Rachid Lasri: «Le paysage du retail ne va pas changer en surface… mais en profondeur, les équilibres bougent déjà»

Dans cette interview, Rachid LASRI dresse un état des lieux lucide et stratégique du retail de proximité au Maroc, un secteur en pleine recomposition. Face à la domination persistante des Hanouts et l’essor rapide des formats modernes, l’arrivée de Franprix et Monoprix marque un tournant majeur. Plus qu’un simple élargissement de l’offre, c’est une redéfinition des standards : qualité, digitalisation, logistique intégrée, et expérience client deviennent les nouveaux piliers d’un marché en transition. LASRI met en lumière les défis auxquels font face les commerces traditionnels, mais aussi les opportunités qu’offre une modernisation intelligente. Détails.
Challenge : Quel état des lieux dressez-vous du secteur du retail de proximité au Maroc ?
Rachid Lasri : Le secteur du retail de proximité au Maroc est aujourd’hui marqué par une dualité forte. D’un côté, les épiceries traditionnelles, nos célèbres « Hanouts » qui dominent encore largement le marché, représentant près de 80 % du commerce de détail à l’échelle nationale, particulièrement en milieu rural et périurbain. Leur succès durable repose sur la proximité, la flexibilité du service (paiement à crédit, horaires souples), et une relation personnelle forte avec les clients.
D’un autre côté, on observe une montée en puissance rapide des formats modernes et structurés comme les supérettes urbaines, enseignes spécialisées, et surtout des acteurs du hard discount comme BIM, Supeco ou le récent Kazyon. Ces nouveaux formats progressent essentiellement dans les grandes villes et zones urbaines, soutenus par une urbanisation croissante, une classe moyenne plus connectée et une pression inflationniste forte qui pousse les consommateurs à rechercher le meilleur rapport qualité-prix.
Ce marché est donc actuellement dans une phase de transition marquée, avec des enseignes modernes adoptant des stratégies très offensives (prix compétitifs, digitalisation, diversification de l’offre) et un commerce traditionnel qui doit relever le défi crucial de sa modernisation pour ne pas perdre du terrain. En résumé, le retail de proximité au Maroc est en pleine recomposition, les modèles traditionnels résistent fortement, mais les enseignes modernes gagnent progressivement du terrain, redéfinissant en profondeur les règles du jeu commercial.
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Challenge : Comment l’arrivée des enseignes Franprix et Monoprix au Maroc pourrait-elle influencer le paysage du commerce de proximité ?
R.L. : L’arrivée de Franprix et Monoprix marque une inflexion stratégique dans le paysage du commerce de proximité au Maroc. Ce partenariat entre le Groupe Casino et H&S Invest Holding ne vient pas simplement ajouter deux enseignes supplémentaires, il vient redessiner les équilibres, en installant des formats urbains codifiés, positionnés et adossés à une infrastructure logistique et une plateforme digitale nationale dédiée au commerce de proximité.
Cette double implantation va influencer le paysage de plusieurs manières : D’abord par la structuration de l’offre, ces enseignes viennent avec des concepts éprouvés, une expertise pointue sur les formats de proximité, et une capacité à segmenter finement l’offre (MDD, snacking, bio, services de quartier…). Cela pousse les acteurs existants à réinterroger leur positionnement et à professionnaliser leur approche.
Ensuite par l’effet d’entraînement, leur arrivée va créer un effet miroir sur le marché. Les enseignes historiques comme Marjane, LabelVie ou BIM devront accélérer leurs projets, innover sur leurs formats urbains et renforcer leur relation client pour ne pas perdre de parts de marché.
Enfin, par l’installation de nouveaux standards, parcours client fluide, digitalisation, synergies logistiques, valorisation de produits locaux, communication ciblée… Ces éléments vont redéfinir les attentes, mais aussi les références du marché.
Autre point clé, leur adossement à une infrastructure logistique déjà en place (Dislog Group), leur donne une longueur d’avance. Là où d’autres enseignes doivent bâtir leur écosystème, Franprix et Monoprix arrivent avec une plateforme logistique intégrée, locale et immédiatement activable. Cela réduit leur time-to-market et renforce leur compétitivité dès le départ.
En résumé, leur arrivée va accélérer la transformation du retail de proximité au Maroc. Elle agit comme un catalyseur, elle force l’écosystème à s’organiser, à se moderniser, et à se positionner clairement. Le paysage ne va pas changer en surface… mais en profondeur, les équilibres sont déjà en train de bouger.
Challenge : Comment évaluez-vous l’impact de la réintroduction de ces enseignes sur les petites entreprises et les commerces de proximité existants au Maroc ?
