Chronique | Le Monde qui vient - Notes de lecture

Submergés par le déluge numérique ? [Par Eric Besson]

Nous connaissons tous, autour de nous, au moins une personne (souvent plusieurs) dont la main semble prolongée d’une prothèse permanente, un Smartphone. Consultant son portable de façon compulsive. Incapable d’écouter attentivement, d’engager une conversation un peu structurée ou d’y participer pleinement. S’échappant au prétexte de s’informer parce que son portable lui a notifié une information supposée urgente. Saisissant le moindre interstice pour « scroller » sur Instagram ou sur Tik Tok, histoire de se distraire.

Cette personne nous agace, voire nous horripile. Nous la trouvons immature et impolie. Mais paradoxalement, si elle nous est proche, nous lui reprochons de ne pas répondre rapidement à un message WhatsApp, surtout si nous constatons qu’elle est « en ligne ».  Cette personne, c’est aussi chacun d’entre nous.  Car comme l’écrit Bruno Patino, Président de la chaîne de télévision Arte, homme de lettres et de grande culture, dans « Submersion » (Editions Grasset-2023), « nous sommes tous des Don Quichotte ». Des Don Quichotte numériques. Dans le roman de Cervantes, un gentilhomme espagnol, abreuvé de trop de lectures de romans de chevalerie médiévaux, décide de se renommer Don Quichotte et de devenir un chevalier errant au service de la justice ; en fait déconnecté de toute réalité et ne luttant que contre des moulins à vent. Patino fait de ce « chevalier à la triste figure », « la première victime répertoriée d’une surexposition à un nombre trop important de messages ». 

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Nous sommes devenus esclaves de nos écrans : « nous avons été asservis. Ou plutôt nous nous sommes auto-asservis avec gourmandise et insouciance, orgueil et témérité. ». Nous avons besoin de notre « dose de drogue quotidienne qui nous installe dans la routine de la vie numérique : le temps haché, l’attention envolée, la ration de dopamine qui excite, la récompense aussi dérisoire qu’addictive d’un like, d’un share, d’un emoji en forme de cœur, ou d’un nombre de vues qui s’envole ». Résultat : plusieurs d’entre nous ont « perdu la nuit », écrit joliment Patino ; « les écrans sont arrivés et avec eux la connexion permanente. Voici venu le temps de l’aube perpétuelle. De la lueur bleutée qui jamais ne s’éteint, du rayonnement qui jamais ne s’apaise. Eveillés, hagards, hébétés, nous sommes irrémédiablement attirés par leur lumière. Nous devenons des papillons. Nos yeux ne se ferment plus. Finies, les insomnies, place à l’a-somnie et aux veilleurs sentinelles, à ceux pour qui la nuit n’est plus qu’une séquence entre mauvais sommeil et connexion décevante ». 

Bruno Patino situe le grand tournant dans les années 2006 et 2007 : « l’invention de l’IPhone (donc du Smartphone) amorce l’époque de la connexion permanente ». « Les réseaux sociaux qui se créent au même moment lancent la conversation universelle ». Et monte en puissance le « modèle publicitaire fondé sur les données personnelles », la publicité ciblée. Accroissant le débit du flot d’informations et de distractions auxquelles nous avions accès au point que ce « flot est devenu déluge ». Sommes-nous devenus pour autant plus heureux, plus satisfaits ? A lire « Submersion », non. Victimes d’un choix trop grand qui accroît notre indécision.

Patino cite une étude britannique de 2021 selon laquelle « nous passons en moyenne 100 jours d’une vie à décider de ce que l’on va regarder ». 100 jours ! « Auxquels il faudrait rajouter les jours passés à décider de ce que l’on va écouter, lire, utiliser, etc. Toute une vie d’indécision et de passivité ». Le déluge de tentations accroît les affres du choix. Patino fait une analogie avec un paradoxe connu ; un homme qui n’a le choix qu’entre quatre modèles de jeans décide plus vite et se montre plus satisfait que celui qui se voit offrir quarante modèles. Ce dernier se trouve souvent paralysé par le choix et souvent regrette a posteriori (Ai-je choisi le bon ?). « Le regret augmente à mesure que les options deviennent de plus en plus nombreuses ». Idem pour le nombre de chaînes de télévision auxquelles nous pouvons accéder : paradoxalement, plus leur nombre augmente, moins nous en regardons réellement. Et Bruno Patino d’évoquer drôlement une soirée Netflix type : seul, il nous faut 15 bonnes minutes pour choisir un film ou une série. A deux, entre 20 et 30. A quatre, le choix se révèle impossible et nous renonçons à la soirée.

