Expropriation pour utilité publique: Un dispositif à mieux connaitre

L’expropriation pour utilité publique est une opération encadrée par un dispositif juridique protecteur contre le risque d’arbitraire et d’abus. Ce dispositif permet notamment de veiller au respect du droit de propriété qui est un principe constitutionnel.
Que se passe-t-il à Rabat, capitale du Royaume et « ville lumière » ? Un grand projet de réaménagement a été entamé en ce début d’année 2025 pour faire de la ville une « cité moderne », à la hauteur des défis du 21ème siècle. Tous les habitants de cette ville sont concernés, en particulier les quartiers visés par les travaux de démolition. Ont-ils été suffisamment consultés et informés ? Ont-ils exprimé librement leur consentement en cédant leurs propriétés immobilières (…) ? Nombreuses sont les questions légitimes posées par les citoyens. Que prévoit l’arsenal juridique dans une situation pareille ?
Lors de la conférence de presse tenue à Rabat, le 14 mars, la maire de Rabat a déclaré qu’il s’agit non pas d’expropriation pour utilité publique mais de cessions de gré à gré entre les propriétaires de biens immeubles et la direction des Domaines qui représente l’Etat. Mais pourquoi ? Et dans quel but ? Car il s’agit en définitive de deniers publics, c’est-à-dire l’argent des contribuables, qui vont être mobilisés pour l’acquisition de biens immeubles par une collectivité publique. La version des conseillers locaux appartenant à la Fédération de la gauche démocratique (FGD) est différente. Il s’agirait d’une expropriation qui n’a pas respecté la législation et la réglementation en vigueur.
Le changement a toujours connu des résistances. C’est un principe universel. Mais si le changement est bien préparé à travers un processus transparent qui priorise la concertation et la communication, les personnes concernées ne peuvent qu’y adhérer activement. Au cœur de cette actualité brûlante, qui est aussi, pour les citoyens, un « nouveau test politique » quant au respect effectif de l’Etat de droit démocratique tel qu’énoncé dès la première phrase du préambule de la Constitution, se pose la question de « l’expropriation pour utilité publique » (EUP). Construire une route ou une autoroute, élargir ou étendre des voies ferrées, construire un dispensaire, un hôpital, un établissement scolaire ou universitaire (…). L’utilité publique (UP) à travers ces exemples est évidente. Mais parfois ce n’est pas le cas. Elle apparait aisément à travers le caractère et l’objectif du projet. Si l’UP est évidente et incontestable, le ou les propriétaires ont droit à une indemnité, avec la possibilité d’un recours judiciaire pour contester l’opération d’EUP et/ou le montant de l’indemnité fixé.
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Selon les informations collectées sur le terrain, les travaux de démolition auraient été entamés en dehors du cadre juridique régissant l’EUP. Le projet d’aménagement aurait été présenté au Conseil municipal, le 28 janvier 2025. Les autorités ont commencé les opérations de démolition avant la réunion du Conseil municipal. Pour certains, le caractère d’UP n’est ni évident ni convaincant. Le projet comporte notamment un élargissement de certaines routes, en fait déjà assez larges dans certains endroits. Dans ce contexte, des questions afférentes à l’opportunité, à la légalité, à l’équité et à la transparence de l’opération en cours, se posent de toute évidence.
L’acquisition de gré à gré de biens immeubles au profit de l’Etat, dans le cas d’espèce, est à écarter. Cet argument est une tentative de contournement de la loi pour servir un intérêt autre que général.
