Ahmed El Bouari: «La question de la consommation des ressources en eau par l’agriculture mérite d’être recadrée»

Dans un contexte de sécheresse persistante et de raréfaction des ressources, la question de l’eau est au cœur des préoccupations agricoles au Maroc. Ahmed El Bouari, ministre de l’Agriculture, de la Pêche maritime, du Développement rural et des Eaux et Forêts, revient sur les efforts engagés pour adapter l’agriculture marocaine au stress hydrique. Il alerte sur la pression croissante entre les différents usages de l’eau – potable, industriel, agricole – et défend une stratégie équilibrée visant à concilier souveraineté alimentaire et préservation des ressources. Irrigation économe, dessalement, interconnexions hydrauliques, modernisation des réseaux : des leviers structurels sont activés pour sécuriser l’avenir du secteur. À l’heure où «chaque goutte compte», l’agriculture marocaine n’a d’autre choix que d’entrer pleinement dans une ère d’efficacité et de résilience.
Challenge :Le stress hydrique reste un enjeu majeur, aggravé par les sept années de sécheresse. Quel impact ont eu les précipitations tardives de mars dernier sur la campagne agricole en cours ?
Ahmed El Bouari : Malgré le démarrage tardif et difficile de la campagne agricole en cours, les pluies importantes enregistrées au cours du mois de Mars et le début d’Avril permettront de sauver la campagne agricole. En effet, le cumul pluviométrique au 15 Avril 2025 a atteint 287 mm, soit une hausse de 12% par rapport à la campagne précédente et une baisse de 21% par rapport à une année normale.
En effet, et grâce aux pluies des mois de Mars et début Avril, les principales filières connaîtront une augmentation significative par rapport à la campagne précédente.
Pour les céréales, l’augmentation de la récolte céréalière par rapport à la campagne précédente est due principalement à l’amélioration des rendements de l’ensemble des espèces et les superficies cultivées au niveau des régions de Fès-Meknès, Rabat-Salé-Kénitra et Tanger-Tétouan-Al Houceima.
Le maraichage poursuivra sa bonne performance grâce aux efforts conjoints du Ministère et des professionnels dans le cadre de programme du soutien aux filières végétales. Ainsi, la situation hydrique améliorée au mois de Mars et Avril permettra de respecter les programmes d’assolement du printemps et d’été, assurant par conséquent l’approvisionnement normal et régulier du marché national en légumes.
En ce qui concerne l’arboriculture fruitière, les précipitations de mois de mars et avril sont grandement bénéfiques puisqu’elles coïncident avec la période de floraison des principaux arbres tels que l’olivier, les agrumes et les amandiers. De plus, l’amélioration des réserves hydriques notamment au niveau des principaux bassins de production permettra d’assurer une bonne croissance des fruits et d’enregistrer des récoltes prometteuses.
Quant au secteur de l’élevage, la situation devrait s’améliorer par rapport à 2024 suite à l’amélioration de l’état des parcours et la poursuite de la mise en œuvre du programme de reconstitution du cheptel national. Les pluies de Mars et début Avril, qui coïncident avec la période des agnelages des petits ruminants, auront un impact positif sur l’offre fourragère soulageant ainsi la trésorerie des éleveurs.
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Challenge : Comment le ministère gère-t-il la question essentielle de la gestion de l’eau dans l’agriculture, tout en s’alignant avec les objectifs du Royaume en matière de développement agricole ?
A.E.B : L’eau est un facteur de production essentiel à l’agriculture qui occupe une place primordiale dans le tissu économique, social et environnemental du pays ainsi que sa mission d’assurer la sécurité alimentaire pour la population marocaine.
Les ressources en eau au Maroc restent limitées avec une irrégularité spatiale et temporaire de plus en plus accentuée par les sècheresses, les effets des changements climatiques et la demande croissante.
Après 6 années successives de sécheresses et la pression démographique croissante, la relation entre l’eau et l’agriculture se pose avec plus d’acuité en termes de résilience des systèmes d’approvisionnement en eau et de pérennisation de l’agriculture irriguée.
En effet, en raison des besoins croissants des villes en eau, les compétitions entre les usages de l’eau se sont exacerbées ces dernières années, ce qui pèse lourdement sur l’agriculture irriguée avec des restrictions d’eau sans précédent dans plusieurs bassins agricoles stratégiques comme la Moulouya, les Doukkalas, le Tadla, le Haouz, le Souss Massa et même le Gharb.
Ces grands ensembles irrigués, qui jouent un rôle déterminant dans la sécurité alimentaire du pays notamment pour le lait, la viande rouge, le sucre, les fruits et légumes de saison et les semences de céréales, sont également pourvoyeurs d’emplois et précurseurs de développement territorial.
