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E-commerce: jusqu’où ira-t-il au Maroc ?

Lors de la séance hebdomadaire à la Chambre des conseillers, le ministre de l’Industrie et du Commerce, Ryad Mezzour, a dévoilé les performances inédites du e-commerce au Maroc. Avec un chiffre d’affaires qui frôle les 22 milliards de DH en 2023, en progression annuelle de 30 %, ce secteur s’impose désormais comme un moteur essentiel de l’économie numérique nationale. Porté par un taux de pénétration Internet dépassant les 100 %, le marché marocain attire l’attention des géants mondiaux, à l’image d’Alibaba qui a récemment installé sa filiale logistique à Casablanca. Pourtant, cette croissance rapide soulève plusieurs interrogations majeures : qui profite réellement de cette transformation ? Qui pourrait rester à la marge ? Et quelles sont les réponses réglementaires envisagées ?

Le commerce électronique au Maroc connaît une croissance impressionnante. Selon les chiffres récemment présentés par Ryad Mezzour, ministre de l’Industrie et du Commerce, devant la Chambre des conseillers, le volume d’affaires du secteur a atteint 22 milliards de DH en 2023, avec un taux de croissance annuel moyen dépassant les 30 % sur les cinq dernières années. Parallèlement, le paiement électronique a franchi la barre des 9,9 milliards de DH, signe d’un engouement grandissant pour les solutions numériques.

Cette dynamique est alimentée par plusieurs facteurs convergents : un taux de pénétration d’Internet dépassant 109 % en 2024, une nouvelle génération de consommateurs familiers avec les outils digitaux, et un développement rapide des infrastructures logistiques qui facilitent la livraison. Le Maroc bénéficie ainsi d’un contexte favorable qui ouvre des perspectives prometteuses pour le e-commerce.

Vers un cadre légal modernisé et sécurisé

La montée en puissance du commerce électronique s’accompagne d’une volonté claire d’encadrer juridiquement ce secteur en pleine expansion. Le gouvernement a multiplié les initiatives pour sécuriser les transactions et protéger les consommateurs, un impératif face à la complexité des interactions en ligne.

Pour rappel, le cadre légal (voir encadré) s’appuie notamment sur la loi 95.15 relative aux activités commerciales, le code de commerce, ainsi que des textes spécifiques dédiés à la protection des données personnelles et à la cybersécurité, dont la loi de 2020. En matière de paiement électronique, la loi relative aux transactions financières numériques complète l’arsenal juridique.

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Un chantier important concerne aussi la régulation des plateformes électroniques, dites « marketplaces ». La révision en cours de la loi sur la protection du consommateur intègre désormais leurs obligations, interdit les pratiques commerciales trompeuses et l’imitation de produits, tout en levant certaines exonérations douanières sur les transactions à l’import, dans une volonté de mieux protéger le tissu économique local.

Accompagnement et structuration du secteur

Pour accompagner la montée en puissance du e-commerce, le ministère de l’Industrie et du Commerce a lancé plusieurs initiatives concrètes. Parmi elles, la formation et l’intégration numérique de 4 500 petits commerçants à travers des plateformes digitales, ainsi que la création de 200 points de livraison dans des commerces de proximité. De même, la plateforme Moroccan Retail Tech Builder (MRTB) soutient 161 startups développant des solutions innovantes pour les commerçants et les consommateurs.

Par ailleurs, la récente signature d’une convention en avril 2025, portée par Amal El Fallah Seghrouchni, ministre déléguée à la Transition Numérique, et Omar Hejira, secrétaire d’État au Commerce Extérieur, ambitionne d’accélérer la digitalisation du commerce intérieur et extérieur. Cette convention prévoit la généralisation des outils numériques auprès des commerçants, la synergie avec l’écosystème de l’innovation et le soutien à des plateformes exportatrices comme Trade.ma.

