La réforme en cours du dispositif juridique électoral se veut comme une réponse aux contextes international et national actuels, caractérisés notamment par de fortes régressions et l’émergence de nouvelles menaces sur les acquis démocratiques. Adapter le processus électoral aux nouvelles technologies, renforcer sa transparence, moraliser la vie publique, responsabiliser politiquement les citoyens, et encourager la participation politique des jeunes, tels semblent être les principaux objectifs officiellement déclarés.
Les résultats des dernières élections de septembre 2021 ont assombri les perspectives démocratiques et renforcé le scepticisme des citoyens vis-à-vis des institutions élues. En effet, selon de nombreux rapports et témoignages, l’argent a coulé à flots. Nombreux ont été les dérapages. L’administration responsable du processus électoral n’a pas toujours été positivement neutre. Aujourd’hui, le résultat est là. Un Parlement qui sert de «caisse d’enregistrement », constitué d’une «majorité numérique et mécanique » avec un faible ancrage historique, politique et social (à l’exception toutefois du Parti de l’Istiqlal, créé bien avant l’indépendance). De nombreux députés moisissent dans des geôles, souvent poursuivis et condamnés pour des délits ou des crimes économiques et financiers. Autrement dit, des « élus » venus pour se servir et non pour servir. C’est d’ailleurs aussi le cas des collectivités territoriales (CT) où prédomine une gestion opaque des ressources qui mène vers la gabegie.
Notre système politique est profondément malade. Pourtant, la Constitution de 2011 a été un grand pas en avant. Fruit d’un compromis, elle a été pour la première fois élaborée, dans un processus de concertation, par une « matière grise politique endogène », avant d’être adoptée par référendum, dans un contexte national et international exceptionnel. Ce qui a permis au Maroc d’évoluer différemment par rapport à d’autres pays qui se sont retrouvés dans une impasse (Syrie, Libye, Tunisie…). Mais aucune évolution n’est linéaire. Pendant la décennie 2011-2021, le gouvernement a été dirigé par les « frérots » qui ont principalement fait du « surplace », voire ont vidé la Constitution de sa substance progressiste, avant de céder la place aux « businessmen » moulés dans la logique affairiste et incapables de faire la distinction entre « Al khassa » (l’intérêt personnel) et « Al âmma » (l’intérêt général/public).
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Les promesses non tenues, surtout en matière de création d’emplois, le retard de plusieurs chantiers, notamment la reconstruction post-séisme dans les régions déjà pauvres et touchées par le tremblement de terre de septembre 2023, les rendez-vous manqués avec certaines réformes stratégiques, notamment dans les domaines de l’éducation nationale et de la santé publique, ainsi que la fiscalité (…), tout cela a contribué à une aggravation du sentiment de la « hogra » (mélange de sentiment d’injustice et d’arbitraire). Ce qui a généré des mouvements spontanés de contestation dans plusieurs régions (Rif, Jerrada, Haut Atlas…), avant de dégénérer récemment en un mouvement plus étendu au niveau national, mené cette fois-ci particulièrement par des jeunes, sous la dénomination « génération GENZ212 », avec une expression symbolique qui résume et unifie tous les territoires et catégories sociales : « Liberté, Justice sociale et Dignité ». C’est dans ce contexte global qu’il est possible de situer la gestation de la décision de réformer le dispositif juridique encadrant le processus électoral.
Ainsi, lors du dernier Conseil des ministres, présidé par le Souverain, plusieurs projets de lois ont été adoptés et soumis au Parlement, dont trois concernent directement le processus électoral. Les objectifs officiellement affichés sont la moralisation de la vie politique, le renforcement de la transparence/intégrité des scrutins, et l’élargissement de la participation citoyenne, notamment aux jeunes. L’ensemble du processus électoral est concerné par les nouvelles mesures. Il s’agit d’abord des conditions d’inscription sur les listes électorales. A ce niveau, les personnes ayant commis des délits ou crimes, surtout en matières économique et financière, sont privés du droit d’inscription sur les listes électorales (LE), et donc du droit de vote. Cette non inscription dans les LE s’étend également aux personnes condamnées pour fraudes et achats de voix. Les sanctions pénales ont aussi été rendues plus sévères.
Les sondages d’opinion et leur publication pendant la période de vote ont été interdits, compte tenu des risques d’instrumentation et de manipulation/influence des citoyens en pleine période de « fièvre électorale ». Enfin, la digitalisation/numérisation du processus électoral est aussi à l’ordre du jour pour simplifier les opérations et les rendre traçables. Cela devrait permettre, en particulier, de lever l’un des principaux obstacles à la participation à distance des Marocains résidant à l’étranger. Ceux-ci pourront désormais déposer par voie électronique leurs demandes d’inscription auprès des autorités compétentes. De manière générale, l’usage électronique dans le processus électoral est appelé à être intégré dès les prochaines élections prévues en 2026. L’autre nouveauté, vise à encourager la participation des jeunes (personnes âgées de moins de 35 ans) aux élections, en vue de promouvoir un « rajeunissement de l’élite politique ». Les candidats âgés de moins de 35 ans, y compris ceux qui se présentent à titre indépendant, pourront bénéficier d’un appui financier couvrant jusqu’aux ¾ des dépenses de campagne électorale.
