Fiscalisation de l’informel. Un défi constamment renouvelé

Elargir l’assiette fiscale est un objectif permanent. Parmi les actions stratégiques pour réaliser cet objectif figure l’intégration des activités informelles, en particulier les micro-activités informelles licites. C’est là un processus depuis longtemps entamé, constamment renouvelé, mais rarement évalué.
L’informel est une réalité complexe, difficile à cerner et à délimiter. C’est une «zone grise». Nombreux sont les concepts utilisés pour qualifier cette réalité non statique, qui est à la fois économique, sociale et culturelle. «Economie souterraine», «économie de survie», à l’intersection du licite et de l’illicite, c’est objectivement une source de revenus qui n’échappe pas totalement aux radars de l’Etat, en particulier les autorités locales. Une certaine tolérance semble se justifier sociologiquement et politiquement. L’informel est aussi inséparable de la précarité sociale, au sens le plus large du terme. A défaut d’une démarche globale, pluridimensionnelle/multidisciplinaire et participative/inclusive, l’intégration des activités informelles risque de rester éternellement un vœu pieux. Certes, le chantier de la généralisation de la protection sociale aura certainement un impact positif en termes d’intégration des activités informelles. Le Registre social unifié en est une pièce maitresse. Néanmoins, pour ne pas se cantonner à une «gestion de la pauvreté/précarité», le succès de l’intégration des activités informelles (à distinguer de l’«informel-fraude») dépend étroitement d’autres chantiers non moins stratégiques, en particulier les réformes du système d’éducation et du système de santé, de la formation professionnelle, de l’accès au micro-financement, de la gestion de l’espace public (…), réformes capables de donner sens et substance à la politique sociale, et de redonner confiance aux citoyens, tout en réhabilitant les principales institutions de l’Etat. La fiscalité, à elle seule, a un rôle assez limité dans ce processus. Les résultats des nombreuses dérogations fiscales temporaires appliquées dans le passé ou actuellement, en vue de contribuer à l’intégration des activités informelles, sont observables et assez modestes dans la réalité (bien que non évaluées officiellement). Ces mesures fiscales dérogatoires gagneraient certainement à être mieux articulées/imbriquées dans une politique publique dédiée à l’intégration des activités informelles licites. C’est notamment le cas de l’harmonisation du Code de commerce avec le Code général des impôts. Si, dans le premier, la comptabilité et notamment la facturation sont avant tout perçues comme un moyen juridique de preuve en cas de litiges entre commerçants, elles sont obligatoires dans le second pour pouvoir déduire fiscalement les charges, à l’exception des dérogations explicitement prévues au profit de certaines catégories de personnes physiques (PP) exerçant une activité professionnelle et pouvant opter pour le régime de la Contribution professionnelle unique (CPU) ou le régime de l’auto-entrepreneur (AE). C’est là un traitement fiscal imposé par la réalité sociologique de l’économie nationale et justifié par le principe de l’autonomie du droit fiscal. L’option pour ces deux régimes optionnels (CPU et AE) est encadrée, conditionnée et limitée. Ainsi, les PP dont les revenus professionnels sont déterminés selon le régime de la CPU sont soumises à l’IR au taux de 10%, augmenté d’un droit complémentaire qui varie en fonction des tranches des droits annuels, de 300 DH par mois ou 1 200 DH par an à 3 600 DH par mois ou 14 400 DH par an. La base de calcul de la CPU au taux indiqué est constituée du chiffre d’affaires (CA) réalisé auquel s’applique un coefficient fixe pour chaque catégorie de professions conformément au tableau inclus dans l’article 40 du Code général des impôts (CGI) (Voir encadré ci-contre).
