Chronique | Le Monde qui vient - Notes de lecture

Quelle civilisation à l’ère de l’Homme numérique ? [Par Eric Besson]

« On peut ainsi, en fermant les yeux, imaginer un monde où la reconnaissance faciale dispensera de montrer son passeport dans les aéroports ou de faire la queue à la caisse d’un supermarché, où la gestion algorithmique de la circulation supprimera les embouteillages grâce à des voitures autonomes communiquant entre elles, où des applications permettront l’automédication sauf dans les cas graves dont le médecin sera immédiatement alerté, un monde où des banques sans guichets monitoreront en temps réel vos comptes et dont les algorithmes vous proposeront des crédits à des taux reflétant un score financier mis à jour continuellement ».

Cette vision, dont nous ne sommes aujourd’hui pas si éloignés, ne faisait pas peur à Daniel Cohen, économiste reconnu, fondateur de l’Ecole d’Economie de Paris, classé parmi les économistes « de gauche » adeptes de « l’économie sociale de marché », malheureusement décédé en 2023. Un homme attachant, humaniste dont « Homo Numericus, La civilisation qui vient » (Editions Albin Michel, 2022) aura été le dernier ouvrage. Il porte l’empreinte de la méthode Daniel Cohen : enrichir sa maîtrise de la science économique de l’apport d’autres sciences humaines : histoire, psychologie, sociologie notamment.
Ce qui préoccupait visiblement Daniel Cohen ce n’était donc pas le progrès technique ; il en connaissait l’histoire, le lien entre progrès technique et progrès social. Mieux que quiconque il savait comment la machine à vapeur ou l’électricité, pour s’en tenir à elles, avaient permis les premières révolutions industrielles et amélioré les conditions de vie de ceux qui en avaient bénéficié, comment les gains de productivité de la société industrielle avaient été la base d’une élévation du niveau de vie moyen et d’une réduction progressive des inégalités. Mais demain ? De quoi est porteuse cette troisième révolution industrielle, la révolution numérique, née des ruptures technologiques majeures de la fin du siècle dernier dans l’information et la communication (les fameuses NTIC), désormais soumises à l’accélération de l’Intelligence Artificielle, bientôt de l’ordinateur quantique ? Devons-nous nous réjouir ou nous inquiéter de la « civilisation qui vient », celle dont est porteur Homo Numericus, l’Homme numérique ?

Lire aussi | Ce qui nous attend [Par Eric Besson]

Théoriquement, les bienfaits de cette révolution devraient bénéficier à l’humanité entière. Internet, les bibliothèques numériques, les MOOC (cours en ligne à distance), les réseaux sociaux, ne sont-ils pas la promesse d’un accès universel à la connaissance, aux grandes œuvres de l’humanité, à l’information ? Sur le plan démocratique, ne sommes-nous pas mieux dotés que jamais pour bâtir des sociétés moins hiérarchiques, « plus horizontales », où la parole de chacun est écoutée et prise en compte, où le débat collectif éclaire et précède la délibération ? Daniel Cohen semble en douter, et, à le lire, très vite le lecteur aussi. Sur le plan économique d’abord, il constate brutalement que la révolution numérique, censée améliorer les conditions d’existence des sociétés avancées, offre finalement « le paradoxe d’une technologie appauvrissante ». Pour preuve, aux Etats-Unis, où cette révolution est née, « le salaire ouvrier n’a pratiquement plus progressé au cours des cinquante dernières années ». Comment expliquer ce paradoxe ? D’abord par l’externalisation des tâches les moins qualifiées. Les entreprises porteuses de cette révolution numérique ne conservent en leur sein que les fonctions à grande valeur ajoutée. Apparaissent ainsi des « firmes superstars » dont le contenu en emploi est faible ». Ensuite parce qu’il est « beaucoup plus difficile de générer des gains de productivité dans une société de services que dans une société industrielle ». Première conséquence : cet « essoufflement général des gains de productivité se traduit à terme, inéluctablement, par un ralentissement de la progression des salaires ».

Seconde conséquence : « l’affaiblissement continu des emplois intermédiaires ». Dans tous les pays développés, « les emplois créatifs », tout en haut de l’échelle sociale, ont été les mieux traités. Ce sont les traders, les joueurs de foot, les producteurs d’algorithmes qui sont les grands gagnants du monde contemporain. Tous ceux qui peuvent utiliser les techniques numériques pour augmenter sans limites la taille de leur public ont bénéficié du nouveau monde qui s’installe ». A l’autre bout de la chaîne, « en bas de l’échelle sociale, ce sont les activités « sensibles » d’aide à la personne, de premiers de « corvée », qui ont le plus augmenté en nombre, tout en restant très mal payées ». Conséquence politique majeure : ce processus a, enfin, provoqué « l’érosion de la classe moyenne », la privant des « perspectives de promotion » qui lui étaient promises, entraînant un vrai choc doublé d’une « perte de confiance ».
Quid du renouveau démocratique que devait engendrer la révolution numérique ? Là encore le désenchantement de l’auteur est palpable : « loin de faire advenir une nouvelle agora, un lieu de discussion où les informations circulent et s’échangent, les réseaux sociaux provoquent une radicalisation totalement imprévue du débat public. Les discours haineux contre ses adversaires sont devenus la norme de ces nouvelles « conversations ». Ce ne sont pas des informations que l’on cherche sur le Net mais des croyances que l’on consomme comme un bien ordinaire, chacun trouvant dans le grand magasin numérique la vérité qui lui convient, comme dans la pièce de Pirandello ».

