Interview

Youssef Guerraoui Filali: « Si nous ne digitalisons pas notre commerce, d’autres le feront à notre place»

Alors que le e-commerce marocain enregistre une croissance annuelle de 30 %, Youssef Guerraoui Filali, Président du Centre Marocain pour la Gouvernance et le Management, tire la sonnette d’alarme: le Maroc est à un tournant stratégique. Dans cet entretien, il décrypte les facteurs structurels de cette mutation, les défis de l’inclusion numérique, la concurrence internationale et l’urgence d’un cadre légal adapté. Un appel à l’action pour que cette révolution ne se fasse pas au détriment des acteurs locaux.

Challenge : Le Maroc enregistre une croissance annuelle de 30 % dans le e-commerce. S’agit-il d’un phénomène conjoncturel ou d’une véritable transformation structurelle du commerce au Maroc ? 

Youssef Guerraoui Filali : LAujourd’hui, le e-commerce marocain est en pleine effervescence. On constate une croissance marquée par une diversification des acteurs (B2C, B2B, quick-commerce), avec un appui institutionnel avéré et constant. En effet, sur les cinq dernières années, la croissance annuelle du e-commerce est estimée en moyenne à 30 %. Le taux de pénétration d’Internet a atteint aujourd’hui 95 %, et nous vivons une véritable transformation du commerce électronique au Maroc.

Au Maroc, nous avons dépassé aujourd’hui les 34 millions d’utilisateurs d’Internet, mais notre population reste peu bancarisée, malgré l’expansion des transactions par carte bancaire via le CMI, passant de 1,67 million en 2013 à 28,1 millions à fin décembre 2022. En outre, la circulation du cash et l’utilisation massive de l’argent liquide, surtout dans le cadre de l’économie informelle, entravent la généralisation des transactions électroniques et commerciales à l’ensemble de la population.

Lire aussi | E-commerce: jusqu’où ira-t-il au Maroc ?

Challenge : Quels sont, selon vous, les facteurs clés qui expliquent l’essor rapide du e-commerce marocain ces dernières années ?

Y.G.F : Selon moi, le facteur le plus explicatif du développement du e-commerce au Maroc est l’amélioration de l’offre des services en ligne de plusieurs acteurs locaux, qui assurent toute la logistique en marge de l’achat électronique (vitrines de choix en ligne, livraison à domicile, transport des marchandises achetées…).

S’agissant des autres facteurs expliquant cette transformation, je cite entre autres une population plus connectée, avec une large gamme de smartphones disponibles sur les marchés locaux marocains, ainsi qu’un cadre réglementaire en amélioration, permettant de mieux cerner les transactions en ligne.

Challenge : L’arrivée d’acteurs internationaux comme Alibaba peut-elle booster l’écosystème local ou représente-t-elle une menace pour les opérateurs nationaux ?

Y.G.F : Tout d’abord, il faut noter que la fintech locale progresse, les achats mobiles se propagent, et le quick commerce connaît un vrai décollage. Par conséquent, pour exploiter pleinement ce potentiel, il va falloir continuer à renforcer les infrastructures logistiques, sécuriser davantage les paiements en ligne et mieux étendre l’accès numérique aux zones rurales.

Pour ce qui est de la concurrence étrangère, cela ne peut être que bénéfique pour les startups locales, afin de les pousser à hausser la qualité des services et à monter en compétence technologique. La compétitivité digitale obligera nos TPME à basculer sur le e-commerce, et donc à s’inscrire pleinement dans cette dynamique de transformation de notre économie.

Challenge : Comment le Maroc peut-il éviter que la fracture numérique ne s’aggrave entre les commerçants connectés et ceux qui ne le sont pas ?

Y.G.F : Pour atteindre sa pleine maturité, le Maroc doit améliorer l’inclusion numérique, renforcer l’infrastructure logistique, développer les paiements en ligne et encourager l’innovation et la confiance. En revanche, le Maroc est sur le bon chemin de la transition vers le e-commerce. Environ 80 % des achats en ligne sont réalisés via smartphone, ce qui confirme le changement du comportement du consommateur marocain.

Par conséquent, la fracture numérique ne concerne pas que le e-commerce. Il est aussi question de simplifier les procédures administratives avant de les digitaliser, et non pas de digitaliser des procédures compliquées. Le secteur public doit appuyer la transformation numérique et s’inscrire pleinement dans la dynamique du e-commerce.

Challenge : Les plaintes liées au commerce en ligne augmentent : la législation actuelle est-elle suffisante pour protéger les consommateurs ?

Y.G.F : S’agissant de la protection des consommateurs, nous avons véritablement besoin d’un cadre légal clair et simplifié, régissant les doléances et les remboursements en ligne le cas échéant. S’agissant du prépayé, le client marocain règle d’abord l’achat en ligne avant de se faire livrer, et n’a pas de possibilité d’essai ou de consultation physique de l’article, comme c’est le cas pour le commerce de détail.

Challenge : Le e-commerce peut-il devenir un levier stratégique pour l’inclusion économique et l’emploi ?

Y.G.F : Le e-commerce encourage les unités informelles opérant dans le marché noir à intégrer le circuit économique. Notre économie informelle représente en effet 30 % de notre PIB. De ce fait, l’intégration des entités non formelles dans les activités du e-commerce constitue un cadre propice pour leur structuration, tant sur le plan légal que fiscal.

Dans cet ordre d’idées, les encouragements étatiques à cette intégration électronique constituent un élément clé pour la facilitation de ce basculement. Les individus ont peur d’intégrer le e-commerce, et par conséquent de subir des surtaxations ou des pénalités. Il faut mieux communiquer autour de ce sujet, et surtout porter un discours de sensibilisation et de conscientisation à cette transformation.

Lire aussi | Salma Ammor à la tête de la nouvelle filiale marocaine de la startup égyptienne d’e-commerce Taager

Challenge : À terme, quelles sont les principales menaces que le développement rapide du commerce en ligne pourrait faire peser sur le commerce physique et les équilibres territoriaux ?

Y.G.F : Le e-commerce réduira, à terme, et significativement, le commerce de détail, et par conséquent, il menacera plusieurs postes d’emploi informels et formels. Cette mutation numérique est devenue incontournable, et si nous ne la menons pas nous-mêmes, la concurrence étrangère le fera à notre place. Il faut préparer le marché et outiller nos TPME à cette transition.

Le commerce électronique est aussi un gisement de croissance et d’innovation. En effet, plusieurs postes d’emplois disparaîtront, mais d’autres seront créés pour la future génération. Il s’agit des fonctions liées au travail de back-office numérique (programmeurs, vendeurs digitaux, architectes de connexion…).

 
Article précédent

IDE : le Maroc dans le top 20 africain

Article suivant

Wafacash lance un service de transfert d’argent national en ligne