Les stratégies poursuivies ces dernières décennies sous la voie éclairée de Sa Majesté le Roi que Dieu l’assiste, dans le cadre du Plan Maroc Vert et de la Stratégie Génération Green ont permis d’améliorer la productivité de l’eau et la résilience des systèmes de production et de faire face à une sécheresse sévère et persistante sur 6 années successives.
Challenge : La 17e édition du SIAM met en avant comme thème principal : « Agriculture et monde rural : L’Eau au cœur du développement durable ». Cela signifie-t-il qu’il est désormais urgent de réformer la gestion de l’eau dans l’agriculture, en réponse aux pressions croissantes sur les ressources en eau et aux défis environnementaux ?
A.E.B : La gestion de l’eau en agriculture a toujours été une priorité des stratégies agricoles à travers les programmes volontaristes de maîtrise de l’eau, de généralisation des techniques d’irrigation économes en eau et de développement de la petite agriculture dans les zones les plus vulnérables.
Pour faire face à la diminution des ressources en eau allouées à l’agriculture et rétablir l’équilibre entre les besoins en eau agricole et les ressources mobilisables, les pouvoirs publics ont adopté des plans de développement et d’accélération des investissements, dans le cadre de la stratégie agricole Génération Green et du Programme National d’Approvisionnement en Eau Potable et d’Irrigation PNAEPI 2020-2027.
Ces plans, ont actionné 2 principaux leviers complémentaires :
• La poursuite et le renforcement de la gestion de la demande (amélioration de l’efficience et promotion des techniques d’irrigation économes en eau) ;
• L’augmentation de l’offre hydrique (recours au dessalement de l’eau de mer, en mobilisant 1,7 milliard de mètres cubes pour alléger la pression sur l’eau destinée à l’irrigation).
Pour sécuriser un stock hydrique stratégique à l’activité agricole, quatre programmes sont mis en œuvre sur la période 2020-2030:
• Le programme de modernisation des réseaux d’irrigation collectifs et de promotion des techniques d’économie d’eau (Objectif : Reconversion de 350 milles hectares vers le goutte-à-goutte, soit 1 million d’hectares d’irrigation localisée) ;
• Le programme d’extension et de réhabilitation des réseaux d’irrigation sur près de 272.500 ha associés aux barrages, et aux périmètres de la petite agriculture irriguée situés essentiellement dans les zones fragiles de montagne et dans les oasis ;
• Les grands projets d’interconnexion entre les bassins et entre certains barrages et les systèmes d’approvisionnement en eau pour réduire les pertes en mer des ressources en eau ;
• La promotion du partenariat public privé surtout pour le renforcement des ressources en eau non conventionnelles par la réalisation de grandes stations de dessalement de l’eau de mer (Chtouka et Dakhla).
Ces programmes contribuent à apporter des réponses et des solutions structurelles à la gestion de la rareté de l’eau et du stress hydrique dans l’agriculture qui s’accentuent sous l’effet des changements climatiques et des pressions croissantes sur les ressources en eau.
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Challenge : Au Maroc, l’agriculture consomme 89,26 % des 16,28 milliards de m3 d’eau utilisés chaque année, une situation particulièrement préoccupante dans les zones rurales. Face à cette forte demande et à la dégradation des nappes phréatiques, quelles mesures doivent être prises pour adapter l’agriculture marocaine aux défis de la rareté de l’eau et du changement climatique ?
A.E.B : La question de la consommation des ressources en eau par l’agriculture mérite d’être recadrée et bien posée pour éviter certaines idées sur la consommation de l’eau en agriculture. Tout d’abord, il convient de distinguer la demande en eau prévue dans les documents de planification de l’eau, de la consommation effective de l’eau par l’agriculture, et sur ce point, le volume annuel de 16,28 milliards de m3 d’eau correspond à la demande en eau formulée dans les documents de planification de l’eau mais qui n’est satisfaite que partiellement par le secteur.
En d’autres termes, l’agriculture n’est qu’un paramètre d’ajustement dans l’allocation des ressources en eau des barrages. Ce qui fait que depuis plusieurs décennies à cause de la baisse des apports d’eau aux barrages, l’agriculture irriguée est le secteur qui est le plus lourdement impacté par les restrictions allant jusqu’à l’arrêt d’irrigation, notamment le périmètre de Doukkala.
Même le périmètre irrigué de la plaine du Gharb, pourtant bien pourvu en eau, s’est vu imposé des restrictions sévères ces dernières années à cause des règles d’allocations de l’eau donnant la priorité absolue à l’eau potable au moins pour 2 années sans restriction.