Lire aussi | L’Indo-Pacifique, nouveau centre de gravité du monde [Par Eric Besson]

Daniel Cohen ajoute à ce sujet : « les réseaux sociaux ne sont en réalité pas du tout intéressés par l’information au sens ordinaire du terme. Ce qu’ils produisent en ligne ce sont des croyances qui flattent la sensibilité de leurs membres ». Comment, dans ces conditions, faire une vivre une démocratie lorsque nombre de citoyens se contentent, en guise d’information, de quelques extraits de vidéos ou de pseudo-analyses de 30 secondes sur les réseaux sociaux, incapables de s’interroger sur la source de cette « information » et réceptifs à toutes les manipulations, toutes les « fake news » ?
La haine en ligne n’épargne aucun sujet. Celui qu’évoque l’auteur, visiblement sensible au style de Federer, n’est pas le plus dramatique : « même dans les cercles aussi innocents que celui des amateurs de tennis, on ne peut qu’être frappé par la violence qui s’y exprime, les fans de Nadal faisant preuve d’une haine obscène à l’égard des admirateurs de Federer ou Djokovic ». Mais, comme le rappelle à juste titre Daniel Cohen, la démocratie n’est pas que l’existence d’un droit de vote : « la démocratie est à la fois un mode de gouvernement et un art de vivre ensemble ». Or les diffuseurs, c’est vrai sur le Net comme à la télévision, ont, eux, intérêt à l’outrance, à la querelle ; un bon clash, ce sont des chiffres de fréquentation en hausse, une visibilité accrue et, à la clé, de la publicité à venir. « Les réseaux sociaux sont dévorés par une économie qui exige le spectaculaire, la détestation de ses rivaux ». Prenons garde nous dit l’auteur : « la révolution numérique porte à son paroxysme la désintégration des institutions qui structuraient la société industrielle, qu’il s’agisse des entreprises elles-mêmes, des syndicats, des partis politiques ou des médias ».

Psychologiquement, cette nouvelle ère rend l’homme numérique « à la fois solitaire et nostalgique, libéral et antisystème. Il est pris dans le piège d’une société d’individus voulant échapper à leur isolement en constituant des communautés fictives ». Cet « Homo Numericus » est à la fois « irrationnel et impulsif ». Dans son livre « La Fabrique du crétin digital », Michel Desmurget posait un diagnostic proche : « trop d’images, trop de sons et de sollicitations provoquent des déficits de concentration, des symptômes d’hyperactivité et des conduites addictives ».
Face à cette « civilisation qui vient », et qui visiblement ne lui plait guère, l’auteur cherche à se rassurer et à nous rassurer. Evoquant le rapport des humains à l’Intelligence Artificielle, dont il pressent l’immense potentiel de développement, Daniel Cohen rappelle ce qu’il estime être un « élément décisif » : « l’homme n’est pas seulement esprit ; à la différence des machines, il pense dans un corps ». De ce fait les humains continueront, pense-t-il, à avoir besoin de « ressentir les choses », par des émotions, « avant de décider ce qui est bon pour eux ». Il veut aussi croire que l’homme n’acceptera pas éternellement sa solitude numérique bercée de communautés de réseaux. L’animal social qui sommeille en lui continuera à avoir besoin de vrai dialogue : « c’est dans les discussions avec autrui, lorsque nous sommes sollicités par la parole de notre interlocuteur, que nous nous sentons éveillés. La raison est aiguisée lorsque nous cherchons à construire des arguments pour convaincre les autres, qui nous permettent de lutter contre nos propres préjugés ».

Lire aussi | Un monde à refaire ? [Par Eric Besson]

Quelle place, dans la civilisation qui vient, pour l’humanité face au déferlement annoncé de l’Intelligence Artificielle et des robots ? Daniel Cohen plaidait pour ce qui lui paraissait être une voie de « sagesse », « un partage des tâches efficient entre l’homme et la machine ». Aux humains les tâches de « bon sens », de créativité, de relation à autrui. Aux machines, les tâches routinières, laborieuses et le calcul. Vision sans doute utopique. Ce n’est pas faire offense à la mémoire de Daniel Cohen et de son œuvre que de dire que ce qui aura été son dernier livre, passionnant sur beaucoup de thèmes (comme par exemple, sa synthèse de 10.000 ans de « sociétés agraires », issues de la révolution de l’agriculture) n’offrira que peu de réconfort au lecteur qu’inquiéterait « la civilisation qui vient ». L’avenir d’Homo Numericus n’est pas encore écrit.

 
Article précédent

Le Roi Mohammed VI remet les dahirs de nomination aux nouveaux ambassadeurs

Article suivant

Oser creuser dans la complexité