Crise de l’eau. Une nouvelle approche s’impose

Dans le contexte mondial actuel, l’extension des conflits armés a tendance à mettre au second plan les vraies menaces inhérentes au réchauffement/changement climatique. C’est le cas de la «crise de l’eau» qui ne cesse de s’aggraver, jusqu’à menacer toute forme de vie sur la planète Terre.
A Figuig, un mouvement de résistance à la «marchandisation» de l’eau a été initié surtout par des femmes, «gardiennes de la mémoire collective». Cette résistance nous rappelle surtout qu’il existe des alternatives aux formules officielles proposées qui s’inscrivent souvent de la «pensée unique», c’est-à-dire la doxa néolibérale. Les alternatives ancrées dans l’histoire locale et dans les luttes sociales ont l’avantage d’offrir un mode de partage équitable de l’eau, ressource commune et vitale, tout en respectant les équilibres environnementaux/éco-systémiques, en plus de l’implication/participation des citoyens dans le processus de décision qui vise l’amélioration du «vivre ensemble». En fait, le combat de ces femmes est à la fois local et global. La crise de l’eau, à l’instar du réchauffement climatique, a cette double dimension. «Penser global et agir local».
L’eau est rare. Si le volume de la Terre est de 1 083 320 000 000 km³, l’eau, dans toutes ses formes, bien que recouvrant 71% de la surface du globe, n’est qu’une «fine pellicule», avec un volume total de 1 386 000 000 km³, soit 0,12%. Quant au volume d’eau douce liquide, soit 10 633 450 km³, elle représente 0,76% de la quantité d’eau totale sur Terre. Et l’eau douce des rivières et des lacs, soit 93 113 km³, ne représente que 0,87% du total de l’eau douce liquide. Par contre, l’eau des océans et des mers représente 96,5% de toute l’eau terrestre.
Sous l’effet du réchauffement climatique et de sa surexploitation, l’eau douce a tendance à se raréfier encore plus et à être répartie de manière plus inégale. 9 pays disposent de presque 60% de l’eau douce. Le lac Baïkal en Russie dispose de la première réserve mondiale en eau douce, soit 23 000 milliards de m³. Les 8 autres pays sont le Canada qui partage d’énormes réserves d’eau avec son voisin au sud, les Etats Unis d’Amérique, le Brésil, la Colombie, le Pérou, la Chine, l’Inde et l’Indonésie. 1/3 de la population mondiale ne dispose pas d’eau potable. En Amérique du nord, la consommation moyenne d’eau potable, par habitant et par jour, est de 250 litres. Elle est de 150 litres en Europe et d’à peine 10 litres en Afrique subsaharienne.
Au Maroc, si la quantité moyenne d’eau douce disponible par habitant et par an a été, au début des années 1960, de 2 500 m³, cette quantité a atteint 1 000 m³, en 2 000, pour atteindre aujourd’hui moins de 650 m³. Et, actuellement, le Maroc est en zone de stress hydrique très fort (entre 4 et 5). En 2020, le potentiel des ressources en eau naturelle a été de 22 MM de m3 dont 18 MM de m3 en eaux superficielles et 4 MM de m3 en eaux souterraines. Plus de 50% de cette eau se situe au nord du Maroc. Fin 2024, le taux de remplissage des barrages ne dépasse pas 25%, contre 51%, en février 2021. Après les récentes pluies en 2025, le taux de remplissage aurait presque atteint 40%. Cette situation de manque d’«eau du ciel» pousse les agriculteurs à une surexploitation des eaux souterraines/nappes phréatiques, au nombre de 130 dont 32 sont des nappes profondes et 98 des nappes superficielles. Quant aux systèmes aquifères, leur superficie atteint 80 000 km², soit presque 10% du territoire. Les eaux souterraines, constituées d’eau douce, alimentent plus de 90% de la population rurale, avec l’irrigation de 40% de la superficie agricole totale. En 2023, le volume total d’eau consommée a atteint 16,28 MM de m3, avec 89,26% destinée à l’irrigation agricole et 10,74% pour l’usage domestique, touristique et industrielle (Rapport IRES, 2024). Ainsi, de toute évidence, si urgence il y a, ce n’est pas au niveau des bains maures ou des lavages de voitures que l’économie d’eau est prioritaire. En fait, la «question de l’eau», qui n’a pas de frontière, à l’instar de l’air et de l’eau de mer, impose un bref retour à l’histoire, pour mieux comprendre l’évolution de la situation de l’eau à travers celle des modes de production et de consommation. Et tout d’abord, une évidence à rappeler : sans eau pas de vie, pas seulement humaine. A travers l’eau, l’être humain découvre principalement deux types de rapports : les rapports qu’entretiennent les humains avec la nature dont ils font partie ; et les rapports entre les humains, en tant que rapports sociaux, dans le partage de l’eau. L’analyse de ces rapports permet de comprendre, de mieux cerner et d’expliquer les vraies causes de la crise actuelle de l’eau, et surtout de mieux agir sur ces causes.
