Tribune et Débats

L’impact ou l’illusion : pourquoi il faut repenser nos politiques d’inclusion

Malgré des chiffres macroéconomiques flatteurs – 4,6 % de croissance au deuxième trimestre 2025, un regain d’investissement privé, une consommation intérieure robuste – les voyants sociaux, eux, restent obstinément au rouge.

Par Hajar Eljahidi*

Le chômage des jeunes dépasse les niveaux d’avant-crise. Plus d’un million et demi de Marocains de moins de 30 ans sont aujourd’hui sans emploi, ni formation, ni parcours clair. Et contrairement à de nombreux pays où les femmes plus diplômées que les hommes restent malgré tout exclues, le Maroc cumule un double désavantage : les jeunes femmes n’ont pas nécessairement un surcroît de diplôme, et restent pourtant écartées des dynamiques économiques. Cette réalité ne découle pas d’un manque d’initiatives, mais d’un problème plus profond : l’incapacité à piloter collectivement l’inclusion économique avec une vision, une méthode, et une exigence de résultats durables.

Former plus ne suffit pas, il faut comprendre ce qu’il advient après

Depuis plusieurs années, la dynamique institutionnelle marocaine repose sur une logique de volumétrie : combien de jeunes ont été formés ? Combien d’ateliers ont été organisés ? Combien de coopératives ont vu le jour ? Ces indicateurs sont rassurants sur le papier, mais souvent creux dans la durée. Car une fois les projecteurs éteints, que devient un bénéficiaire ? Six mois après sa sortie d’un programme, a-t-il trouvé un emploi stable ? Son revenu a-t-il augmenté ? A-t-il pu développer une autonomie durable, dans la gestion de son quotidien comme dans ses aspirations ?

Ces questions restent largement sans réponse. Non pas par malveillance, mais parce que les outils de suivi longitudinal n’existent pas, ou sont sous-utilisés. Les porteurs de projets ne sont pas évalués sur l’évolution réelle des trajectoires individuelles, mais sur leur capacité à cocher les cases d’une planification annuelle. On ne pilote pas l’impact : on le présume.

Pourtant, cette approche peut et doit  être transformée. Des pays comparables ont osé ce virage. Le Ghana, par exemple, a mis en place une Youth Employment Agency (YEA) qui ne se contente pas d’“ajouter un programme”, mais structure l’écosystème d’insertion : orientation, formation, accompagnement, suivi, relais territoriaux. Un système d’information intégré et une gouvernance tournée vers l’impact réel permettent d’y mesurer la progression des bénéficiaires sur le moyen terme.

Autre exemple inspirant, les Philippines ont misé sur une alliance territoriale de l’inclusion, via leur Youth Development Alliance Framework. Chaque territoire constitue une coalition rassemblant collectivités locales, centres de formation, ONG et employeurs. Le tout structuré autour d’indicateurs d’impact précis, différenciés selon les profils : jeunes mères, décrocheurs urbains, femmes sans diplôme… Le rôle de l’État n’y est pas d’intervenir partout, mais d’agir en catalyseur d’écosystèmes, en garant de la cohérence et du suivi.

Ces modèles ont en commun une philosophie simple : on ne traite pas la question de l’emploi par la massification des formations, mais par la construction de parcours. Il ne s’agit plus de multiplier les dispositifs, mais d’en piloter les effets. D’aligner les acteurs autour d’étapes franchies, d’objectifs atteints, de changements de vie mesurables. Et cela change tout.

Le Maroc n’a pas un problème de compétence, il a un problème de transposition

Car dans d’autres secteurs, le Royaume sait parfaitement faire. L’industrie aéronautique est un cas d’école : coordination entre industriels, État, formation professionnelle, agences territoriales, autour d’un même plan, d’un même calendrier, et d’un même indicateur : l’emploi local qualifié. Quand la volonté stratégique est là, la méthode suit, et les résultats aussi.

Alors pourquoi ce qui est possible dans l’industrie devient-il si difficile à transposer dans le champ social ? Pourquoi ne parvient-on pas à appliquer la même rigueur, la même logique d’écosystème, à l’inclusion économique des jeunes ou des femmes ? Les partenaires sont là : ONG, universités, collectivités, entreprises. Ce qui manque, ce n’est ni l’expertise, ni la bonne volonté. C’est une architecture centrale, capable de donner sens et cohérence à l’ensemble. Un pilotage par les effets, et non par les moyens.

Sortir des cases, viser des trajectoires

Ce changement de cap ne se décrète pas par une circulaire. Il suppose une capacité à décloisonner les politiques publiques, à construire des alliances durables entre acteurs, et à mesurer ce qui compte : ce que les dispositifs transforment réellement dans la vie des bénéficiaires. C’est à cette condition que l’inclusion deviendra autre chose qu’un discours. C’est aussi à cette condition qu’un pays peut bâtir une politique sociale ambitieuse, à la hauteur de ses ambitions de développement.

Et pour cela, il faudra des outils. Des méthodologies robustes d’impact assessment. Des systèmes de suivi qui ne s’arrêtent pas au dernier jour du programme. Des mécanismes de redevabilité qui donnent toute sa place à l’expérience du bénéficiaire. Autant d’éléments que le Maroc saura intégrer, s’il accepte de regarder l’inclusion non comme une dépense sociale, mais comme un investissement structurant.

*Hajar Eljahidi est fondatrice d’Aligna Advisory, un cabinet de conseil spécialisé dans la stratégie d’impact social, l’inclusion économique et l’égalité de genre. Elle accompagne des institutions publiques, des organisations internationales, des entreprises privées et des acteurs de la société civile au Maroc et en Europe dans la conception de politiques inclusives et la structuration de dispositifs à impact mesurable.

 
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