En effet, la demande en eau agricole à partir des barrages est estimée par les documents de planification de l’eau à 5 milliards de m3, alors que les volumes effectivement utilisés pour l’irrigation à partir des barrages ne sont que de 2,7 milliards de m3 en moyenne sur la période de 30 ans, soit 50% des besoins.
En situation de pénurie d’eau comme c’est le cas ces 6 dernières années de sécheresse, les fournitures d’eau à l’irrigation ont enregistré une forte baisse et les volumes d’eau affectés aux périmètres irrigués n’ont pas dépassé 1,65 milliard de m3 en moyenne, soit à peine 30 % des fournitures d’eau à partir des barrages.
Afin de renforcer la résilience des systèmes d’approvisionnement en eau potable et l’irrigation, le Programme national d’approvisionnement en eau potable et d’irrigation (2020-2027), a adopté une approche équilibrée permettant de concilier la sécurisation de l’eau potable et la pérennisation de l’eau pour l’irrigation à travers :
– La poursuite et le renforcement de la gestion de la demande (amélioration de l’efficience et promotion des techniques d’irrigation économes en eau) ;
– L’augmentation de l’offre hydrique (recours massif au dessalement de l’eau de mer, en mobilisant 1,7 milliard de mètres cubes pour alléger la pression sur l’eau destinée à l’irrigation).
Ces programmes permettront de soulager le déficit hydrique dans les périmètres irrigués et réduire la pression sur les ressources en eau souterraines à travers :
– La réduction du déficit hydrique enregistré dans les périmètres irrigués, ce qui contribuera à renforcer la résilience de l’agriculture face aux changements climatiques et renforcer la contribution à la souveraineté alimentaire
– L’adoption d’un mix hydrique diversifié d’eau souterraine, eau superficielle et eau dessalée dans les zones affectées par le stress hydrique.
Sa Majesté le Roi Mohammed VI, que Dieu L’assiste, dans son discours adressé à la Nation à l’occasion du 19ème anniversaire de l’accession du Souverain au Trône, a réaffirmé les priorités stratégiques pour faire face à ces défis et a appelé à accélérer leur mise en œuvre à travers les hautes orientations :
> La mise à jour des leviers de la politique nationale de l’eau pour répondre à l’accroissement des besoins et des contraintes ;
> L’accélération des grands projets d’interconnexion des bassins hydrauliques ;
> L’accélération de la réalisation des stations de dessalement ;
> Le développement des projets d’énergies propres pour assurer une gestion durable des ressources énergétiques.
Challenge : Cinq ans après son lancement, quel bilan dressez-vous de la stratégie « Génération Green (2020-2030) » en termes d’emplois créés, de valeur ajoutée dans le secteur agricole, d’entrepreneuriat des jeunes et d’offre exportable ?
A.E.B : Grâce aux stratégies adoptées, le Plan Maroc Vert puis Génération Green, l’agriculture marocaine a considérablement progressé : elle s’est diversifiée, modernisée et elle est devenue plus compétitive. En effet, la valeur ajoutée agricole s’est doublée, la sécurité alimentaire s’est renforcée et l’équivalent de 300.000 emplois agricoles ont été créés.
Pour le volet entrepreneuriat, la stratégie Génération green vise à améliorer l’attractivité du secteur agricole aux jeunes et favoriser l’auto-emploi.
Dans ce cadre, 25 centres régionaux d’entrepreneuriat des jeunes, agricoles et agro-alimentaires ont été mis en place pour accompagner les jeunes durant tout le processus de montage de leurs projets. Ainsi, à fin 2024 près de 40 200 jeunes ont été sensibilisés et les plans d’affaires de 5000 jeunes ont été validés.
En outre, des mesures de financements spécifiques aux jeunes ont été déployées dans le cadre du Fonds de Développement Agricoles FDA, dont celles spécifiques à la valorisation des terres collectives au profit des jeunes et des membres des collectivités ethniques, du dispositif de l’Agriculture Solidaire ainsi que des initiatives telles que l’INDH……
Ceci a permis l’accès aux financements publics de près de 8000 jeunes dont 26% ayant bénéficié du FDA et 68% du dispositif de l’Agriculture solidaire et l’accompagnement de 112 coopératives entrepreneuriales de production et de services.
Sur le volet formation, une feuille de route a été élaborée pour la formation de 10 000 lauréats dans l’enseignement supérieur et 140 000 dans la formation professionnelle avec le développement de modules spécifiques à l’entrepreneuriat des jeunes. A fin 2024, le nombre de lauréats est de 2500 pour l’enseignement supérieur et 36 000 pour la formation agricole.
