Observer la réalité, écouter et impliquer les principaux acteurs que sont les agriculteurs/éleveurs, pour appréhender les vraies causes à l’origine d’un problème, avant d’envisager des solutions efficientes et d’engager des actions dont la portée est à la fois nécessairement immédiate pour répondre à l’urgence, mais aussi et surtout à moyen terme pour entamer un changement structurel et assurer la durabilité des solutions préconisées. Tel est l’esprit et la lettre des dernières orientations exprimées par le Souverain lors du dernier Conseil des ministres en matière d’agriculture et plus spécifiquement dans le domaine de l’élevage.
Lundi 12 mai 2025, un Conseil des ministres, présidé par le Souverain, a été tenu. Selon le communiqué du porte-parole du Palais Royal, le début des travaux de ce conseil a été marqué par l’interpellation, par le Souverain, du ministre de l’Agriculture, de la Pêche Maritime, du Développement Rural et des Eaux et Forêts sur « l’impact des précipitations sur la campagne agricole et sur la situation actuelle du cheptel national, ainsi que les mesures élaborées par le gouvernement pour la reconstitution du cheptel de manière durable et l’amélioration des conditions des éleveurs. ». Le même communiqué rapporte que le Souverain « a donné Ses Hautes Orientations afin de veiller à ce que l’opération de reconstitution du cheptel soit réussie à tous les niveaux et menée avec professionnalisme, conformément à des critères objectifs, et à ce que l’encadrement de l’opération de gestion du soutien soit confiée à des commissions sous la supervision des autorités locales ».
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La lettre et l’esprit des orientations du Souverain préconisent lucidité, responsabilité et professionnalisme des instances en charge de les mettre en œuvre et des parties prenantes devant y contribuer. Sans quoi, d’aucuns se hasarderaient à les réduire en un simple programme d’une reconstitution arithmétique du cheptel national ? C’est-à-dire le même nombre d’éleveurs, les mêmes effectifs d’animaux, la même composition par espèces, la même répartition par catégories d’éleveurs, les mêmes systèmes d’élevage, … ? Une lecture étroite des orientations du Souverain risque de conduire à l’engagement dans la précipitation d’un programme d’action, sans prendre en compte le soubassement stratégique et les principes fondateurs devant présider sa conception et guider sa mise en œuvre.
Tel est le sentiment qui se dégage déjà de la revue des mesures envisagées dans le cadre de la préparation de ce programme, du moins à la lumière des annonces faites le 05 mai par le ministre de l’Agriculture devant la Chambre des représentants, et des propos attribués à des sources professionnelles1. Selon ces informations, il est fait mention de l’approvisionnement des éleveurs en orge et aliments composés subventionnés. Mesure qui n’est pas nouvelle puisqu’elle fait partie avec bien d’autres du programme de sauvegarde du cheptel qui, depuis sa mise en place à la suite des sécheresses successives du début des années 80 du siècle dernier, est déployée à chaque fois que nécessaire pour venir en aide aux éleveurs. Comme il est fait mention à deux autres mesures qui, elles non plus, ne sont pas nouvelles : l’organisation de campagnes de prophylaxie du cheptel et l’allègement de l’endettement des éleveurs. Néanmoins, le programme en cours de finalisation envisage aussi la mise en œuvre de « nouvelles » initiatives. C’est le cas notamment de : la distribution d’aides directes aux éleveurs pour les inciter à préserver les femelles productrices de leurs troupeaux ; l’élargissement de l’identification du cheptel aux petits ruminants (ovins et caprins) pour un meilleur ciblage des aides mais aussi pour la traçabilité des animaux et de leurs produits ; le lancement de projets de production animale entièrement financés par l’Etat en faveur de l’agriculture dite solidaire ; l’élargissement du partenariat entre le ministère de l’Agriculture et l’Association nationale des éleveurs ovins et caprins pour un encadrement de proximité des éleveurs. Concernant la mesure relative au lancement de projets de production animale entièrement financés par l’Etat en faveur de l’agriculture dite solidaire, il y a lieu de rappeler qu’il s’agit du « Programme de l’agriculture solidaire centré sur l’élevage » qui a fait l’objet d’une note circulaire du ministre de l’Agriculture datée du 12 décembre 2024 et diffusée à l’ensemble des services centraux et régionaux du ministère pour que ce programme soit mis en œuvre avec diligence2. Il semble que la réalisation de ce programme a été initiée dans quelques zones.
