Chronique | Le Monde qui vient - Notes de lecture

L’intelligence artificielle accélère-t-elle l’aventure humaine ? [Par Eric Besson]

Challenge.ma sera enrichi d’une contribution d’Eric Besson, l’ancien ministre français de l’Industrie, de l’énergie et de l’économie numérique. A l’heure actuelle, il préside la filiale marocaine d’un grand groupe de services suisse. Intitulée « Le Monde qui vient », cette chronique sera désormais publiée sur notre site à compter de ce mois de septembre. En toile de fond de sa pensée, des commentaires de livres, rapports, notes de Fondations ou de Think tanks, ou même parfois des articles approfondis d’experts sur un sujet d’avenir, le but étant de synthétiser pour le lecteur la thèse principale de l’auteur (ou les réflexions auxquelles il conduit) et de donner envie à ce lecteur d’aller plus loin en se documentant sur le sujet. Eric Besson sera commis à un traitement impartial de l’actualité avec tout le recul nécessaire, et surtout loin des thèses politiques, en particulier celles concernant le Maroc et la France.

Je n’ai pas résisté à la tentation d’interroger ChatGPT sur ce qu’elle pensait d’un ouvrage qui lui est largement consacré. J’ai donc demandé à ChatGPT4 ce qu’il fallait penser du livre du Docteur Laurent Alexandre*,  » La guerre des intelligences à l’heure de ChatGPT » (Editions JC Lattès, 2023). La machine s’est d’abord aimablement présentée :  » ChatGPT est une technologie qui permet de converser avec un agent virtuel capable de générer des réponses cohérentes et créatives à partir d’un modèle pré-entrainé sur des milliards de données « . Jolie définition de ChatGPT, cet outil conversationnel révolutionnaire qui, en utilisant intelligence artificielle ( IA) et bases de données, vous répond en quelques secondes et dans toutes les langues aux questions les plus pointues, vous aide à préparer une lettre, un discours, un poème etc…

Se voulant loyale envers son patron-fondateur, Sam Altman, elle m’a précisé immédiatement que celui-ci « ambitionne de créer une SuperIntelligence Artificielle qui surpasserait les capacités humaines ». J’ai alors fait remarquer à ChatGPT qu’elle s’était ensuite contentée de m’indiquer quels étaient, selon elle, les thèmes traités par le livre mais qu’elle n’avait pas répondu à ma question et ne m’avait pas donné son avis. Sa réponse fut courtoise et habile :  » Il n’est pas facile pour moi de donner mon avis personnel sur un livre que je n’ai pas lu et qui traite d’un sujet complexe et controversé ». Elle m’a alors proposé des liens avec des critiques (au demeurant peu intéressantes) qu’elle avait  » trouvées sur le web ».

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Ce que ChatGPT ne pouvait me dire est que l’on ne sort pas indemne de la lecture de cet ouvrage qui se veut pourtant optimiste. L’auteur, qui estime que « ChatGPT accélère l’aventure humaine », termine son livre par un appel à la « génération ChatGPT », l’assurant qu’elle va vivre « une période extraordinaire » et que  » le nouveau chapitre qui s’ouvre est celui de l’homme sans limites ». « L’Univers a besoin de vous », conclue-t-il. La lecture de l’ouvrage rend pourtant plus perplexe. Pour ma part, j’y étais entré avec quelques convictions mal documentées. L’IA n’était à mes yeux qu’un super-ordinateur capable d’agréger et de restituer rapidement et clairement des données compilées par l’homme.

L’IA ne serait jamais dotée de ce qui est le propre de l’homme, la conscience ( le « je pense donc je suis » de Descartes ) et la supériorité de l’espèce humaine lui serait définitivement acquise . Enfin, pour ce qui concerne les nombreuses questions éthiques soulevées par l’IA, je me satisfaisais d’une formule, devenue classique, qui me semblait tracer une ligne rouge  » oui à l’homme réparé, non à l’homme augmenté ». Autrement dit : oui à l’Intelligence Artificielle pour sa capacité à déceler, traiter, soigner la maladie. Et non aux apprentis-sorciers qui voudraient, tels Elon Musk et sa société Neuralink, fafriquer des Cyborgs en couplant notre cerveau à des implants électroniques pour augmenter ainsi à la fois notre mémoire et notre intelligence.

Le livre de Laurent Alexandre, cette  » guerre des intelligences  » , intelligence biologique humaine confrontée à l’émergence d’intelligences artificielles , a fait voler en éclats cette vision simple (simpliste ?) et rassurante. Pour le dire simplement. Tout lecteur oscillera en permanence, dans cette description des champs ouverts par l’IA, entre espoir et crainte, voire effroi. Espoir de ce que ces technologies vont apporter au monde et à notre quotidien : des robots à notre service, une médecine individualisée et prédictive, une éducation adaptée au potentiel du cerveau de chacun , la disparition de tâches sans intérêt ou répétitives.