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A noter qu’en 2021, les candidats âgés de moins de 35 ans ont représenté moins de 10% des députés élus. Cette ouverture, surtout au niveau des CT, peut contribuer à l’émergence d’une nouvelle élite jeune et politiquement novatrice. Par ailleurs, les sanctions appliquées aux partis politiques (PP), en cas d’usage irrégulier des fonds publics reçus, ont été renforcées. En effet, le manque de transparence et de démocratie interne au sein des PP, est perçu comme étant l’un des principaux facteurs du « oûzouf » (défiance politique, abstentionnisme électoral..). L’Etat se donne ainsi, la tâche de secouer les «cocotiers ». Serait-ce suffisant face à des «chefs de partis élus à vie » ? La réponse est dans le prochain rendez-vous électoral.
Réforme du processus électoral : le point de vue de la Fédération de la Gauche Démocratique
La FGD est l’une des principales composantes de la gauche au Maroc. Elle regroupe des groupes de militants ayant auparavant milité dans d’autres organisations politiques de gauche… Elle est fortement présente dans les classes moyennes, les jeunes et les femmes. Elle est issue d’un congrès unificateur de plusieurs PP, tenu au mois de décembre 2022. Cette formation politique a récemment publié une note où elle exprime sa position vis-à-vis de la réforme en cours du processus électoral. Dans cette note, la FGD a tenu à rappeler le contexte électoral de septembre 2021 où les élections ont été entachées par de nombreuses anomalies et dysfonctionnements. Ce qui explique la faible crédibilité et le manque de légitimité démocratique des actuelles institutions élues aux niveaux national et territorial.
La FGD, tout en s’appuyant sur les conventions internationales, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme et le Pacte international des droits civiques et politiques (…), les bonnes pratiques électorales dans le monde, la Convention des NU contre la corruption, de 2003, et la Constitution marocaine de 2011, a mis l’accent sur la réalité des dysfonctionnements qu’ont connus, de manière continue, les processus électoraux, au cours des cinq dernières décennies. Aujourd’hui, pour la FGD, le mode de scrutin lui-même gagnerait à être revu pour pouvoir consacrer une logique de vote basée sur des programmes et des projets plutôt que des personnes. La non-inscription dans les listes électorales est actuellement la 1ère faiblesse du système électoral, dans la mesure où plus de 7,5 millions de personnes en âge de voter ne sont pas inscrites dans ces listes. Par ailleurs, la FGD, dans sa note, rappelle les observations émanant de plusieurs ONG nationales et internationales, et qui confirment les nombreuses irrégularités ayant entaché le processus électoral. Il s’agit principalement, de l’usage massif de l’argent (corruption électorale) et de l’intervention des agents de l’administration pour influencer le cours du processus électoral en faveur de tel ou tel «candidat de l’administration». Cette non neutralité de l’administration, a gravement porté atteinte au processus démocratique et a profondément affaibli la confiance des citoyens. Pour pouvoir faire face à ces dysfonctionnements/manquements, la FGD prône tout d’abord une amnistie générale au profit des détenus politiques, pour donner un signal politique fort en matière de volonté de changement. Et, compte tenu du rôle historique négatif qu’a joué le ministère de l’Intérieur dans les processus électoraux antérieurs, il apparait nécessaire de créer une instance indépendante chargée de veiller au bon déroulement du processus électoral (ce choix est d’ailleurs appliqué par plus de 80% des Etats dans le monde).
De même, la FGD propose : d’attribuer principalement aux tribunaux administratifs le traitement des litiges électoraux de nature administrative et non plus aux juridictions de droit commun; de regrouper les circonscriptions électorales au niveau de chaque région, voire au niveau national ; de faire participer les Marocains résidant à l’étranger au processus électoral (…). Toutes les mesures proposées par la FGD s’inscrivent dans une meilleure gouvernance électorale, fondée en particulier sur la transparence de l’ensemble du processus électoral et la neutralité administrative. En fait, il s‘agit, in fine, de redonner sens, substance et confiance à la vie politique, étape incontournable dans la construction d’un système politique réellement démocratique, c’est-à-dire, un système où la responsabilité publique et politique est inséparable de la reddition des comptes.
