanité telle que nous la connaissons aurait à affronter depuis qu’elle existe». L’Homme lui-même, sa civilisation, seraient alors potentiellement menacés. Plusieurs experts, estimant que l’Homme n’est après tout qu’une «machine biologique», pensent ce scenario possible. D’autres, plus nombreux, dont l’auteur lui-même, sont convaincus que même dotée d’une «intelligence» analytique ou créative hyperperformantes, la machine n’atteindra jamais le stade de l’intelligence émotionnelle. Comme le résume Aurélie Jean, chercheuse au MIT, «un robot ne pourra jamais ressentir une émotion».
Tous ceux que ces sujets intéressent liront donc avec plaisir et profit cet essai qui n’élude aucune des questions politiques, économiques, éthiques ou philosophiques que pose l’omniprésence de l’Intelligence Artificielle et son extraordinaire essor . D’autant que sa lecture est aisée ( sauf peut-être quelques pages, sur la fin, consacrées à «la philosophie de l’esprit face à la question de la conscience»). Cet essai est une incitation à ce que tant les politiques que les citoyens s’emparent de ces questions pour «penser et préparer le monde d’après». n
(*) Né au Maroc, Eric Besson est un ancien Ministre français. Il fut notamment ministre de l’Industrie, de l’Energie et de l’Economie numérique sous la Présidence de Sarkozy. Coordonnateur d’un rapport «France 2025» paru en 2009, il se passionne pour la prospective et les grands enjeux de l’avenir. Eric Besson a aussi exercé de nombreuses responsabilités dans le secteur privé. Il préside aujourd’hui la filiale marocaine d’un groupe de services suisse. Il écrit cette chronique dans Challenge à titre personnel.