Abdelghani Youmni : «L’économie informelle est le symptôme d’un système où les incitations ne sont orientées que vers le profit, oubliant le capital»

Dans cette interview sans détour, Abdelghani Youmni, économiste et spécialiste des politiques publiques, décrypte les ressorts profonds de l’économie informelle au Maroc. Entre déséquilibres structurels, sous-investissement chronique et inertie politique, il appelle à un changement de paradigme : celui d’un modèle productif fondé sur la création de valeur, la montée en compétence et une stratégie cohérente d’intégration économique. Un regard lucide et sans concession sur les défis du développement.
Challenge : La Banque mondiale vient de publier une étude intitulée « Changer de vitesse », qui révèle que plus de huit entreprises sur dix évoluent hors du cadre légal au Maroc. Que vous inspire ce constat, et en quoi rejoint-il ou diffère-t-il de vos propres analyses ?
Abdelghani Youmni : Dans un contexte marqué par l’incertitude et la volatilité persistantes, la Banque mondiale considère le secteur privé comme un levier essentiel pour relancer l’économie de la région MENA. Pourtant, celui-ci reste encore insuffisamment armé pour faire face aux chocs économiques exogènes qui s’agrègent de plus en plus aux chocs météorologiques extrêmes et aux conflits géopolitiques.
Dans le rapport publié en avril 2025 que vous évoquez, et dont le contenu ne représente aucun secret de Polichinelle ni en données ni en constats, l’institution adopte une double approche, à la fois macroéconomique et microéconomique, pour dresser un diagnostic rigoureux : investissement privé en berne, sous-participation des femmes au marché du travail (à peine 18 %) et productivité des entreprises privées et publiques toujours atone et en recul.
Cette lecture s’inscrit dans une réalité plus large : la région MENA continue de gaspiller ses ressources humaines et économiques, souvent paralysées par des divisions internes et des conflits, qu’ils soient réels ou instrumentalisés, qui freinent durablement toute dynamique de co-industrialisation et de codéveloppement.
Dans ce paysage régional, le Maroc se distingue par ses avancées en matière d’infrastructures et de modernisation, mais il montre encore des lacunes d’agilité éducative et de progrès technologiques. Les filières professionnelles et universitaires ne s’adaptent pas suffisamment aux besoins d’une économie innovante et compétitive. L’IDH du Maroc est de 0,698, le classant à la 120e place sur 186, et l’indice des inégalités de genre est de 0,432, avec un classement à la 113e place sur 172 pays, derrière la Tunisie et la Libye.
La Banque mondiale note aussi que la productivité par travailleur recule de 15 % en Égypte et de 1,2 % au Maroc. La croissance des ventes par travailleur reste négative dans l’ensemble de la région MENA, ce qui confirme les déficits du commerce extérieur et la dépendance des exportations de matières premières ou agricoles, ainsi que des transferts des travailleurs migrants.
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Challenge : Selon ce même rapport, l’informalité structurelle freine la croissance et rend les entreprises vulnérables face aux chocs. Quels mécanismes économiques sous-tendent cette fragilité ?
A.Y : L’économiste Dani Rodrik soutient que la transformation structurelle d’une économie ne peut aboutir sans une augmentation significative de la productivité et une modernisation profonde du facteur travail, deux conditions qui requièrent une volonté politique affirmée. Des pays comme la Corée du Sud ou, plus récemment, l’Indonésie en ont apporté la démonstration en engageant des réformes ambitieuses et coordonnées.
Dans cette optique, seule une stratégie intégrée, articulant réforme de l’éducation et du capital humain, réorientation des investissements vers l’innovation, la recherche et le développement, ainsi que la réallocation des ressources financières vers des activités productives à forte valeur ajoutée, est en mesure de permettre à des économies comme celle du Maroc de réussir leur décollage.
Au Maroc, l’informalité n’est pas tant la cause qu’une conséquence de la nature rentière du tissu entrepreneurial. Elle est le symptôme d’un système économique où les incitations ne sont orientées que vers le profit, oubliant le capital : des niches fiscales avantageant l’importation au détriment de la production locale, un sous-financement chronique de l’innovation et de l’expérimentation par les entreprises, et l’absence de passerelles effectives entre les filières de formation et les unités de production.
L’informalité alimente une concurrence déloyale à l’égard des entreprises formelles, freine les dynamiques de structuration et enferme l’économie dans un cercle vicieux où les acteurs nationaux les plus productifs peinent à émerger. Ce constat, mis en lumière par la Banque mondiale, révèle une économie entravée par des logiques de prédation et des règles du jeu inefficaces. Le résultat est un cycle de vulnérabilité persistante, où les causes et les effets se nourrissent mutuellement dans le temps, piégeant durablement le potentiel de développement technologique.
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Challenge : En l’état actuel, pensez-vous que les politiques publiques marocaines sont à la hauteur du défi que représente la lutte contre l’économie informelle ?
A.Y : La lutte contre l’économie informelle ne peut reposer sur une logique de prohibition. Sans alternatives concrètes, une telle approche ne fait que déplacer le problème vers une économie souterraine plus instable et propice à l’émergence de nouvelles formes de délinquance sociale.