R.L. : L’arrivée de Franprix et Monoprix ne vise pas frontalement les petits commerces traditionnels, mais leur impact sera réel. Ces enseignes vont naturellement capter une part croissante de la consommation urbaine, en particulier dans les quartiers à fort pouvoir d’achat ou à densité élevée. Elles incarnent des modèles efficaces, lisibles, digitalisés, qui répondent à des attentes précises : praticité, qualité, disponibilité, et prix clairs via les MDD.
Face à cette nouvelle donne, les commerces de proximité existants et notamment les Hanouts sont confrontés à un double défi : S’adapter à une nouvelle génération de consommateurs, plus mobile, plus informée, plus exigeante, qui attend davantage de services, de transparence et d’expérience, même dans les achats du quotidien.
Mais aussi, faire face à une concurrence structurée, bénéficiant d’outils marketing, de logistique mutualisée, et d’une lisibilité de marque forte, là où beaucoup de petits commerçants restent isolés et peu outillés.
Cela dit, les petits commerces conservent des atouts clés, ancrage local, souplesse, lien social. Mais pour rester compétitifs, ils devront entamer un virage, mieux s’organiser, moderniser leur offre, renforcer leur visibilité locale, proposer des services à forte valeur ajoutée… voire s’adosser à des réseaux ou plateformes capables de mutualiser l’achat, le stock ou la logistique.
Le partenariat annoncé entre Casino et H&S prévoit d’ailleurs la mise en place d’une plateforme digitale nationale dédiée au commerce de proximité. Cela pourrait représenter, à terme, une véritable opportunité d’intégration ou de collaboration pour certains commerçants indépendants.
En résumé, tous les commerces ne seront pas impactés de la même manière. Ceux qui resteront passifs risquent de décrocher. Mais ceux qui sauront s’adapter, seuls ou via des alliances, vont jouer un rôle central dans le nouveau paysage du commerce marocain.
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Challenge : Avez-vous observé une évolution dans les habitudes d’achat des consommateurs marocains ? Quelles sont les principales tendances ?
R.L. : Oui, les habitudes d’achat des consommateurs marocains ont clairement évolué, et cette évolution s’est accélérée ces cinq dernières années.
On observe plusieurs tendances lourdes: Plus de mobilité, moins d’achat massif, le consommateur marocain achète plus souvent, en plus petites quantités, et plus près de chez lui. D’où la montée en puissance des formats de proximité, notamment en zone urbaine.
Une exigence croissante sur le rapport qualité-prix, l’inflation, la pression sur le pouvoir d’achat et la montée du hard discount ont rendu le consommateur plus rationnel, plus comparatif, moins fidèle aux marques, et davantage attiré par les MDD.
Une attente forte de praticité et de gain de temps, horaires étendus, accessibilité, rapidité, parcours d’achat fluide, services additionnels (paiement mobile, livraison, click & collect) deviennent des critères différenciants.
Une sensibilité plus marquée à l’image et à l’expérience client, même pour les courses du quotidien, l’environnement d’achat compte. Le concept du point de vente, l’accueil, la propreté et la clarté des prix jouent un rôle dans la préférence.
Enfin, une digitalisation croissante, le consommateur marocain est plus connecté, plus informé et plus influencé par les avis en ligne, les réseaux sociaux et les plateformes d’achat.
Dans ce contexte, les enseignes de proximité modernes jouent un rôle clé, elles répondent à ce nouveau mode de vie urbain, rapide, multi-tâches, connecté, en combinant accessibilité, gain de temps, offre ciblée et qualité de service. Elles deviennent des (points d’ancrage quotidiens), là où le supermarché ou l’hypermarché perd du terrain sur les achats d’appoint ou les courses rapides.
En résumé, le commerce de proximité est en train de passer d’un modèle purement fonctionnel à un modèle de proximité stratégique, dans lequel le lieu, le rythme, la fluidité, et la relation client pèsent autant que le produit lui-même.
Challenge : En quoi la présence de grandes enseignes comme Franprix et Monoprix modifie-t-elle les attentes des consommateurs ?
R.L. : L’arrivée de Franprix et Monoprix ne se limite pas à l’implantation de deux enseignes de plus dans le paysage marocain. Elle introduit de nouveaux standards qui redéfinissent les attentes des consommateurs urbains marocains en matière de retail de proximité.
D’abord sur la qualité, le magasin Monoprix, véhicule une image premium. Il pousse le marché à renforcer les exigences en matière de fraîcheur, d’origine des produits, de merchandising, mais aussi de confort d’achat (magasins bien agencés, parcours client fluide, ambiance). Le magasin Franprix, plus orienté sur le quotidien et la praticité, élève quant à lui la barre sur la réactivité, la disponibilité des produits essentiels et la cohérence de l’offre en zone urbaine dense.
Ensuite sur le prix, la montée de l’inflation a rendu le consommateur marocain beaucoup plus sensible au juste prix. Monoprix et Franprix devront s’adapter, notamment avec des MDD (marques de distributeur) compétitives. Et c’est ici qu’intervient un avantage décisif du partenariat avec Dislog Group. Le vrai levier de transformation, c’est la logistique.