D’après la législation en vigueur, l’EUP est un ensemble de mesures prises par l’Etat, les collectivités territoriales (CT) ou certains établissements publics habilités, en vue d’acquérir un bien immeuble et de réaliser un projet ayant un caractère d’UP. Ainsi, l’UP est le critère central de cette opération. Donc, la première étape obligatoire consiste à démontrer l’existence effective d’une UP du projet avant d’entamer l’opération d’expropriation ou toute autre mesure y afférente. Cette opération est régie par la loi 7-81 relative à l’EUP ou pour occupation temporaire. Ce dispositif comporte toutes les procédures, règles et mesures à suivre par la partie compétente qui va procéder à l’opération d’expropriation en vue de réaliser un projet d’UP. Pour cela trois étapes sont prévues. La première étape préparatoire consiste à procéder à une étude sur l’opportunité du projet, de répondre à la question préalable relative à l’existence effective d’une UP et de délimiter l’assiette foncière nécessaire sur laquelle sera édifié ledit projet. Ensuite, commence l’étape administrative au cours de laquelle la partie responsable de l’EUP déclare le caractère d’UP du projet et définit le périmètre de l’assiette foncière qui fera l’objet de ladite expropriation, en vue de réaliser ledit projet tel que la réalisation d’une route ou la construction d’une école publique. Enfin, l’étape de l’enquête administrative permet de délimiter exactement les contours des biens immeubles concernés par l’opération d’EUP de manière précise et de collecter toutes les informations concernant ces biens immeubles (propriétaire (s), régime juridique, droits grevant lesdits biens immobiliers…). Vient ensuite la procédure de publication et de publicité dans le bulletin officiel et dans des journaux d’annonces légales, ainsi que l’affichage dans la collectivité locale où se situent les biens immeubles objet de l’opération d’EUP. A partir de la date de l’affichage, une durée de 2 mois est prévue pour permettre aux propriétaires et autres personnes concernées par les biens immeubles objet de l’opération de l’EUP d’exprimer leurs observations et de les annoter dans un registre spécial tenu par le Président de la Commune. Après le délai de deux mois, un arrêté définitif est pris, après intégration des observations éventuellement exprimées, et est publié et affiché comme indiqué. Ensuite, la commission administrative est convoquée pour évaluer le prix du bien immeuble objet de l’opération d’EUP. L’évaluation se fait par comparaison avec des immeubles identiques, en vue de déterminer le montant de l’indemnité à proposer au (x) propriétaires (s) du bien immeuble, objet de l’EUP. Si le ou les propriétaires donnent leur accord, l’indemnité leur est versée, avec établissement d’un procès verbal consignant l’accord, en présence de l’autorité locale. La propriété dudit bien immeuble est alors transférée à la partie qui a procédé à l’EUP. L’administration se charge ensuite d’inscrire le bien immeuble dans les registres fonciers à la Conservation foncière, après apurement de la situation juridique dudit bien immeuble.
En cas de désaccord et donc de non consentement du propriétaire, la partie chargée de l’opération d’EUP doit entamer la voie judiciaire, auprès du tribunal administratif (TA) qui est habilité à se prononcer sur la régularité des procédures appliquées et sur le montant de l’indemnité proposée au (x) propriétaire (s). La décision de première instance du TA est définitive pour le transfert de propriété. Quant au montant de l’indemnité fixé par le juge, il peut faire l’objet d’un recours/pourvoi en appel. Dans ce cas, la décision de transfert de propriété est définitive, mais fait l’objet d’une suspension jusqu’à la décision définitive rendue en appel ou en cassation sur le montant de l’indemnité.
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Ainsi, à Rabat, d’après les informations recueillies sur le terrain, et notamment auprès de certains citoyens propriétaires directement concernés par cette vaste opération, dès le début, ce processus a été entaché par un déficit de communication et de concertation. De ce fait, le chantier de réaménagement de la ville de Rabat, qui ne peut pas être fait sans les « rbatis », risque de connaitre des résistances et de sérieux obstacles et donc du retard dans la réalisation, voire éventuellement des annulations par le Tribunal administratif, au cas où le caractère d’UP du ou des projets n’est ni évident ni juridiquement et socialement convaincant.
Qu’en est-il des locataires ? Dans certains cas, l’EUP concerne des biens immeubles occupés pendant plusieurs années, voire des décennies, par des locataires. Or, la loi en matière d’EUP ne prévoit que l’indemnisation au profit des propriétaires. Ce sont ces derniers qui sont appelés à verser éventuellement une « indemnité d’éviction », au profit des locataires pour rupture du contrat de bail. Le principe d’équité fait appel nécessairement à des solutions équitables pour éviter des situations injustes avec des impacts négatifs sur les ménages, avec la prise en compte de plusieurs aspects, notamment la scolarisation des enfants dans des écoles proches du bien immeuble objet de l’EUP, la proximité du domicile par rapport au lieu du travail des parents locataires (…). Toute l’opération d’EUP gagnerait à être menée avec tact, et dans la transparence, avant, pendant et après, pour éviter des séquelles sociales pouvant être sources de troubles et d’instabilité sociale.