Conseil

Afrique francophone : la fin d’un cycle pour les cabinets internationaux ?

Après PricewaterhouseCoopers, qui a retiré progressivement sa marque du marché des franchises francophones subsahariennes il y a seulement quelques mois, le géant Ernst & Young se désolidarise à son tour du marché africain. Qu’est-ce qui se passe ?

Coup de tonnerre dans le monde feutré de l’audit et du conseil en Afrique. Après PwC, qui, dans un communiqué sorti le 31 mars dernier, avait annoncé son départ de l’Afrique subsaharienne francophone, marquant ainsi un désengagement brutal de cette région, c’est au tour d’EY de mettre la clé sous la porte en Afrique francophone. Selon des informations exclusives obtenues par Confidentiel Afrique, la décision d’Ernst & Young de quitter 11 pays du réseau en Afrique francophone a été prise dans la foulée de l’avènement de l’administration Trump, en novembre 2024. Coup dur pour ce numéro 1 du marché de l’audit, de l’assurance et du conseil, qui reste la locomotive des Big Four aux côtés de KPMG, Deloitte et PwC dans la captation des revenus de portefeuilles stratégiques sur ce segment de marché en Afrique francophone subsaharienne. Sur la liste des pays visés par ce départ figurent le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Cameroun, la République démocratique du Congo, la République du Congo et la Guinée. Pourquoi subitement ces départs en cascade en l’espace de six mois ? Beaucoup de professionnels du secteur pensent que ce sont les effets directs de l’avènement à la Maison-Blanche de Donald Trump. « Derrière cette annonce se cache un mouvement plus large. Depuis plusieurs années, les grands cabinets d’audit réajustent leur présence en Afrique, jonglant entre expansion et rationalisation. Si PwC reste solidement implanté en Afrique anglophone et au Maghreb, son recul en Afrique francophone subsaharienne pourrait traduire une remise en question de la rentabilité du modèle de partenariat local », nous confie une de nos sources ivoiriennes exerçant dans le secteur du conseil.

Vers une souveraineté de l’expertise africaine ?

Le retrait de PwC Global et celui en cours d’EY peut être vu comme une opportunité déguisée. « Pour la première fois, des dizaines de bureaux de conseil, jusque-là dépendants d’une marque occidentale, doivent redéfinir leur positionnement, bâtir leur propre crédibilité et s’ancrer dans leur contexte local. Cela suppose bien sûr un effort massif de formation, de montée en compétences, de normes et de gouvernance. Mais cela peut aussi ouvrir la voie à l’émergence d’un véritable écosystème africain de l’audit, du conseil et de la régulation financière, plus aligné avec les priorités de développement locales. Car il ne s’agit pas uniquement d’un enjeu de logos sur des rapports : derrière PwC, EY, KPMG ou Deloitte se jouent des rapports d’influence, des arbitrages réglementaires, des stratégies fiscales, des décisions budgétaires. Il est temps que les États africains, les institutions régionales et les acteurs privés comprennent que l’indépendance économique passe aussi par l’indépendance de l’expertise », nous confie Michel Vialatte, conseiller en politique publique. Et d’ajouter : « Leur retrait d’Afrique a une double cause : 1) la volonté du président Trump de réduire la voilure américaine en Afrique, jugée comme un continent non prioritaire et insuffisamment bankable, hormis s’agissant des minerais et terres rares, ce qui incite les grands cabinets d’audit à anticiper ce retrait qui réduira leur propre profitabilité ; et 2) la guerre que la nouvelle administration américaine livre à ses propres majors bancaires, financiers et du conseil qui font de gros chiffres d’affaires hors des États-Unis. Mais ne nous leurrons pas ! Dans ces pays, de faux-nez émergeront, derrière lesquels se cacheront les équipes des géants qui se seront retirés. »

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Ce retrait doit être vécu non comme un affront fait à l’Afrique francophone, mais comme une opportunité exceptionnelle pour elle, car l’enjeu est double : la détention de l’information stratégique par des non-nationaux et des gains financiers énormes. Le seul marché de l’audit et du conseil dans un pays comme le Sénégal est évalué à 20 milliards de FCFA (40 millions de dollars), que se partagent pour l’instant moins d’une dizaine d’acteurs du marché, tous non-nationaux, dont le fameux Big Four.