Au Maroc, il est devenu indispensable de doter les politiques publiques d’un véritable dispositif d’évaluation, fondé sur des indicateurs de performance (KPI) et des revues séquentielles. Ces outils, souvent annoncés mais rarement mis en œuvre, permettraient de mesurer de façon rigoureuse l’efficacité, le coût et l’impact des politiques engagées. Leur publication régulière serait un acte fort de reddition démocratique des comptes.
À l’instar de la monnaie fiduciaire – le cash- progressivement marginalisée par la montée de la finance numérique et des outils bancaires connectés, l’économie informelle peut reculer si elle est ciblée par une stratégie cohérente et inclusive. Cela passe par la démocratisation de l’accès à l’éducation, l’égalité des chances et des trajectoires sociales de partage des opportunités et des richesses plus ouvertes.
L’exemple de Singapour est à cet égard très instructif. L’économie informelle y est contenue à moins de 10 % du PIB, contre plus de 33 % au Maroc. Dans ce pays asiatique, c’est grâce à un écosystème favorable à l’entrepreneuriat formel : démarches de création simplifiées, fiscalité modérée, bancarisation obligatoire, mais aussi valorisation des compétences, soutien à l’innovation, transition numérique accélérée et formation continue généralisée.
Challenge : La fiscalité, les charges sociales ou la lourdeur administrative sont souvent pointées du doigt. Quels freins structurels empêchent aujourd’hui une formalisation plus large des entreprises ?
A.Y : L’économie marocaine reste fortement déséquilibrée dans sa structure. Seuls 12,2 % des emplois relèvent du secteur industriel, y compris l’artisanat, tandis que près de la moitié des emplois (48,7 %) sont concentrés dans les services, mêlant économie marchande et économie populaire. Le secteur high-tech demeure marginal, représentant à peine 1,5 à 2 % de l’emploi total, alors que 11,6 % des actifs travaillent dans le BTP et plus de 28,6 % dans l’agriculture.
Sur une population active estimée à 28 millions de personnes, seuls 10,6 millions occupent un emploi salarié. Le reste, plus de 15 millions, se trouve en dehors du marché du travail, dans des formes d’emploi informel, précaire ou non déclaré. Dans le secteur structuré, seuls 3,8 millions de salariés sont affiliés à la CNSS. Cela signifie que moins de 5,3 millions de salariés du public et du privé contribuent réellement à la fiscalité et au système de protection sociale.
Contrairement à certaines idées reçues, ce ne sont ni les charges sociales ni la bureaucratie qui freinent la formalisation de l’emploi, mais plutôt la faiblesse et l’irrégularité des revenus. Le Maroc n’est pas une exception: cette réalité se retrouve sur l’ensemble du continent africain, dans la région MENA, et dans de nombreux pays émergents.
Pour sortir de cette impasse, il faut repenser notre modèle productif. Formaliser l’emploi ne peut se faire sans création de valeur locale : il s’agit de bâtir des chaînes de valeur intégrées, allant de la matière première jusqu’au produit fini, afin de générer une richesse traçable, distribuée et fiscalisée.
Trop d’entreprises, aujourd’hui, ne vivent pas de la valeur ajoutée qu’elles produisent, mais des marges dégagées sur la simple revente. C’est ce paradigme extractif et de rente qu’il faut déconstruire pour bâtir une économie manufacturière et une croissance tirée par la demande extérieure.
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Challenge : Quelles mesures concrètes pourraient encourager une transition vers l’économie formelle, notamment pour les très petites entreprises (TPE) qui composent l’essentiel du tissu informel ?
A.Y : La plupart des entreprises dans le monde sont des très petites entreprises (TPE) de moins de 10 salariés. Dans l’Union européenne, c’est plus de 93,8 % ; elles sont 68 pour 1 000 habitants. L’Union compte 25,8 millions de TPE-PME, elles sont toutes formelles, avec un accès au crédit, aux dispositifs de subventions publiques et aux facilités administratives. Ces entreprises produisent des biens manufacturés et des services orientés métiers.
Au Maroc, le secteur de l’emploi informel ressemble à une pieuvre, invisible dans ses mouvements, fluide dans ses formes, et presque impossible à saisir dans son ensemble. Il faut dire que l’économie informelle est une forme d’économie de compensation qui, parfois, se substitue à l’État pour réguler les inégalités. Ce n’est que le résultat, comme en Amérique latine, de taux d’investissement faibles dans le capital physique et humain.
Pour étouffer l’informel, il faut une offre productive qui absorbe le chômage, distribue des revenus et contribue aux politiques publiques par l’impôt, pour financer l’éducation et la formation, seules soupapes du développement et de la citoyenneté de fondation.
Parallèlement, l’encouragement de la contestabilité constructive, de l’analyse critique sur la base de données, et de la mobilité des compétences et des talents nationaux et internationaux pourront amorcer des trajectoires supplémentaires en faveur des territoires, de la conquête de parts de marché à l’international. Au final, la formalisation doit ouvrir des portes, pas juste créer de nouvelles obligations.