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Faute de choisir ou pour abréger nos hésitations, nous nous en remettons souvent aux suggestions que nous font les réseaux, fruit de la collecte de « données sur notre identité, notre comportement, nos goûts, nos relations, nos humeurs ». Ainsi nourrie, « l’Intelligence Artificielle nous fait « matcher » avec un livre, un menu, une voiture, un ami, un métier, un appartement, un film, une raison de s’indigner, un choix d’orientation scolaire, une recette de cuisine, une philosophie, un vêtement, une chanson, un choix politique, une paire de chaussures, un amour, une série télé, une information, une divinité ». Mais, note très justement l’auteur, « c’est une réduction à l’approximation » : cette « formule comportementale qui nous résume » n’est en définitive « que la fabrique permanente de notre propre caricature ». Si encore cette fréquentation irrépressible des écrans nous comblait, nous apportait de grandes satisfactions… Hélas, même pas. Nous sommes devenus des « hyperconnectés fatigués », oscillant entre fatigue et ennui. « Fatigue démocratique, « dating fatigue » (fatigue de la relation amoureuse), fatigue relationnelle, fatigue au réveil ». En résumé, « au lieu d’être rassasiés, nous sommes lassés ». Et socialement en manque : l’auteur nous apprend que les principales requêtes sur Google sont « où puis-je rencontrer des gens ? », « où puis-je me faire des amis ? ». « Nous faisons l’expérience, sans nous l’avouer, de la solitude dans la multitude ». 

Dès lors l’enjeu est de « retrouver notre liberté dans le trop-plein ». Permettre ces « trois manifestations de la liberté » que Bruno Patino décrit joliment ainsi : « être en mesure de faire des choix, chercher quelque chose que l’on ne trouve pas, trouver quelque chose que l’on ne cherche pas ». Comment faire ? Renoncer drastiquement aux écrans, aux réseaux ? Lucide et moderne, Patino ne le suggère pas. Inutile de dresser des digues, de construire des barrages contre les réseaux. : « on ne peut passer sa vie à être le barrage, sous peine de se voir emporté ». Nous devons donc apprendre à mieux maîtriser nos usages des réseaux, à « naviguer la submersion ». Il nous faudra donc renforcer « notre capacité à distinguer clairement les choses en faisant travailler son esprit et ses sens au-delà de l’intuition première ». Nous devrons aussi « à nouveau prendre soin de ceux dont le métier est d’orienter, de hiérarchiser, d’éclairer, de trier, de proposer. Enseignants, médias, institutions, associations, organisations peuvent et doivent rester, devenir ou redevenir des tiers de confiance, dont la tâche est de certifier le réel face au simulacre et chercher la vérité des faits face aux constructions personnelles ». Nous devons, nous dit Patino, « à nouveau penser le monde ». « La sagesse et la philosophie, la pause et le silence, sont et seront, bien au-delà de la technique, les forces qui permettent de maîtriser les possibilités extraordinaires du réseau pour les tourner à notre avantage ».

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Pour ne pas être submergés, apprenons à nous déconnecter de notre Smartphone et des réseaux, à nous adonner à la lecture, la méditation, la réflexion, la création. Il existe sans doute pour cela, « pour retrouver le rêve » beaucoup de voies. Celle qui a la préférence de Bruno Patino est toute bucolique : « s’allonger sur l’herbe, espérer le dénuement de l’esprit, écouter sa propre respiration et celle des autres, accepter la couleur décevante d’un ciel et de nuages dont l’empreinte sur la rétine n’est plus modifiée par les filtres Instagram, s’émerveiller des changements de formes dues au vent, accueillir les marques des heures et du temps qui passe ». 

 
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