Dislog, filiale du groupe H&S, n’est pas un prestataire externe. C’est un acteur intégré, déjà leader dans la supply chain des produits FMCG et MDD au Maroc. Il maîtrise les plateformes multi-température, la distribution urbaine, la gestion des rotations rapides et des produits frais. Autant d’éléments indispensables pour que Franprix et Monoprix puissent déployer un service fluide, rapide et rentable. Le résultat attendu : Disponibilité produit élevée, même en zone tendue, Réduction du time-to-market à l’ouverture des magasins, Meilleure maîtrise des prix grâce à une logistique mutualisée locale et Expérience client plus fluide, car moins de ruptures, plus de fiabilité.
En résumé, ce modèle intégré (retail + logistique) crée un écosystème solide, capable de répondre rapidement aux nouvelles exigences du client marocain ! Qualité constante, bon prix, service fluide, offre pertinente. L’arrivée de ces enseignes ne fait pas que modifier les attentes. Elle les structure. Et elle pousse tout le secteur à se réinventer.
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Challenge : Quels défis et opportunités le secteur du commerce de détail au Maroc doit-il relever face à cette évolution ?
R.L. : Le retail marocain est à un tournant. La montée en puissance des formats modernes, l’évolution des comportements d’achat, et l’arrivée de nouveaux acteurs comme Franprix et Monoprix ne laissent plus de place à l’immobilisme.
Les principaux défis à court terme sont clairs : La pression sur les marges, entre inflation persistante, guerre des prix, et exigences croissantes des consommateurs, les enseignes doivent préserver leur rentabilité tout en restant attractives. L’unification de l’expérience client, les consommateurs attendent une cohérence entre l’expérience physique et digitale. Peu d’acteurs ont aujourd’hui une vraie stratégie omnicanale aboutie.
La logistique du dernier kilomètre, livrer vite, bien, partout y compris en zone urbaine dense ou périphérique devient un enjeu opérationnel décisif.
La modernisation du commerce traditionnel, qui reste dominant numériquement, mais fragile en termes d’outils, d’organisation et de compétitivité.
Mais les opportunités sont tout aussi fortes :
L’essor des formats hybrides, retail + services, retail + santé, retail + loisirs, mais aussi retail + bien-être (sport, fitness, nutrition). Ces croisements répondent à de nouvelles attentes urbaines et renforcent la fréquentation des points de vente.
Le potentiel des villes intermédiaires (El Jadida, Tétouan, Kénitra, Safi…) et des zones périurbaines dynamiques reste largement sous-exploité.
L’intégration du digital dans la relation client, les programmes de fidélité, le paiement, et le marketing local peut créer un avantage concurrentiel immédiat.
La montée des MDD (marques de distributeur) constitue une arme stratégique pour concilier qualité perçue, différenciation et maîtrise des coûts.
En résumé, le commerce de détail marocain doit conjuguer vitesse d’exécution, agilité locale, montée en compétence, et structuration de l’offre. Le marché est encore jeune, mais il bouge vite. Et ceux qui sauront s’adapter intelligemment à cette nouvelle donne en investissant dans l’expérience client, l’optimisation logistique et les formats de proximité intelligents prendront une longueur d’avance durable.
Le Maroc est un laboratoire. Ce qui se joue aujourd’hui dans nos villes entre modernisation du commerce de proximité, montée du digital, formats spécialisés et nouvelles attentes consommateurs préfigure les équilibres de demain dans plusieurs pays du continent africain.
Les enseignes qui sauront combiner structuration, rapidité d’exécution et ancrage local vont clairement prendre une longueur d’avance.
Son parcours
Rachid LASRI est un expert du retail, de la distribution et du développement en franchise. Titulaire d’un Master en management de la grande distribution (France) et certifié en stratégie par HEC Paris, il dispose de plus de 20 ans d’expérience dans le développement de réseaux commerciaux, en France, au Maroc et à l’international.
Fondateur de SADURA RETAIL (France) et de SADURA AFRIDEV (Maroc), il accompagne les enseignes et groupes internationaux dans leur développement, leur implantation ou leur structuration, via différents modèles, franchise, master franchise, joint-venture ou filiale.
Son approche est à la fois stratégique et opérationnelle, ancrée dans les réalités locales, avec une expertise reconnue dans l’alignement entre modèle économique, exécution terrain et adaptation aux marchés internationaux, notamment en Afrique.
Son Actu
Le commerce de proximité marocain est à la croisée des chemins : entre résistance traditionnelle et révolution logistique, le secteur connait des mutations profondes, à l’heure où les attentes des consommateurs évoluent plus vite que jamais et où la concurrence devient plus rude que jamais.