Dans la préhistoire, le rapport des humains avec la nature à travers l’eau, a été d’abord un rapport pour satisfaire un besoin vital qui est celui de boire, dans la mesure où le corps humain a un besoin d’eau permanent. Avec la découverte de l’agriculture, l’être humain a appris à apprivoiser l’eau pour irriguer la terre. Dans l’agriculture, eau et terre sont inséparables, qu’il s’agisse «d’eau du ciel», d’eau ruisselant du haut des montagnes vers le bas ou «d’eau souterraine». La rareté de l’eau va imposer aux groupes humains agriculteurs (cultures et élevages) l’adoption de règles coutumières pour y accéder de manière équitable et durable. D’où le partage de l’eau sur la base de règle coutumières (voir notamment les études et recherches de Najib Bouderbala, regroupées dans le bulletin économique et social). En Europe, l’époque féodale va être caractérisée par l’appropriation à la fois de la terre, de l’eau et des forêts (y compris le gibier) par les seigneurs féodaux. C’est la combinaison : Terre + Eau + Travail des serfs, qui va permettre aux seigneurs de créer des richesses. Le corps des serfs appartient au seigneur, alors que l’église s’occupe de leurs âmes (séparation entre le temporel et le spirituel). L’excédent créé grâce au travail des serfs est ainsi partagé entre seigneurs et prêtres. Lorsque le système féodal s’effondre, l’eau devient, dans l’économie de marché, une «ressource», un moyen de production, une marchandise, certes spécifique, dont la propriété donne des droits aux propriétaires. L’ère du capitalisme mondial, où la logique de profit n’a plus de frontières, correspond aussi à celle de la généralisation de l’exploitation des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz). C’est la principale cause anthropique du réchauffement climatique qui se traduit notamment par le dégagement des gaz à effets de serre et la hausse continue des températures au niveau mondial. Outre cette cause de nature globale qu’est le réchauffement climatique et qui fait appel à un front international, déjà en émergence, mais actuellement menacé par la propagation des mouvements populistes d’extrême droite bien connus pour leur climato-scepticisme, le combat est tout aussi local. Les femmes de Figuig illustrent ce combat. En effet, les causes locales résident dans les politiques publiques impactant la situation des ressources hydriques. Et c’est surtout le cas des politiques publiques agricoles. Aujourd’hui, la critique de ces politiques publiques n’est plus un tabou. Le rapport établi par l’Institut Royal des Etudes Stratégiques (IRES), en 2024, ainsi que le récent rapport de l’Institut Marocain de l’Intelligence Stratégique (IMIS), évoquent explicitement le lien de cause à effet des politiques publiques agricoles suivies au cours des dernières décennies, surtout le Plan Maroc Vert (PMV) et son prolongement, le Green Generation (GG), avec l’accélération de la détérioration de la situation des ressources hydriques. Néanmoins, dans les deux rapports, les critiques, bien que fondées et pertinentes, aboutissent à des alternatives qui s’inscrivent dans la proposition d’un mode de gouvernance basé sur la demande au lieu de l’offre, esquivant ainsi les véritables transformations préalables qui nécessitent des ruptures, certes économiquement et politiquement douloureuses, mais indispensables, dans une optique d’articulation du local au global.
Sur 16,28 MM de m³ d’eau consommée, en 2023, 89,26% sont destinées à l’irrigation et 10,74% à l’approvisionnement en eau domestique, touristique et industrielle ( Rapport IES, 2024). La cause principale de la crise de l’eau, au niveau local, qui évolue vers une «pénurie d’eau», est la reproduction du modèle agricole colonial, après l’indépendance. Il s’agit d’un modèle agricole productiviste et intensif en consommation d’eau, tourné principalement vers l’exportation de produits agricoles «aquavores» et source de devises. L’«agriculture néocoloniale» n’a pas pour principal objectif de répondre aux besoins fondamentaux de la population tout en préservant les équilibres environnementaux. C’est une agriculture qui obéit à une logique de maximisation du taux de profit à court terme, au détriment des besoins fondamentaux de la population et de la durabilité des ressources et des écosystèmes naturels. C’est donc une logique néocoloniale destructive, inhérente à des intérêts de classes qui n’ont rien à voir avec l’intérêt général de la nation.
Les vraies solutions ne résident pas dans le remplacement de la politique de l’offre de l’eau par celle de la demande. Elles se situent nécessairement dans une nouvelle approche participative où l’être humain et la protection de l’environnement sont au centre des politiques publiques, y compris la politique agricole et la politique de l’eau.