La démocratie ne se limite pas aux élection
L’existence préalable d’un processus électoral transparent et équitable est certes l’une des principales conditions préalables à l’émergence d’une démocratie représentative, c’est-à-dire un système politique où les élus, responsables politiquement, ont une légitimité démocratique, celle des urnes, en tant qu’expression collective et libre des citoyens électeurs. D’où l’importance d’une « campagne préélectorale » visant à expliquer, à sensibiliser et à convaincre les citoyens pour adhérer activement au processus électoral en s’inscrivant dans les listes électorales où actuellement, pas moins de 7,5 millions de personnes en âge de voter ne sont pas inscrites. Mais cet aspect technique de la démocratie, tout en étant fondamental, n’est pas suffisant dans le processus d’édification d’un régime politique démocratique. Le vote est un moyen et non pas une fin en soi. Le formalisme démocratique est inséparable du contenu de la démocratie. Le respect des droits humains universels et fondamentaux représente la « substance première » de la démocratie. A lui seul, le processus démocratique ne peut pas garantir l’existence d’une pratique démocratique effective. Il peut même être utilisé comme « tactique » par des forces politiques anti-démocratiques, dans la conquête du pouvoir. « Conquérir démocratiquement le pouvoir » pour ensuite détruire la démocratie, y mettre fin. L’histoire regorge d’exemples où les élections ont permis à des organisations extrémistes d’accéder au pouvoir. C’est notamment le cas des nazis en Allemagne qui ont machiavéliquement combiné méthodes pacifiques et méthodes violentes. Une fois au pouvoir, les nazis ont eu recours à une violence systémique pour éliminer tous leurs adversaires, y compris physiquement. Dans l’histoire ancienne, la Grèce antique a connu une « démocratie directe » où, paradoxalement, esclaves, femmes et étrangers n’avaient pas le droit de vote. Actuellement, Israël est perçu par de nombreux Etats occidentaux comme étant une démocratie, bien qu’exerçant un système d’apartheid vis-à-vis des « arabes israéliens », c’est-à-dire des Palestiniens, et malgré ses nombreux crimes de guerre et crimes contre l’humanité. De même, dans de nombreux Etats, les élections sont souvent réduites à une simple « cuisine électorale », en vue de mettre en place des « institutions de décor », c’est-à-dire de façade, ne détenant aucun pouvoir réel.
Par ailleurs, à l’instar du développement dans sa dimension économique (croissance économique), il n’existe pas en politique un processus démocratique identique et unique pour toutes les formations sociales (FS). Principes universels et conditions réelles et concrètes, propres à chaque FS, entretiennent une dynamique originale. En effet, la démocratie n’est pas un modèle importable ni exportable. Aucune invasion des Etats Unis d’Amérique, dans le monde, n’a permis d’établir une démocratie si ce n’est le chaos (Vietnam, Irak, Afghanistan…). Chaque FS, dans des conditions concrètes et particulières, peut donner naissance à un système politique où les citoyens sont les premiers acteurs à décider librement dans leur devenir collectif.
Au Maroc, la démocratie a des racines historiques profondes qui méritent d’être connues, partagées et « ressuscitées » à la lumière de la réalité actuelle, toujours en mouvement. Pendant la période coloniale, les pratiques démocratiques ont été péjorativement qualifiées de « Siba », par opposition à l’espace/territoire soumis au makhzen (pouvoir central). D’où la « pacification » coloniale des territoires dits « siba » qui, en fait, a été un processus de destruction des pratiques démocratiques endogènes. Ainsi, la « Jamaâ » a été pendant longtemps une institution locale clé, où se réunissaient les représentants de la tribu ou des tribus, pour débattre et décider en matière d’organisation et de fonctionnement du vivre ensemble, notamment en matière de répartition équitable des ressources hydriques, foncières et forestières (règles coutumières dans la répartition de l’eau d’irrigation, l’usage collectif de certains moyens de production, labour collectif des terres ou « Touyza », pâturage dans les terres collectives…), voire même lorsqu’il s’agit de prendre collectivement et démocratiquement des décisions graves telles que celle de se défendre contre une menace ou danger externe. Dans la « guerre du Rif », Abdelkrim Khattabi a su et a pu réunir plusieurs tribus pour décider ensemble le mode d’organisation et de mobilisation des forces contre l’occupation coloniale.
Ainsi, la démocratie est loin d’être un produit exclusivement occidental. La tentative d’imposer de l’extérieur un modèle démocratique standard, un « prêt à porter démocratique », a toujours été vouée à l’échec. Chaque FS, tout en s’inspirant des meilleures expériences démocratiques d’autres peuples, est censée créer et cultiver son propre modèle, bien ancré dans la réalité locale pour répondre aux besoins et aspirations individuels et collectifs concrets.