Une transformation inévitable, mais des freins persistants

Si le Maroc amorce un virage digital prometteur, plusieurs défis freinent encore une adoption complète. Le paiement électronique, pourtant clé dans l’économie numérique, peine à s’imposer. Malgré une progression notable, la majorité des transactions restent dominées par le cash, y compris dans le commerce en ligne où le paiement à la livraison en espèces reste la norme.

Cette résistance au changement s’explique par des habitudes profondément ancrées, notamment dans les zones rurales et les quartiers populaires, où les commerçants jouent souvent un rôle de banquiers informels, accordant du crédit aux clients. Comme le souligne Moulay Ahmed Afilal, président de l’UGEP, le secteur souhaite évoluer, mais il réclame un soutien plus marqué de l’État pour franchir le cap de la digitalisation des paiements.

Bank Al-Maghrib mène d’ailleurs une étude approfondie sur l’usage du cash afin de mieux comprendre les freins culturels et sociologiques à l’adoption du paiement dématérialisé. Pour Abdellatif Jouahri, gouverneur de la banque centrale, s’attaquer au cash nécessite une approche spécifique au contexte marocain, tout en mesurant l’impact social des mesures envisagées.

Un nouveau paradigme économique

Le e-commerce n’est plus réservé à une élite urbaine ou technophile. Acheter en ligne est devenu un acte courant, un réflexe largement démocratisé qui transcende les catégories sociales. L’aspect pratique, la rapidité et la diversité de l’offre séduisent un large public.

Cette transformation ouvre la voie à une « destruction créatrice », selon le concept économique de Schumpeter: les modèles traditionnels de commerce sont amenés à disparaître, remplacés par des pratiques plus innovantes et efficaces. 

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En mars 2024, lors de la présentation de ses résultats annuels, Amine Bennis, directeur administratif et financier de Label Vie (Carrefour), a confirmé la montée en puissance du e-commerce au sein du groupe. Avec un chiffre d’affaires digital ayant atteint 152 millions de DH, soit une croissance impressionnante de 55 %, accompagnée d’une hausse de 32 % du nombre de commandes, Label Vie investit résolument dans cette transformation.

Le groupe de Zouhair Bennani consacre un budget de 406 millions de DH à ses efforts numériques, témoignant de la volonté de faire du commerce en ligne un pilier de sa stratégie. Le e-commerce apparaît ainsi comme une réponse adaptée aux nouveaux comportements d’achat, avec une expérience client renouvelée et plus accessible.

Marjane Group, la marketplace au cœur de la transformation

De son côté, le N°1 du secteur de la grande distribution au Maroc, Marjane Group considère également le digital comme un levier stratégique indispensable pour conserver sa position dominante dans la grande distribution. Le lancement en 2023 de sa marketplace 100% digitale, marjanemall, incarne cette ambition.

Depuis son lancement, la plateforme a rapidement noué des partenariats solides avec plus de 700 vendeurs, dont des enseignes prestigieuses, des marques nationales et internationales, ainsi que des producteurs locaux. Ce nombre représente un accroissement de cinq fois en seulement six mois, preuve d’une dynamique forte et d’une confiance accrue des acteurs dans ce canal.

Il faut dire que  le marché marocain du e-commerce des biens physiques, estimé aujourd’hui à près de 5 milliards de dirhams, possède un potentiel de croissance important. Actuellement à 0,5% du PIB national, ce chiffre reste faible comparé aux 3 % de la région MENA ou aux 5 % au niveau mondial. L’objectif est d’atteindre 10 milliards de dirhams d’ici fin 2025, et 20 milliards en 2030.

Une percée logistique stratégique d’Alibaba 

Sur le plan international, le géant chinois Alibaba renforce sa présence au Maroc avec une stratégie logistique ambitieuse. Après le lancement de sa plateforme locale fin 2024, le groupe a créé «Cainiao Smart Logistics Network Morocco », une filiale basée dans le quartier Gauthier à Casablanca, dédiée à la gestion et à l’optimisation de la chaîne logistique entre la Chine et le Maroc.