Ceci étant, qu’en est-il de la vision, de la stratégie, du référentiel qui président la conception du programme de reconstitution du cheptel national, qui, semble-t-il, est déjà en phase de finalisation ? Quels en sont les objectifs ? Quels sont les territoires de sa mise en œuvre ? Quelles sont les catégories d’éleveurs qu’il projette de cibler ?…. Ces questions s’inscrivent en cohérence avec les orientations données par le Souverain, sommant le gouvernement d’élaborer des mesures pour la reconstitution durable du cheptel – laquelle doit être menée avec professionnalisme, conformément à des critères objectifs – et permettre une amélioration des conditions de travail et de vie des éleveurs.
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Concernant le secteur d’élevage, les à-coups successifs qu’il a dû subir six années durant (appel au boycott de certains produits laitiers ; grande perturbation des chaines d’approvisionnement à l’international, avec une double crise de l’offre et de la demande au niveau national lors de la pandémie Covid ; flambée des prix des aliments de bétail à la suite du conflit russo-ukrainien ; six années d’une sécheresse inédite) ont certes perturbé son fonctionnement habituel, avec une forte diminution de ses effectifs et une baisse substantielle de ses productions. Suite à quoi, le secteur a perdu la capacité qu’il avait toujours eu à couvrir quasiment la totalité de la demande intérieure en viandes rouges mais aussi en lait et ses dérivés. A analyser de plus près, l’émergence d’une situation aussi inédite est en fait un révélateur des fragilités structurelles de l’élevage national et de sa faible résilience comme celles de l’agriculture dont il fait partie intégrante !
La principale fragilité de l’élevage national est liée à la problématique de la couverture de ses besoins alimentaires. Si autrefois, ces besoins étaient couverts en grande partie par les parcours collectifs et par les produits et coproduits des cultures pratiquées dans le pays, cette autonomie s’est beaucoup dégradée au fil des années. D’abord, en raison de la réduction continue de la contribution des parcours dans l’alimentation du cheptel national et donc de son caractère ancestral pastoral. Ainsi, durant la période de mise en œuvre du Plan Maroc vert, la contribution des parcours dans les disponibilités alimentaires (exprimées en Unités Fourragères) n’était que de 21%, contre 32% de coproduits des cultures, 24% de grains de céréales, 12% de coproduits de l’agro-industrie et de 11% de cultures fourragères.
C’est que depuis des décennies, les terres de parcours collectifs ne cessent de subir l’extension de leur mise en culture à des fins d’appropriation privée, parfois avec le concours de subventions de l’Etat ! Evolution accélérée et situation aggravée par le chantier de la melkisation des terres collectives. Le déclin du caractère pastoral de l’alimentation de notre élevage s’explique aussi par la quasi-disparition de la vaine-pâture des chaumes céréales et autres grandes cultures, qui étaient accessibles aux éleveurs sans terres et qui, de ce fait, se retrouvent privés de ressources alimentaires pour leurs troupeaux. Il s’explique également par l’extension sous irrigation des cultures et des plantations fruitières de rente au détriment des grandes cultures et des céréales principalement. Extension qui a été généreusement soutenue par les subventions et autres incitations dans le cadre du Plan Maroc vert.
Entretemps, les besoins alimentaires du cheptel national n’ont pas cessé d’augmenter du fait de l’accroissement continu de sa taille3. Soumettant ainsi des parcours restants au surpâturage qui, avec le changement climatique et la surexploitation des plantes aromatiques et médicinales, vont subir une véritable érosion de leur productivité comme de leur qualité nutritionnelle et s’exposer davantage à la désertification. Une autre fragilité de l’élevage national réside dans sa forte dépendance alimentaire des produits et coproduits de cultures qui occupent une part très grande de la superficie agricole utile du pays, laquelle est à 80% en zones bour où prime un climat aride et semi-aride. Ce qui se traduit par une grande volatilité des produits et coproduits de ces cultures, et donc des capacités de la production nationale à sécuriser en permanence la couverture des besoins d’alimentation du cheptel national.