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Avant la CPU, était prévu un «régime du bénéfice forfaitaire» ou «bénéfice minimum» (BM) dont les défauts constituaient un obstacle à l’intégration des micro-activités informelles. En effet, le BM était calculé sur la base d’un coefficient fixe et d’un coefficient variable (valeur locative x 1 à 5). Ce mécanisme octroyait aux agents du fisc un pouvoir discrétionnaire assez large, source de risques de pratiques arbitraires et/ou non éthiques. Le nouveau régime de la CPU a relativement réduit ce risque. Lorsque le contribuable exerce plusieurs activités relevant de coefficients différents, le revenu professionnel global est égal au total des revenus déterminés séparément pour chaque profession ou activité. Néanmoins, des limites ont été introduites en 2023. En effet, lorsque le CA annuel au titre des prestations de services réalisées, pour le compte d’un même client, dépasse 80 000 DH, le surplus est soumis à l’IR, par voie de retenue à la source opérée par ledit client au taux de 30%. C’est ce qui a été prévu aussi pour le régime de l’auto-entrepreneur, afin d’éviter certaines pratiques abusives. L’option pour le régime de la CPU est aussi conditionnée par un seuil de CA annuel qui ne doit pas être supérieur à 2 MDH pour les activités commerciales, industrielles et artisanales, et 500 milles DH pour les prestataires de services. Cette option est aussi conditionnée par l’adhésion au régime de l’AMO de base. Sont exclus du régime de la CPU, les professions, activités et prestations de services fixées par voie réglementaire. C’est notamment le cas des professions libérales. L’autre régime fiscal dérogatoire concerne l’auto-entrepreneur (AE), initialement conçu pour encourager en particulier les micro-entreprises et les TPE, au cours de leurs premiers pas, à intégrer la «vie économique normale». Il s’agit de PP exerçant une activité professionnelle, à titre individuel, en tant qu’auto-entrepreneur, dans l’une des activités prévues par voie réglementaire. Les taux d’imposition sont de 0,5% ou de 1%, applicables au CA encaissé, avec un seuil de 500 milles DH pour les activités commerciales, industrielles et artisanales, et 200 milles DH, pour les prestataires de services. Et, là aussi, à l’instar de la CPU, lorsque le CA annuel, au titre de prestations de services réalisées, pour le compte d’un même client, dépasse 80 000 DH, le surplus est soumis à l’IR, par voie de retenue à la source, opérée par ledit client, au taux de 30%. Et le contribuable AE est tenu d’adhérer au régime de sécurité sociale. Ainsi, au niveau des régimes fiscaux de la CPU et de l’AE, une liaison a été entamée entre l’impôt et la protection sociale. C’est un atout ou 1er pas décisif dans le processus d’intégration des activités informelles, en particulier les petites ou micro-entreprises, mais qui nécessite certainement d’autres mesures extra-fiscales tout aussi nécessaires.
De même, au niveau du «salariat informel», la «carotte fiscale» a été mobilisée. Ainsi, le CGI prévoit l’exonération de l’indemnité de stage mensuelle brute, plafonnée à 6 000 DH pour une période de 12 mois. Cette exonération est conditionnée notamment par l’inscription à l’ANAPEC et par l’engagement de l’employeur à procéder au recrutement définitif d’au moins 60% desdits stagiaires. Si le stagiaire est recruté par CDI, une exonération supplémentaire de l’IR sur le salaire plafonné à 10 000 DH, est appliquée pendant 24 mois.
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Par ailleurs, de nombreuses mesures fiscales contraignent les contribuables aussi bien les personnes morales (PM) que les PP à adopter des règles comptables pour garantir la traçabilité formelle et matérielle des opérations et pour pouvoir prétendre à la déductibilité fiscale des charges. Ainsi, la déductibilité comptable et fiscale des charges est conditionnée par la justification d’une facture ou pièce probante. Les modes de règlement sont aussi relativement encadrés par la loi fiscale. Les pièces justificatives des dépenses doivent concerner des opérations «réellement réalisées» et non plus seulement «comptablement justifiées» (LF-2016). Les contribuables dont le revenu professionnel est déterminé selon le régime de la CPU sont aussi soumis à cette obligation. L’administration fiscale (AF) met à la disposition des contribuables, sur son site électronique, une liste des numéros d’identification fiscale des fournisseurs défaillants, qu’elle tient et met à jour régulièrement. De même, les factures ne sont pas admises lorsqu’elles concernent une «entreprise inactive».
Cependant, malgré les progrès techniques réalisés par l’AF, l’environnement économique général demeure peu favorable à l’intégration des activités informelles. Ainsi, la délivrance d’une facture ou ticket de caisse ou toute autre pièce justificative probante n’est pas encore une obligation juridique dont le non respect est sanctionné en tant qu’infraction commerciale, voire pénale, par des amendes.
Une autre mesure introduite depuis longtemps et favorable aux PP professionnels qui adhèrent aux centres de gestion de comptabilité agréés (article 38-III du CGI), accorde aux adhérents un abattement de la base imposable de 15%. Cependant, cette mesure qui semble avoir attiré très peu de contribuables, mérite certainement d’être évaluée et éventuellement renforcée pour la rendre plus attractive et plus efficace. En fait, son efficacité dépend surtout de l’adhésion active de certains acteurs tels que les chambres professionnelles et les professionnels de la comptabilité. Cette mesure permet surtout de faciliter le passage des régimes de la CPU ou de l’AE vers les régimes du RNS ou du RNR. Pour cela, toute une dynamique, pas seulement de nature technique, est à mettre en place pour entamer des campagnes de lutte contre l’analphabétisme comptable, fiscal et numérique, ainsi que la sensibilisation à une nouvelle perception de l’impôt/contribution, en tant qu’acte fondamental de la citoyenneté. En effet, l’intégration de l’informel impose une démarche volontariste et participative/inclusive. L’informel ne devrait plus être cet arbre qui cache la forêt, celle de l’économie de rente, celle d’un grand patronat victime de son «obésité ou constipation mentale».