Cainiao, branche logistique d’Alibaba fondée en 2013, est un acteur majeur mondial du transport et de la distribution, comparable à Amazon Logistics. Avec un réseau dense comprenant plus de 1 100 entrepôts, 380 centres de tri et 170 vols affrétés chaque semaine, Cainiao vise à garantir une livraison mondiale en cinq jours.

Cette implantation marocaine est un maillon essentiel pour faciliter le commerce entre les entreprises marocaines et le marché global, notamment dans le segment BtoB. Alibaba ambitionne ainsi de transformer Casablanca en un hub régional logistique majeur, profitant de la position géographique stratégique du Maroc entre l’Afrique, l’Europe et le Moyen-Orient.

Au-delà de la plateforme, cette nouvelle structure devrait aussi contribuer à la création d’emplois dans les secteurs de la logistique, du transport et des technologies, renforçant l’écosystème numérique national.

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Si les grandes enseignes comme Label Vie et Marjane montrent la voie avec des investissements lourds dans le digital, mais également une volonté claire de bâtir la confiance et de structurer une offre adaptée, pour de nombreux entrepreneurs, la digitalisation représente une aubaine, notamment pour ceux qui n’ont pas les moyens d’investir dans des locaux physiques. Une simple page sur un réseau social ou un site web peut suffire pour lancer un business.

Néanmoins, cette évolution appelle à une vigilance accrue. Renforcer les contrôles pour limiter les arnaques et améliorer la confiance des consommateurs est crucial pour assurer la durabilité de ce secteur. Par ailleurs, le faible taux de bancarisation (54% à fin 2023, selon un rapport de Bank Al-Maghrib) demeure un obstacle important, freinant le développement du paiement dématérialisé.

Un tournant dans le paiement électronique

Mais depuis le 1er mai dernier, une nouvelle dynamique s’est installée avec l’autorisation donnée à plusieurs sociétés spécialisées, notamment des filiales de banques actionnaires du Centre monétique interbancaire (CMI), de signer des contrats avec les commerçants et de les équiper en solutions de paiement électronique.

Cette évolution marque la fin progressive du quasi-monopole du CMI, imposé par le Conseil de la concurrence depuis novembre 2024 suite à une plainte déposée par Naps, un acteur indépendant du secteur. Désormais, six sociétés de paiement électronique, dont deux filiales d’Attijariwafa bank et quatre autres rattachées au CIH, à la Banque Centrale Populaire, à Bank of Africa et au Crédit Agricole, sont prêtes à déployer leurs services à grande échelle. Trois autres filiales, liées à Société Générale, BMCI et Crédit du Maroc, sont en cours de préparation, ce qui portera bientôt à neuf le nombre d’opérateurs actifs dans ce domaine.

Ce démantèlement du monopole ouvre la voie à une compétition saine, favorisant l’innovation et la diversité des offres techniques proposées aux commerçants marocains. Le Centre monétique interbancaire, en collaboration avec ces nouveaux opérateurs et des géants internationaux comme Visa et Mastercard, travaille à la mise en place d’une plateforme commune de traitement des transactions. Cette plateforme sera capable de gérer efficacement les paiements, facilitant ainsi l’adoption massive du paiement électronique.

Les enjeux sont considérables : près de 55.000 contrats commerçants et environ 65.000 terminaux de paiement électronique (TPE) doivent être transférés aux nouveaux opérateurs avant le 1er novembre 2025. Cette transition accélérée permettra à plus de commerçants, notamment les petites et moyennes entreprises, de bénéficier de solutions modernes, sécurisées et efficaces pour leurs transactions.

Cette transformation structurelle est un moteur puissant pour le e-commerce marocain, qui s’appuie sur la digitalisation des paiements pour stimuler la confiance des consommateurs et la fluidité des échanges. Les commerçants équipés de terminaux de paiement électronique peuvent désormais capter une clientèle plus large, incluant notamment les jeunes générations férues de technologies et les adeptes des achats en ligne.