Finalement, avec le temps, le système pastoral extensif est devenu marginal, cédant la place à des systèmes d’élevage de plus en plus intensifs. Sauf que, désormais, la couverture des besoins alimentaires du cheptel national est devenue structurellement et largement dépendante des importations. Ce qui en fait une autre composante des fragilités de notre élevage que la pandémie Covid 19 et le conflit russo-ukrainien n’ont fait que révéler avec force !
Quant à l’appel au boycott de certains produits laitiers et encore plus les sécheresses successives des six dernières années, ils ont permis de révéler une fragilité de notre élevage, d’une tout autre nature. Elle découle de la répartition des effectifs d’animaux du cheptel national selon les catégories d’éleveurs. A la différence de celle du foncier agricole de culture, cette répartition est moins inégale. Les petits et moyens éleveurs détiennent une part importante des effectifs et contribuent massivement à la production nationale de viandes rouges et de lait. Selon le ministère de l’Agriculture, « la filière laitière constitue une source de revenu pour 1,4 million de personnes et bénéficie principalement aux petits éleveurs (moins de 10 vaches) puisqu’ils constituent 90% du total des élevages et contribuent à hauteur de 70% de la production laitière. 4»
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Le grand intérêt de ces catégories d’exploitations agricoles à l’élevage ne fait que rappeler le rôle stratégique de cette activité dans le fonctionnement des exploitations familiales qui constituent le plus grand et le plus large socle de l’agriculture nationale. Pour ces exploitations familiales, l’élevage est multifonctionnel (auto-approvisionnement en fumier/engrais naturel pour la fertilisation des terres, trésorerie pour les dépenses courantes, source de revenu, épargne pour le financement des investissements, assurance risque contre les aléas et imprévus, autoconsommation, moyen de réduction des pertes de récolte par le pâturage des champs de cultures affectés par la sécheresse,…). A force de puiser sur leur élevage pour s’autofinancer, très nombreux ont été les petits et moyens éleveurs qui, sous l’effet d’un épisode de sécheresse à répétition, n’ont pu résister plus longtemps et ont dû se résigner à réduire, voire à abandonner, leur activité d’élevage. C’est là certainement où l’effondrement du cheptel national s’est fait le plus sentir. Pour parer ou du moins atténuer un tel effondrement, il aurait fallu que les pouvoirs publics et la politique agricole soient beaucoup plus attentifs à l’importance pour la collectivité nationale de ces catégories d’agriculteurs/éleveurs et de l’intérêt qui devait leur être consacré en apportant les réponses appropriées à leur fragilité. Ce qui n’a pas été le cas comme l’atteste le Conseil économique, social et environnemental dans son dernier rapport où il alerte sur la fragilité structurelle de l’agriculture familiale et sur sa marginalisation par le Plan Maroc vert. Selon le rapport du Conseil « … les résultats du Plan Maroc vert (2008-2018) révèlent que les fonds alloués au financement des projets de l’agriculture solidaire (principalement pratiquée par des agriculteurs familiaux) ont avoisiné 14,5 milliards de dirhams, alors que près de 99 milliards de dirhams ont été consacrés au maintien de l’agriculture à forte valeur ajoutée et à haute productivité.5»
Telles sont les fragilités que toute reconstitution du cheptel national se doit de prendre en compte. Elle ne doit surtout pas être conçue et mise en œuvre indépendamment des autres composantes de l’agriculture nationale et sans intégrer les interrelations, les interdépendances entre l’élevage et les autres composantes à la base de l’économie agricole. Le devenir de l’élevage est indissociable de celui de l’agriculture dans son ensemble. Il doit être réfléchi à l’aune de l’état de dégradation des ressources naturelles du pays et des défis et enjeux d’ordre climatique et géopolitique porteurs de risques et d’incertitudes sur le commerce international des produits agricoles et alimentaires. Ce qui préconise une révision profonde de nos modèles actuels de production agricole et de consommation alimentaire. Pour que la demande du second soit compatible avec l’offre que le premier pourra satisfaire durablement.