Quant à l’offre exportable en produits agricoles, le volume des exportations des produits agricoles a atteint 3,6 millions de tonnes en 2024, soit une croissance de +17% par rapport à 2020 malgré le contexte international et climatique difficile. Cette tendance à la croissance a concerné toutes les familles des produits et toutes les destinations.
Les exportations marocaines de produits agroalimentaires ont atteint 85,7 milliards de dirhams en 2024, soit une hausse de 4% par rapport à l’année 2023, consolidant ainsi la position du pays dans ce secteur.
En outre, le Maroc s’est imposé comme un acteur majeur sur le marché mondial des produits agroalimentaires, se classant parmi les principaux exportateurs. Le Maroc maintient ainsi son positionnement parmi les leaders mondiaux dans plusieurs catégories de produits dont notamment :
– Le 1er exportateur mondial des Haricots verts, de conserves de câpres et d’huile d’argan ;
– Le 3ème exportateur mondial des Framboises ;
– Le 4ème exportateur mondial de tomates fraiches ;
– Le 5ème exportateur mondial de petits fruits, d’agrumes et de pastèques ;
– Le 8ème exportateur mondial de myrtilles fraiches ;
– Le 10ème exportateur mondial de Fraises ;
– Le 12ème exportateur mondial d’Avocats.
Challenge : La stratégie Génération Green met également l’accent sur la durabilité du développement du secteur, notamment en consolidant les filières agricoles. Quels progrès avez-vous observé à ce niveau ?
A.E.B : La stratégie Génération vise de renforcer la durabilité du développement agricole, notamment à travers son 2ème fondement visant :
– La consolidation des filières de production par la mise en œuvre de 19 contrats programmes de développement de filières conclus avec les interprofessions ;
– L’amélioration des circuits de commercialisation et de distribution, dont notamment l’achèvement du marché de gros de Rabat et le lancement de plusieurs marchés de gros et d’abattoirs, dont 17 ont été agréés ;
– Le développement d’une agriculture résiliente et eco-efficiente à travers :
• L’amélioration de la valorisation et de l’efficacité hydrique par :
> Le développement des techniques économes en eau pour couvrir 70% du potentiel irrigable en 2030. Actuellement, 54% de la superficie sous irrigation est équipée ;
> Le développement de l’offre en eaux par la construction de nouveaux barrages, la réalisation d’ouvrages d’interconnexion entre bassins et de stations de dessalement de l’eau de mer. Dans ce cadre, on note la réalisation de la station de dessalement de Chtouka et la réalisation en cours de celle de Dakhla ;
> L’extension de l’irrigation à l’aval des barrages sur plus de 32 000 ha dont 18 100 achevés.
• La promotion des pratiques durables et résilientes aux changements climatiques par:
>La diversification variétale avec le développement actuellement de près de 23 variétés de céréales et de légumineuses dont 50% tolérantes à la sécheresse ;
>La promotion des pratiques de conservation des sols, notamment le semis direct sur 1 million d’Ha à l’horizon 2030 dont 118 077 Ha réalisés ;
>La protection des territoires sensibles (oasis, zones de montagnes et parcours).
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Challenge : Enfin, quel état des lieux faites-vous de l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes exploitants agricoles ?
A.E.B : La stratégie « Génération Green 2020-2030 » accorde une priorité au capital humain à travers des axes structurels qui s’articulent autour de l’émergence d’une nouvelle génération de classe moyenne agricole, l’émergence de jeunes entrepreneurs et le renforcement des organisations professionnelles agricoles.
En effet, la stratégie Génération Green vise l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes exploitants et de sociétés de services agricoles, para-agricoles et de transformation par :
– La facilitation de l’accès au foncier (exemple des terres collectives) et au capital (incitations de l’Etat via le Fonds de Développement Agricole et dispositif de l’agriculture solidaire) ;
– L’accompagnement financier et technique à travers 25 centres régionaux d’Entreprenariat des jeunes créés. A date, 5000 jeunes ont leur business plan validés.
– La valorisation de près d’un million d’Ha en 2030 de terres collectives dans le cadre de la location et de la melkisation en bour et en irrigué au profit de 45 000 jeunes. Dans ce cadre, l’État a instauré des aides spécifiques à l’investissement et à la location, au profit des jeunes et des membres des collectivités ethniques des terres collectives.
– Le renforcement de la formation agricole par la formation de 10 000 lauréats dans l’enseignement supérieur et 140 000 lauréats dans la formation professionnelle d’ici 2030. Entre 2020 et 2024, on note que :
> 2500 diplômés dans l’enseignement supérieur et plus de 36 000 dans la formation professionnelle ont été formés.
> 3 établissements de formation professionnelle agricole ont été créés dont 2 en partenariat public-privé.