Une cellule de surveillance pour encadrer le secteur

A fin d’assurer le respect des règles, le ministère a créé une cellule dédiée à la surveillance des sites e-commerce. Cette structure effectue des contrôles réguliers, traite les plaintes des consommateurs et engage des poursuites en cas d’infractions. En 2024, la cellule a conduit 200 opérations de contrôle, aboutissant à plusieurs avertissements et six procès-verbaux.

Cette vigilance institutionnelle est essentielle pour rassurer les consommateurs et renforcer la crédibilité du secteur. L’étude à venir sur l’environnement juridique, fiscal et économique du commerce électronique au Maroc permettra de mieux orienter les politiques publiques.

Cadre juridique actuel et adaptations prévues
Le développement rapide du e-commerce au Maroc soulève des questions importantes en matière de régulation. Pour accompagner cette transformation, les autorités marocaines ont mis en place un cadre juridique qui vise à sécuriser les transactions en ligne tout en favorisant l’innovation et la confiance des consommateurs.
Actuellement, la législation marocaine s’appuie principalement sur la loi n°53-05 relative à l’échange électronique de données juridiques, qui encadre les contrats électroniques et la signature numérique. De plus, des dispositions spécifiques protègent les droits des consommateurs, notamment en matière de rétractation, de garanties et de confidentialité des données personnelles, conformément à la loi sur la protection des données personnelles (Loi 09-08).
Cependant, face à l’essor du e-commerce, plusieurs adaptations sont en cours d’étude pour mieux répondre aux nouveaux défis. Parmi celles-ci figurent le renforcement des mécanismes de lutte contre la fraude en ligne, la facilitation des procédures de règlement des litiges à distance, ainsi que la mise à jour des règles encadrant les paiements électroniques et la cybersécurité. Ces réformes visent à offrir un environnement plus sécurisé et transparent pour l’ensemble des acteurs du marché.
Parallèlement à l’évolution réglementaire, le gouvernement marocain déploie plusieurs initiatives pour soutenir la croissance du e-commerce. Le Plan Maroc Digital 2025, par exemple, met l’accent sur le développement des infrastructures numériques, la formation aux compétences digitales, et l’accompagnement des startups innovantes. Des programmes spécifiques encouragent également l’intégration des PME dans le commerce en ligne, contribuant ainsi à une croissance plus inclusive.

Régulation du e-commerce : entre modernisation et encadrement des abus
«L’essor du commerce électronique au Maroc s’inscrit dans une dynamique de transformation numérique globale, bousculant les modèles économiques traditionnels », fait constater Abdeslam Touhami, Economiste. Cette mutation impose une révision des cadres réglementaires pour mieux accompagner l’innovation tout en protégeant l’économie nationale. La récente réduction de l’exonération douanière pour les envois de moins de 1.250 dirhams reflète cette volonté d’équilibrer développement du e-commerce et préservation du tissu commercial local. L’État cherche ainsi à encadrer les flux transfrontaliers, tout en favorisant une croissance plus équitable du secteur.
« Mais cette adaptation réglementaire doit aussi s’atteler à encadrer les pratiques des acteurs dominants du numérique », ajoute Abdeslam Touhami. En tout cas, l’affaire Glovo en est une illustration marquante. La plateforme de livraison est accusée par le Conseil de la concurrence d’abus de position dominante, de dépendance économique vis-à-vis de ses partenaires – notamment les restaurateurs – et de prix abusivement bas. Une enquête, déclenchée en février 2024, a conduit à une perquisition au siège de l’entreprise à Casablanca, marquant une première dans l’histoire du régulateur. Elle vise à rassembler des éléments de preuve sur ces pratiques potentiellement anticoncurrentielles. « Ce dossier emblématique révèle les nouveaux défis que posent les plateformes numériques. Il met en lumière l’urgence d’une régulation agile, capable de préserver la concurrence, d’éviter les monopoles déguisés et de garantir une équité d’accès au marché numérique. » , estime Touhami.

 
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