Réduire la dépendance au conseil

En France, 271 millions d’euros étaient dépensés en prestations de conseil jusqu’à ce que le gouvernement de Macron prenne des mesures pour limiter cette dépendance. Face à la montée en puissance des cabinets de conseil dans les décisions publiques, l’État a lancé sa propre agence de conseil interne, permettant ainsi de réduire ces dépenses à 71 millions d’euros.

L’objectif : internaliser des compétences pour conduire les projets de transformation clés et faire monter en compétence les agents de l’État. Sur le continent africain, les cabinets de conseil internationaux, comme McKinsey, se sont imposés dans les administrations publiques, souvent à coups de rapports volumineux, rédigés dans un jargon complexe, voire en anglais dans des zones francophones. En 2018, McKinsey a dû s’excuser publiquement après un scandale en Afrique du Sud, où ses conseils à la société publique Eskom ont coûté 70 millions d’euros.

Dans un contexte africain où les défis de développement sont majeurs, il est essentiel de réévaluer la place du conseil externe dans les processus décisionnels publics. À l’image de la France, et du Sénégal plus récemment avec son plan de développement Made in Sénégal, les pays africains gagneraient à valoriser les compétences internes de leurs fonctionnaires. Par ailleurs, dans cette Afrique où le mot souveraineté prend de plus en plus de place dans le débat public, la mobilisation de ressources intellectuelles locales sur les chantiers stratégiques est un pas primordial.

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Bâtir sur l’expertise interne permettrait non seulement de réduire les coûts, mais aussi de s’assurer que les réflexions stratégiques soient adaptées aux réalités locales et menées par ceux qui connaissent le mieux les enjeux nationaux. Il est temps de repenser l’approche du conseil public sur le continent, pour une meilleure maîtrise des dépenses et une autonomie accrue des administrations. « Les États et leurs grandes collectivités sollicitent les cabinets de conseil pour les accompagner dans la définition, la mise en œuvre ou l’évaluation de leurs politiques publiques. Si ces prestations permettent d’accéder à une expertise pointue et à un regard externe, elles créent une véritable dépendance si aucune dynamique de transfert de compétences n’est imposée. Les majors de la profession veillent jalousement à préserver leur know-how et évitent tout transfert de compétences, tant auprès des administrations centrales de l’État que des collectivités territoriales en Afrique : ils maintiennent ainsi un lien de dépendance. C’est une question de souveraineté. » Pour Michel Vialatte, « Le moment est venu pour les États comme les collectivités africaines d’introduire dans leurs cahiers des charges d’appels d’offres des clauses imposant les transferts de compétences, au même titre que cela se fait pour les transferts de technologies dans le secteur industriel. La montée en compétence des services publics face à des défis croissants (transition numérique, sociale, écologique…) plaide pour un changement de paradigme dans la relation aux cabinets de conseil : passer d’un conseil livrant des solutions clés en main à un partenariat de transmission et d’empowerment. » Enfin, ajoute l’expert, « L’Afrique francophone regorge de jeunes talents capables, au sein de cabinets autochtones à créer — sans être de faux-nez — de se substituer aux auditeurs venus d’outre-Atlantique. »

Un marché de plus de 262 milliards de FCFA

L’Afrique subsaharienne connaît une forte expansion du marché du conseil, soutenue par une demande croissante des gouvernements et des entreprises privées. Deloitte France, en 2020, estimait la valeur du marché du conseil en Afrique francophone entre 300 et 400 millions d’euros (environ 196 à 262 milliards de FCFA). Les secteurs les plus demandeurs incluent les services financiers, la santé, les sciences de la vie, l’énergie et l’environnement, tandis que la transformation numérique et l’innovation jouent un rôle clé dans cette dynamique. En revanche, l’agriculture et les ressources naturelles restent encore sous-exploitées par les cabinets de conseil, bien qu’elles soient essentielles au développement économique de la région.

 
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