Crainte de voir la future  » Superintelligence Artificielle » provoquer cyberattaques, hacking généralisé, concentration des pouvoirs entre les mains de quelques acteurs américains (les GAFAM*) ou chinois ( les BATX* ), tous plus riches et plus puissants que beaucoup d’Etats. Ou, pire encore, l’émergence de cyberdictatures, de sociétés de surveillance généralisée (comme la Chine de 2023 en donne déjà un exemple marquant) , de manipulation des cerveaux et , au bout de la chaine des horreurs possibles, de la remise en cause pure et simple de la civilisation humaine, crainte exprimée par beaucoup d’experts et entrepreneurs du secteur.

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Et ce n’est pas le père de ChatGPT, Sam Altman, qui nous rassurera, lui qui déclara tranquillement  » l’IA va très probablement conduire à la fin du monde, mais dans l’intervalle il y aura de magnifiques entreprises !! ». Bill Gates, le fondateur de Microsoft, nous avait prévenus : « A court terme, l’IA va apporter énormément à l’humanité. A long terme, elle risque de devenir dangereuse ». Pourquoi ces deux phases chronologiques, ce risque de passer d’une opportunité majeure à un risque majeur, voire un risque proprement existentiel d’anéantissement de l’espèce humaine ?

Parce que nous serions dans l’ère de « l’IA faible » et que nous entrerons bientôt (entre 2029 et 2040 selon les experts) dans l’ère de « l’IA forte » (aussi dite « IA Générale »). L’IA actuelle, dite faible, est limitée. Certes sa puissance de calcul et de restitution des données sont gigantesques mais l’IA est contenue. Elle reste sous contrôle humain. Elle est dépourvue de « bon sens », elle n’a ni conscience du monde ni d’elle-même. Mais l’IA à venir bientôt, cette IA dite forte, serait une intelligence surpuissante et qui -surtout- aurait conscience d’elle-même.

Elle pourrait donc s’autonomiser, se doter de ses propres objectifs et de ses propres moyens. Et dans le scénario du pire, se retourner contre l’espèce humaine qui pourrait lui paraître alors gênante ou…inutile. D’où les appels de plus en plus nombreux à une régulation internationale, à l’élaboration de normes éthiques, l’édification de garde-fous. Et même, comme en Mars 2023, à des appels à des moratoires en provenance d’acteurs et entrepreneurs du numérique, inquiets de leur propre rythme d’avancement en l’absence de toutes règles. Appels évidemment non suivis d’effets.

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Comment espérer une telle régulation raisonnée et raisonnable au moment où l’Intelligence artificielle est l’un des innombrables terrains d’application de la rivalité exacerbée entre les Etats-Unis et la Chine. Les premiers détenteurs de l’IA forte pourraient dominer ce « capitalisme cognitif », celui de la connaissance et de l’intelligence, que l’auteur voit remplacer prochainement celui du capitalisme industriel et financier. Qui serait, par exemple, en situation de demander à la Chine, qui investit massivement dans les technologies d’avenir, la recherche et l’enseignement supérieur, de renoncer à ses expériences de « chimpanzés augmentés » ou aux manipulations génétiques qui ont déjà donné naissance à deux bébés en 2018 ? Et ce alors que les sondages montrent qu’une large part des Chinois comme des Américains seraient ouverts aux technologies biologiques aujourd’hui, peut-être aux implants électroniques demain, pour accroître le QI de leurs enfants et leur donner de plus grandes chances de rejoindre les meilleures universités.

Deux considérations finales :

1. La bêtise humaine n’a rien d’artificielle : deux des entrepreneurs contemporains mondiaux les plus brillants, Mark Zuckerberg et Elon Musk, en désaccord sur les risques de l’intelligence artificielle, envisagent de régler leur différend par un combat d’arts martiaux, dans une « cage » de MMA !

2. Avec l’IA, nous entrons, nous dit Laurent Alexandre « dans un brouillard civilisationnel ». Et comme « Internet est magique mais permet aussi le sabotage intellectuel de la raison scientifique » , on ne saurait trop conseiller aux parents de tout faire pour permettre à leurs enfants d’échapper à l’addiction aux smartphones et aux excès des offres du cyberespace, de les doter d’une culture générale profonde et surtout de développer leur autonomie de pensée, leur esprit critique et donc leur libre-arbitre. Car nous dit l’auteur, «c’est désormais l’intégrité de notre cerveau, ultime refuge de notre liberté, qui va être menacée».

a. Laurent Alexandre est un chirurgien, neurobiologiste par ailleurs ancien élève de l’Ecole Nationale d’Administration française. Entrepreneur, il a notamment fondé le site internet Doctissimo.

b. GAFAM : acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft

c. BATX : acronyme de Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi

Né au Maroc, Eric Besson est un ancien ministre français. Il fut notamment Ministre de l’industrie , de l’énergie et de l’économie numérique sous la Présidence Sarkozy. Coordonnateur d’un rapport « France 2025 » paru en 2009, il se passionne pour la prospective et les grands enjeux de l’avenir. Eric Besson a aussi exercé de nombreuses responsabilités dans le secteur privé. Il préside aujourd’hui la filiale marocaine d’un groupe de services suisse. Il écrit cette chronique dans Challenge à titre personnel.

 
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